Avocats : quand la maladie survient
Cet article a été publié dans LJA-Le Magazine n° 37, juillet/août 2015 (Abonnés)
Jamais malades, les avocats ? C’est ce qu’ils croient. Aussi, quand la maladie survient, c’est la grande inconnue, qu’il s’agisse de protection sociale ou de conséquences sur la carrière. D’autant que la politique des cabinets reste floue sur le sujet.
C’est un sujet déplaisant, désagréable, un peu tabou. Les avocats sollicités pour en parler font tout de suite part de leurs réticences. « J’ai même senti une forme de répulsion », confie une attachée de presse qui avait accepté de sonder ses clients pour trouver d’éventuels témoignages. Mais de quoi s’agit-il ? Ce sujet dont les avocats répugnent à parler publiquement, c’est la maladie, et la façon dont les cabinets d’affaires traitent leurs collaborateurs ou associés ponctuellement ou plus durablement diminués. « Vous savez comment c’est, résume, avec une pointe d’amertume, un jeune associé. Aucun de nous ne sera jamais malade, et personne ne mourra jamais. Donc, inutile de s’étendre sur le sujet. » Inutile, vraiment ? Chaque année, pourtant, le service social de l’Ordre des avocats au barreau de Paris reçoit plus de 500 avocats, dont une majorité touchés par des problèmes de santé. Totalement perdus dans la paperasse, ignorant jusqu’à leurs droits en matière de protection sociale et de prévoyance. Et pas très rassurés sur le sort que leur réservera leur cabinet, ou le poids de ces semaines d’inactivité pour la suite de leur carrière.
Statistiquement plutôt satisfaisant
Si le sujet est aussi impopulaire, c’est peut-être parce que les avocats « sont assez peu malades », tente une attachée de presse. Pourquoi pas ? En 2011, une enquête de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale décrivait un état de santé des travailleurs indépendants plutôt satisfaisant. « À âge et sexe égaux, les indépendants se déclarent en meilleure santé » que les salariés, « et ce, quel que soit l’indicateur utilisé : santé perçue, limitations fonctionnelles ou présence de maladie chronique », notaient les auteurs du rapport, qui relevaient également une espérance de vie légèrement supérieure à celle des ouvriers. Rien d’étonnant dans ces résultats : le confort matériel et social, de même que les conditions de vie et de travail des avocats – a fortiori dans les cabinets d’affaires – n’ont évidemment rien de comparable avec le quotidien des petites mains du bâtiment ou des intérimaires de l’automobile.
En 2008, déjà, 47 % des jours de travail indemnisés
étaient dus à des dépressions nerveuses
Un métier stressant
Et pourtant. « Les arrêts de travail indemnisés sont en constante augmentation », pointe Karine Mignon-Louvet, associée-gérante du cabinet Bourgeois Rezac Mignon et membre du conseil de l’Ordre (MCO) du barreau de Paris, en charge de la commission qualité de vie et du pôle solidarité. Certes, le nombre d’avocats augmente. Mais les principaux motifs d’arrêt constituent autant de signaux d’alerte : « Essentiellement des problèmes de dos, des maladies cardio-vasculaires et des affections psychiatriques. »En 2008, déjà, 47 % des jours de travail indemnisés étaient dus à des dépressions nerveuses. Car le métier est stressant : horaires de travail à rallonge, surcharges liées à des situations d’urgence, délais serrés, fortes exigences de la part des clients, engagement de sa responsabilité, pression de la facturation, de la course à l’association… Autant de facteurs qui concourent à fragiliser les avocats et les exposent au risque de survenue d’affections cardio-vasculaires, de troubles de la santé mentale, de désordres métaboliques, de maladies du système immunitaires ou encore de troubles musculo-squelettiques.
Tempérament de combattant
En off, personne ne conteste l’analyse. Mais pas question de s’exprimer ouvertement sur le sujet. La faute au tempérament de combattants des avocats, estime Basile Yakovlev, avocat honoraire, ancien MCO et coordinateur de la commission sauvegarde et entraide du barreau de Paris. « Pendant quarante ans, je suis allé au combat tous les jours, raconte-t-il. Au conseil de prud’hommes, j’ai dû faire face à des antagonismes terribles, encaisser la pression de mes clients. Pour chaque dossier, l’avocat doit se dire qu’il est content de lui, qu’il a été bon, qu’il a adopté la meilleure stratégie. » En conseil comme en contentieux, le métier ne tolère aucune faille ou fragilité.
Les signaux d’alerte, trop souvent ignorés
Conséquence ? Selon Bruno Lefebvre, psychologue clinicien, consultant en prévention des risques psychosociaux du cabinet Alteralliance et membre de la commission qualité de vie du barreau de Paris, les avocats sont entraînés à « ignorer la douleur », quelle qu’elle soit, se focalisant sur la performance, au détriment de son coût. « Les avocats sont souvent très résistants, décrit-il. Entrepreneurs, engagés dans un métier teinté d’une forte connotation sociale et intellectuelle, leur estime d’eux-mêmes reste très liée à leur travail. Tant qu’ils y arrivent, ils ne s’arrêtent pas. Quitte à travailler cassés en deux. » Et à dissocier le corps et l’esprit, négligeant de s’interroger sur la signification de cette brusque prise de poids, de ces migraines à répétition ou de ce mal de dos lancinant. « Le problème, ajoute-t-il, c’est que la performance, c’est ce qui se dégrade en dernier. » Autant dire : quand il est parfois trop tard. Que l’infarctus est passé par là, que le cancer s’est développé en sourdine, ou que le burn out vient de terrasser sa victime.
Les exigences du métier font qu’il est d’autant plus difficile de s’envisager fragiles. Vis-à-vis des clients, d’abord : « L’avocat, c’est celui qui défend vos intérêts, il faut qu’il soit solide. Un avocat malade, ce serait comme un garde du corps en chaise roulante ! » résume Bruno Lefebvre. Vis-à-vis des confrères, ensuite : même exerçant ensemble dans un même cabinet, ils restent des libéraux, facturant séparément leurs prestations, et potentiellement concurrents – ne serait-ce que dans la course à l’association. Si bien que rares sont ceux qui s’interrogent sur leur couverture sociale. S’exposant, au premier pépin de santé, à une sévère dégringolade.
La plupart ne connaissent pas leurs droits
Se tourner vers le régime de prévoyance
Assistantes sociales au service social de l’Ordre, Véronique Mesguich et Béatrice Saget reçoivent leurs usagers – le terme consacré dans le jargon de l’action sociale – directement au palais de justice, dans un de ces bureaux auxquels on accède par des escaliers raides et patinés. Or, quel que soit le motif de leur visite – maternité, maladie, retraite… –, « la plupart ne connaissent pas leurs droits, constate Véronique Mesguich. Souvent, quand ils sont malades, ils pensent qu’ils n’ont droit à rien. Le régime social des indépendants leur dit qu’il ne verse pas d’indemnité journalière de maladie [les professionnels libéraux ne cotisent pas au RSI au titre des indemnités journalières, ndlr], alors ils ne transmettent même pas leurs arrêts. Et ils arrivent chez nous très tard, déboussolés, parfois hors délais pour faire valoir leurs droits. » Aux assurés, donc, de se tourner vers leur régime de prévoyance. À condition d’en connaître l’existence… et, pour les avocats, de s’y retrouver dans ce millefeuille propre à déclencher des épidémies de phobie administrative.
L’article 14.3 du Règlement intérieur national (RIN) de la profession, comme l’article 15 du Règlement intérieur du barreau de Paris, prévoient que l’avocat collaborateur libéral malade « reçoit pendant deux mois maximum sa rémunération d’honoraires habituelle, sous déduction des indemnités journalières éventuellement perçues au titre des régimes de prévoyance collective du barreau ou individuelle obligatoire ». À Paris, ce régime de prévoyance collective est géré par Aon. Et permet aux cabinets de neutraliser partie de la charge financière imposée par le RIN. Montant de la cotisation annuelle par avocat ? Autour de 180 euros, « selon l’évolution dans la profession », précise Karine Mignon-Louvet. Une somme si faible qu’elle passe inaperçue de nombreux cotisants. Et « il est vrai qu’on a tendance à ne se préoccuper de ces sujets que lorsqu’on y est directement confrontés », admet l’avocate. Pour ce prix, le contrat offre, en cas d’incapacité temporaire d’activité (maladie ou accident), une allocation de 76,24 euros par jour durant 60 à 90 jours selon le motif d’arrêt, et à l’expiration d’une franchise. Après 90 jours d’arrêt continu, c’est la Caisse nationale des barreaux français (CNBF) qui prend le relais à hauteur 61 euros, Aon assurant le complément pour atteindre 76,24 euros, pendant 1 095 jours maximum. Au-delà, les avocats reconnus en état d’invalidité, partielle ou totale, basculent sur un régime de rente entièrement payée par l’assureur.
Depuis juillet 2010, existe également un dispositif de temps partiel thérapeutique. Celui-ci permet aux avocats de poursuivre ou de reprendre le travail, et de compenser le manque à gagner résultant de la diminution de leur activité par une prestation forfaitaire. Sur le papier, le système est séduisant. En pratique, il est peu sollicité, confie Véronique Mesguich : « Il est très compliqué à mettre en œuvre, déplore l’assistante sociale. Les montants sont assez faibles, et surtout, il est limité à cinq pathologies : les cancers, l’embolie pulmonaire, l’insuffisance cardiaque sans étiologie, l’épilepsie et la maladie de Ménière. » Et d’espérer que, dans l’avenir, le dispositif puisse s’ouvrir à d’autres maladies, sur le modèle du temps partiel thérapeutique des salariés.
Jusqu’où informer ses associés
ou ses supérieurs sur son état de santé ?
La peur d’être le maillon faible
Une fois bien renseigné sur ses droits, reste une question de taille pour l’avocat touché par la maladie. Faut-il informer son cabinet ? Et si oui, à qui s’adresser ? Et jusqu’où informer ses associés ou ses supérieurs sur son état de santé ? « On peut difficilement énoncer une règle, reconnaît Karine Mignon-Louvet. La maladie, c’est très personnel. On n’est pas obligé de le dire aux autres. C’est pourquoi le service social de l’Ordre intervient en toute confidentialité. » De peur d’être identifiés comme le maillon faible, nombreux sont les avocats à garder secrètes leurs difficultés. À se débrouiller pour caler leurs séances de chimiothérapie dans leur agenda, en croisant les doigts pour que les effets secondaires restent discrets. À mettre les bouchées doubles pendant les périodes de rémission, en attendant la prochaine poussée de sclérose en plaques. À recourir aux béquilles chimiques pour écarter les crises d’angoisse. En ne demandant aucune faveur, aucun aménagement, aucun traitement particulier. À tort, ou à raison ? Impossible à dire, tant les pratiques varient d’un cabinet à l’autre. L’introduction, en avril 2014, d’un nouvel article dans le RIN, protégeant durant six mois le collaborateur libéral indisponible pour raison de santé contre la rupture de son contrat, laisse cependant penser que ces craintes ne sont pas infondées.
Respect et discrétion
Ce qui est sûr, c’est que rares sont les structures d’exercice ayant formalisé une procédure, ou établi une politique d’accompagnement des collaborateurs malades. « Les plus attentives auront identifié l’associé qui a une fibre ressources humaines et les compétences et qui peut repérer les signaux faibles de mal-être, aller au devant du confrère qui revient après une interruption d’activité… » décrit Bruno Lefebvre. « Dans l’ensemble, les cabinets savent gérer ces situations dans le respect et la discrétion, affirme une ancienne collaboratrice d’un cabinet anglo-saxon. Autant, la moindre histoire de coucherie se répand comme une traînée de poudre, autant tout ce qui touche à la santé reste assez secret. Le job des avocats, c’est quand même de protéger : ils peuvent se montrer très durs entre eux, mais dans ces cas-là, ils s’entraident. » D’autant que, glisse-t-elle, « tout le boulot que l’un n’est pas capable d’assurer finira par retomber dans l’escarcelle d’un autre »...
Avec une limite : celle du système de rémunération des associés, le lockstep favorisant, au bout d’un certain temps, la poussée vers la sortie des éléments contribuant plus faiblement aux résultats. Les contrats d’association devraient d’ailleurs envisager cette situation, prône Bruno Lefebvre, favorable à un mix de lockstep et d’eat what you kill, offrant à la fois un « encouragement de la performance collective » et « la protection de chaque individu par le collectif ». Pour, autant que possible, protéger les avocats des risques que leur activité fait peser sur leur santé, sous réserve qu’ils acceptent de les reconnaître. Comme dans cette anecdote rapportée il y a quelques années sur son blog par un Maître Eolas désabusé : « Un confrère a eu un accident de vélo, sans casque. Trauma crânien. C’était hier, il était de retour au travail après une nuit en observation. Il avait juste l’impression d’être parfois un peu bourré, c’est tout. Et regrettait que le port de la minerve soit si désagréable. »
Clémence Dellangnol
Sur le sujet, lire également : Clémence Dellangnol, Une enquête décortique la qualité de vie au travail de l'avocat parisien, LJA Hebdo 1217 (Abonnés)