
Propriété industrielle : l’interprofessionnalité ne va pas bousculer le marché français
Après l’échec du projet de fusion des deux professions en 2010, avocats et conseils en propriété industrielle pourront bientôt travailler ensemble au sein de structures interprofessionnelles. Une possibilité ouverte par la loi Macron, mais qui ne semble pas devoir révolutionner le paysage de la PI en France, où les acteurs du marché n’ont pas attendu la réforme pour organiser leur nécessaire collaboration.
Après l’entrée en vigueur des dispositions de l’article 65 de la “loi Macron”, adoptée en juillet 2015, les professions réglementées du droit et du chiffre vont pouvoir s’essayer à l’interprofessionnalité. Ce dernier vise en effet à « faciliter la création de sociétés ayant pour objet l’exercice en commun de plusieurs des professions d’avocat, d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, de commissaire-priseur judiciaire, d’huissier de justice, de notaire, d’administrateur judiciaire, de mandataire judiciaire, de conseil en propriété industrielle et d’expert-comptable ». Le gouvernement a désormais jusqu’au 7 avril 2016 pour prendre par ordonnance les mesures nécessaires à la mise en œuvre de ces dispositions.
Pour les avocats et les conseils en propriété industrielle (CPI), cette volonté de rapprocher les deux professions n’est pas nouvelle. Dernier épisode en date : le projet de fusion des deux professions, avorté in extremis en 2010. Non sans avoir au préalable profondément divisé les professionnels de la PI, opposant les tenants de l’interprofessionnalité aux partisans de la fusion. « L’interprofessionnalité permet d’agir ensemble, avec nos compétences et nos cursus différents, au service d’un même dossier, plaide Philippe Blot, conseil en propriété industrielle, associé au sein de Lavoix. La fusion, c’était la négation de nos deux professions. »
Les pouvoirs publics ayant finalement tranché en faveur de l’interprofessionnalité, quel sera l’impact sur le marché de cette nouvelle possibilité offerte aux acteurs de la PI ? Pour l’heure, l’accueil de la réforme est tout à la fois positif… et circonspect. « C’est un arbitrage assez malin, estime ainsi Pierre Breesé, président du cabinet en propriété industrielle IP Trust (nouvelle dénomination de Fidal Innovation), mais ce n’est qu’une évolution cosmétique, qui apporte un peu de flexibilité tout en préservant le cadre de chacune des deux professions réglementées. »
Sur le terrain, des solutions pragmatiques
« Il y a un besoin de travailler ensemble, ne serait-ce que pour le contentieux, témoigne Grégoire Desrousseaux, ancien CPI devenu avocat, associé d’August & Debouzy. Et dans de nombreux dossiers, l’avocat a besoin d’un CPI pour sa vision fine du problème technique. » De fait, sur le terrain, les acteurs de la PI se sont déjà organisés pour répondre à ce besoin. Certains ont ainsi organisé une intégration très poussée au sein de structures jumelles – cabinet d’avocats d’un côté, cabinet de CPI de l’autre –, dont l’éventuelle fusion au sein d’une société interprofessionnelle n’entraînera pas de révolution mais sera source de simplification.
Chez Lavoix, par exemple, tout est d’ores et déjà conçu pour gommer les différences entre les structures : standard téléphonique, bureau d’accueil et salles de réunion communs, et une seule plaque – “Lavoix” – vissée sur la façade de l’immeuble de la place Estienne-d’Orves qui héberge les deux structures à Paris. Mais « cela ne pourra que mieux fonctionner avec une seule et même structure », affirme Cyrille Amar, avocat, associé de Lavoix. De même, Caroline Casalonga, managing partner de Casalonga Avocats – dont les bureaux sont situés en face de ceux de Casalonga CPI, de part et d’autre de l’avenue Percier à Paris –, est enthousiaste : « Cela ne changera rien pour nos clients qui bénéficient déjà des avantages d'une équipe mixte, avec des conseils et des avocats. En revanche, cela nous facilitera le travail en interne et devrait réduire les coûts de structure. »
Autre alternative – fonctionnelle – à la création d’une structure interprofessionnelle : « Les cabinets de CPI peuvent accueillir un avocat – minoritaire – dans leur capital, et les avocats peuvent s’attacher les services d’un CPI ou recruter un ingénieur », explique Pierre Breesé. Enfin, pour répondre à ce besoin de travailler ensemble, avocats et CPI peuvent également choisir de tisser des relations privilégiées entre cabinets.
Chacun s’accorde par ailleurs à souligner que, moins que la forme de la structure d’exercice, c’est avant tout la qualité des équipes qui prime. Chez Lavoix, Cyrille Amar file la métaphore marine : « Je ne suis pas marin mais lorsque je vais au Salon nautique, je rêve devant de beaux voiliers taillés pour traverser l’Atlantique. Je sais pourtant que, sans l’équipage, je ne m’y aventurerais pas. Les structures d’exercice, c’est la même chose : l’important, c’est l’équipage. » « Même si certains cabinets décident de se rapprocher pour créer une structure commune, ceux qui cabotaient non loin du port ne pourront toujours pas traverser l’Atlantique », ajoute Philippe Blot. Un avis partagé par Grégoire Desrousseaux, qui doute que la réponse tienne à la forme de la structure d’exercice, notamment dans le domaine du contentieux brevet, où la relation intuitu personae est très forte : « C’est un contentieux de spécialistes et, pour les dossiers importants, les clients connaissent parfaitement les acteurs. » La PI, « c’est un tout petit monde », rappelle Pierre Breesé.
De multiples freins
Autre possible frein à la création de structures interprofessionnelles : la différence “culturelle” entre avocats et CPI brevets, ingénieurs de formation. « Mélanger les CPI et les avocats, c’est comme mélanger l’huile et l’eau : ça peut faire une émulsion originale, mais c’est instable, explique Pierre Breesé. Nos approches sont différentes. Les cabinets de CPI ont une organisation plus proche du monde industriel. Les avocats sont, viscéralement, des professions libérales. Ce sont deux cultures d’entreprise différentes. » « Nous n’avons pas la même formation mais au-delà, ce qui nous différencie vraiment, c’est la forme du discours, la façon de parler : l’avocat est habitué à parler aux magistrats, le CPI à l’Office des brevets, c’est assez différent dans l’approche », souligne Grégoire Desrousseaux, qui évoque également des « méthodes de management » bien différentes, qui expliqueraient que peu de CPI brevets aient envie de rejoindre un cabinet d’avocats. Contrairement aux CPI marques, juristes de formation, qui hésitent moins à franchir le Rubicon.
Autre difficulté : « certains cabinets d’avocats spécialisés sont nourris par les contentieux apportés par les CPI », rappelle Caroline Casalonga. Et pour ces derniers, se lier à un seul et unique cabinet de CPI présente le risque de tarir la source des apporteurs d’affaires et de multiplier « les situations de conflits d’intérêts », relève Grégoire Desrousseaux – des risques inhérents à tout rapprochement. Côté clients, proposer sous le même toit un plus large panel de compétences est censé présenter un avantage. Pourtant, « lorsque nous nous étions opposés à la fusion, nous avions reçu le soutien des entreprises à travers le MEDEF et la CGPME », se souvient Gérard Delile, ancien président de l’Association des avocats de propriété industrielle, of counsel chez Dentons. Et puis, avertit Pierre Breesé, « il faut prendre garde au syndrome Samaritaine : “chez nous, on trouve de tout”… Le client pourrait ne pas adhérer au cross selling que ne manquera pas de mettre en place la structure commune. »
Enfin, les textes organisant cette nouvelle interprofessionnalité n’ayant pas encore été publiés, il reste bien des inconnues. Gérard Delile regrette ainsi que la loi Macron ne laisse pas le choix de la forme des structures : « L’article parle de “sociétés” : pourquoi ne pas avoir laissé la porte ouverte à une interprofessionnalité sans personnalité morale ? Les avocats avaient proposé une adaptation sur le modèle de l’association d’avocats à responsabilité professionnelle individuelle car, dans une société, se posent des questions épineuses en matière de capital et de droits de vote. Il faut attendre les ordonnances, mais il reste des questions en suspens sur le principe d’indépendance, de l’exclusivité de l’exercice… »
Des expérimentations mais pas de révolution
Au final, faut-il s’attendre au développement des structures interprofessionnelles avocats-CPI ? « On pourrait assister à la mutation de petits cabinets, notamment d’anciens CPI devenus avocats », estime Philippe Blot. Gérard Delile pense, pour sa part, que « la possibilité offerte par l’article 65 ne devrait être que peu utilisée : cela me rappelle la création des sociétés de participations financières de professions libérales, ces holdings qui n’ont pas du tout fonctionné chez les avocats ». « Tout ce qui nous permet d’être collectivement plus intelligents va dans le bon sens mais, sur le fond, je ne pense pas que cela incite les acteurs du marché à changer de modèle », relève Grégoire Desrousseaux. Pierre Breesé ne s’attend pas, lui non plus, à une révolution : « Les plus créatifs tenteront des expérimentations, mais le monde des CPI est très conservateur, il n’a pas tellement bougé depuis trente ans… »
L’impact de la JUB
L’impulsion viendra peut-être d’ailleurs. « Si la profession refuse de s’unifier, si elle avance divisée, elle risque de louper son rendez-vous avec la Juridiction unifiée des brevets, prévient Caroline Casalonga. Nous serons plus forts ensemble dans des structures uniques, plus riches de nos différences, et mieux armés pour affronter nos concurrents européens. » Selon Cyrille Amar, la mise en place de la future Juridiction européenne des brevets (JUB) pourrait contribuer à rapprocher les deux professions en créant « de fait, une sorte de barreau européen, avec des règles déontologiques et une autorité disciplinaire : avocats comme CPI seront soumis aux mêmes règles devant le même juge ».
Pour Philippe Blot et Grégoire Desrousseaux, la création de la JUB devrait également favoriser la naissance de cabinets transnationaux. Déjà, des structures allemandes s’implantent à Paris, ou forment des alliances avec des cabinets français, indique Pierre Breesé : « Cette juridiction sera parfaite pour les grandes multinationales, lesquelles vont s’adresser en priorité aux grands cabinets anglo-saxons et aux Allemands, et les Français risquent d’être traités comme les avoués d’autrefois… Cela peut inciter au regroupement dans le cadre de l’interprofessionnalité. » Gérard Delile est d’un autre avis : « Ce n’est pas une question de taille : à ma connaissance, il n’existe pas de grandes structures de ce type à l’étranger. En Allemagne, où les CPI et les avocats peuvent se regrouper, les cabinets sont peu nombreux et petits. » « La JUB va nous contraindre à combler le “gap” entre les Français et la concurrence étrangère, à monter en compétences et à cultiver le réflexe transnational », conclut Grégoire Desrousseaux. Loin des problématiques de structures d’exercice, il s’agit là encore de trouver le bon équipage.
Bruno Walter
