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Une loi historique pour la restitution d’œuvres d’art spoliées pendant la seconde guerre mondiale

Par Mélina Wolman, associée, et Yohanna Thillaye, avocate, cabinet Pinsent Masons.

C’est une première en France : une loi a été adoptée le 21 février 2022 à l’unanimité,tant par l’Assemblée nationale que par le Sénat, permettant la restitution de 15 oeuvres spoliées pendant la seconde guerre mondiale, appartenant aux collections publiques françaises (loi n° 2022-218 du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites).

Parmi ces oeuvres, un tableau de Marc Chagall, « Le Père », peint en 1911, et spolié par les nazis à David Cender, juif polonais, luthier, musicien et collectionneur d’art.

En 1940, alors que les Allemands envahissent la Pologne, David Cender est contraint de quitter son appartement de Lodz, perquisitionné et scellé par les Allemands. Déporté avecson épouse et sa fille de deux ans au ghetto de Lodz, l’oeuvre « Le Père » de Marc Chagall, achetée en 1928 au marchand Abe Gutnajer à Varsovie, est spoliée par les nazis. Rescapé d’Auschwitz en 1945, où son épouse et sa fille sont tuées, David Cender entame, à partir de 1959, des démarches pendant près de 20 ans auprès des autorités allemandes en vue de la restitution de son tableau.

Le tableau ne sera jamais localisé. David Cender meurt en 1966 et ne reverra jamais « Le Père ». Ce n’est qu’en 1978 que les autorités allemandes ont reconnu officiellement la spoliation de ce tableau à David Cender. Entre temps, la toile avait été récupérée par Marc Chagall lui-même après-guerre, probablement ntre 1947 et 1953, après son retour en France des États-Unis. Exposé au sein des collections du musée d’art et d’histoire du judaïsme de la ville de Paris, le tableau est entré dans le patrimoine de l’État français par dation des héritiers de Marc Chagall en 1988. Le gouvernement français ainsi que nos tribunaux affirment une réelle volonté de réparation et un engagement fort pour le devoir de mémoire, soixante-dix-sept ans après la fin de la guerre. Le chemin reste évidemment long, toutefois, on peut noter que :

• la commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS), a été créée. Depuis 2018, la CIVS a examiné 4 331 dossiers revendiquant la spoliation de biens culturels et recommandé plus d’une dizaine de restitutions ;

• une mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 a été créée en 2019. Bien que l’on puisse déplorer le manque de moyens donnés à cette mission, elle a pour objectif de coordonner les recherches pour tous les biens culturels spoliés, d’instruire les dossiers soumis par les victimes ou leurs familles auprès de la CIVS et d’accompagner la recherche scientifique sur les spoliations ;

• les tribunaux français ont récemment réaffirmé, dans les affaires Gimpel et Bauer, l’applicabilité de l’ordonnance du 21 avril 1945 et ont considéré qu’ils ne pouvaient pas exiger de preuve impossible et que les possesseurs successifs, même de bonne foi, devaient restituer leurs tableaux volés (CA de Paris, 30 septembre 2020 et Cour de cassation, 1er juillet 2020) ;

• aujourd’hui, une loi historique dérogatoire au principe d’inaliénabilité a été votée, permettant le déclassement par la voie législative de certains biens culturels (comme « Le Père ») entrés dans les collections publiques afin d’en transférer la propriétéaux ayants droit de victimes de persécutions antisémites. Plusieurs pistes d’amélioration peuvent néanmoins être évoquées ;

D’abord, une loi-cadre facilitant les restitutions à venir semble absolument indispensable, afin d’éviter une multiplicité de lois distinctes, ainsi qu’un temps de souffrance particulièrement long pour les familles spoliées.

Serait aussi essentielle une procédure plus établie décrivant un processus précis de réclamation, permettant aux familles spoliées d’avoir un cadre et une meilleure visibilité des interlocuteurs auxquels elles doivent s’adresser, ainsi que des délais de traitement de leurs dossiers ;

Enfin, se pose avec acuité la question de légiférer quant à (i) la responsabilité des acteurs du marché de l’art et des maisons de vente aux enchères ; (ii) leurs obligations de recherche de provenance et de communication des informations essentielles dont elles disposent ; et (iii) leurs obligations d’indemnisation de leurs clients de bonne foi. Ce sujet n’a pas encore été pris à bras-le-corps…