Des outils et des techniques pour mieux se faire comprendre des non-juristes
Complexe, technique, précise, la science juridique peut paraître assez hermétique pour un profane, voire devenir une source d’exaspération. C’est au juriste qu’il revient de la rendre compréhensible pour ses interlocuteurs. Tour d’horizon des différentes techniques et outils.
Cet article est paru en septembre dans le magazine de la LJA
Telle une langue étrangère, la lingua juridica reste une matière difficilement abordable pour les novices. Les juristes d’entreprise sont de plus en plus nombreux à en prendre conscience et à accorder de l’importance à la communication avec leurs clients internes non juristes. Nicolas Bodin, juriste chez e-TF1, estime ainsi que « faciliter le dialogue fait partie des principales missions du juriste » : « La plupart du temps, nous devons composer avec des gens qui n’ont que de vagues notions juridiques : des ingénieurs, des personnes de formation marketing ou commerciale, par exemple. Nous ne pouvons pas nous contenter de délivrer un message qui peut être mal compris. » Une mission d’autant plus difficile que le juriste est parfois perçu comme celui qui freine le business : « À mon poste précédent, à TF1 Publicité, je devais expliquer aux commerciaux que nous ne pouvions pas mettre en place certaines pratiques, comme les remises de part de marché, du fait de notre position dominante sur le marché de la publicité télévisuelle, raconte-t-il. Or, dans la mesure où nos concurrents avaient droit d’en faire usage, mes interlocuteurs éprouvaient un vrai sentiment d’injustice. » Que faire quand ces derniers sont franchement hostiles à une règle juridique contraignante ? « Il est très important d’être pédagogue et d’expliquer les raisons d’un choix ou d’une analyse portée sur une problématique », ajoute-t-il.
« Nous essayons d’utiliser un langage à la portée des nonjuristes, nous simplifions au maximum de manière à être plus compréhensibles, commente Jaïro Gonzalez, directeur juridique corporate du groupe Accor. Surtout, nous avons recours à des exemples concrets. » Évoquer la possibilité d’une sanction est de nature, là encore, à faire réfléchir, poursuit-il : « Le risque peut paraître abstrait, il faut donc le concrétiser par des exemples. »
Patrick Noonan, directeur juridique de Nexans, le juriste doit apprendre à parler le même langage que ses interlocuteurs et, notamment, savoir manier les chiffres : « Les dirigeants et les managers ont tendance à prendre des décisions sur la base d’indicateurs quantitatifs – financiers, comptables, statistiques. Si un juriste ne fait que signaler un risque contractuel, il n’aide pas son client interne à prendre une décision. En revanche, s’il fait l’effort de quantifier l’impact d’une décision – en termes de chiffre d’affaires, de pénalités, de marge perdue ou gagnée, ou de probabilité de la survenance d’un risque –, sa communication sera beaucoup plus percutante. » Commencer ses présentations par la fin est une autre des techniques dont Patrick Noonan fait usage. Une astuce apprise du temps de ses études à l’Université de Stanford, où il a suivi quelques cours de journalisme. « Comme pour un article de presse, un juriste devrait commencer par la conclusion – par exemple, une recommandation – avant d’exposer le raisonnement », explique-t-il.
« Il existe plusieurs méthodes pour rendre l’information juridique plus intelligible, à commencer par un travail sur le discours », résume Hugues Bouthinon-Dumas, professeur de droit à l’Essec. D’abord, remplacer une terminologie très technique ou exprimée en latin juridique par des termes du français courant : en un mot, vulgariser. Au lieu de dire « le contrat sera résilié », opter plutôt pour « le contrat prendra fin », « même si la deuxième expression est en théorie plus large », illustre-t-il. Ensuite, simplifier : « Simplifier la réalité juridique consiste à ne pas faire l’exposé du droit sur une question mais à se limiter aux aspects les plus importants. » Et enfin, renverser la perspective : « Il faut partir du problème concret qui se pose à l’opérationnel, au lieu de raisonner comme le fait traditionnellement un juriste – en partant des principes et en examinant les exceptions et les subtilités ajoutées par la jurisprudence. Cela ne veut pas dire que le juriste va donner une explication juridiquement inexacte, mais plutôt qu’il va renverser l’ordre de la présentation. C’est une démarche très pragmatique, qui consiste à adapter l’exposé du droit à la logique du business », explique-t-il.
Outre ces techniques appliquées au discours, il existe toute une palette d’outils non discursifs, plus récents et moins diffusés. « Une image vaut mille mots », dit la formule attribuée à Confucius. Cela vaut aussi pour le droit. Une image, un schéma, un graphique, une bande dessinée sont bien plus parlants qu’une fiche de procédure ou qu’un long contrat. La visualisation de l’information juridique a désormais sa discipline, appelée le legal design. À la jonction du droit et du graphisme, elle se développe encore timidement en France.
Juriste et fondatrice d’Imagidroit, Olivia Zarcate est une pionnière en matière du legal design dans l’Hexagone. Durant ses études de droit, elle dessine déjà des schémas pour apprendre ses cours et commence, en parallèle, à se poser la question de l’accessibilité du droit. « Ces deux éléments se sont articulés à la fin de mes études, raconte-t-elle. Je me suis dit : est-ce que les schémas et l’approche visuelle ne pourraient pas être des outils intéressants de vulgarisation du droit ? » Elle s’intéresse à la vulgarisation des sciences et la visualisation de l’information, se rapproche du mouvement du plain language (le langage clair, accessible à tous) et s’investit au sein de la communauté Open Law, un programme de création numérique collaborative autour des données juridiques ouvertes. Enfin, elle crée Imagidroit, une entreprise qui propose des services de visualisation du droit. « Le processus de visualisation est assez intuitif », explique-t-elle. Elle commence toujours par dessiner à la main, puis retranscrit ses images sur l’ordinateur. Elle affectionne particulièrement les métaphores, telles que les planches anatomiques ou les cartes topographiques, qui permettent de « faire appel à un autre réseau de sens pour mettre en lumière les éléments de droit ». Elle travaille sur commande pour différents types de projets : une brochure, une exposition, un MOOC pour un centre de recherches, une coopérative, une administration. Pour l’heure, pas de cabinets d’avocats ou de directions juridiques parmi ses clients. « Visiblement, il est assez difficile de débloquer des budgets pour ce genre de service », constate-t-elle.
Gandi, hébergeur web et bureau d’enregistrement de noms de domaine, est une des rares entreprises où les juristes ont recours au legal design. C’est le cas de Charles-Édouard Pezé, qui utilise régulièrement l’infographie pour ses présentations devant les collaborateurs des différents services de Gandi, mais aussi devant des entrepreneurs ou des journalistes. Il prépare ses présentations en binôme avec Miroslav Kurdov, “jurigraphiste” et créateur du blog Sketch-Lex. Mordu de photo et de vidéo, cet ancien juriste dans un cabinet de conseil en propriété industrielle s’est lui aussi passionné pour la visualisation de l’information juridique et la façon de rendre le droit plus « user-friendly ». Son savoir-faire va de la représentation en images de statistiques juridiques qu’il extrait lui-même des décisions de justice, à la création de pictogrammes à partir de la terminologie juridique (voir ci-contre), en passant par des infographies pour des cabinets d’avocats et des services juridiques d’entreprises.
Reste que, selon le professeur Hugues Bouthinon-Dumas, « si la prise de conscience de la nécessité de communiquer de façon à être compris par des non-juristes est croissante, elle n’est pas toujours suivie d’effet. Ce n’est pas parce que les techniques existent qu’elles sont appliquées, relativise-t-il. Les juristes continuent à écrire comme des juristes. Ils rédigent un texte en ayant à l’esprit l’interprétation que pourra en faire un juge s’il devait y avoir un contentieux. Or, la lecture d’un contrat par le juge intervient de façon très tardive, quand toutes les étapes antérieures ont échoué. » Mieux vaudrait, selon lui, « rédiger un contrat pour qu’il soit aussi compréhensible par le consommateur qui va le lire en premier : si on peut ainsi éviter un contentieux, savoir comment un juge interpréterait le contrat devient secondaire. »
Ekaterina Dvinina