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TotalEnergies et le devoir de vigilance

Par Laurent Martinet, associé, Vincent Rouer, of counsel, et Lucie Bocquillon, avocat, cabinet Paul Hastings

Le 28 février 2023, le tribunal judiciaire de Paris (n° 22/53942 et n° 22/53943) s’est prononcé pour la première fois, en référé, sur l’application du devoir de vigilance issu de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, dont les députés français espéraient qu’elle « marque une rupture dans la mondialisation ». Le tribunal s’est livré à un exercice de pédagogie dont l’issue ne manque pas d’interroger.

Faisant application de la loi sur le devoir de vigilance, TotalEnergies a publié en mars 2019 un plan de vigilance, intégrant un mégaprojet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie. En octobre 2019, six ONG ont saisi le tribunal judiciaire de Nanterre en référé afin qu’il soit enjoint, sous astreinte, à TotalEnergies de modifier son plan de vigilance pour se conformer aux exigences légales et, dans l’intervalle, de suspendre ces projets qu’elles jugeaient à l’origine de « graves atteintes ou risques d’atteintes aux droits des personnes et de l’environnement ».

À l’issue de trois années d’errance procédurale, c’est finalement le tribunal judiciaire de Paris qui s’est prononcé le 28 février dernier, l’article L.211-21 du code de l’organisation judiciaire, introduit par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, ayant créé une nouvelle compétence exclusive de cette juridiction pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance. Aux termes des deux jugements rendus en état de référé inhabituellement extensifs (24 pages), la juridiction parisienne a déclaré les demandes des ONG irrecevables.

Le tribunal a toutefois procédé à une véritable démonstration pour aboutir à cette conclusion et, comme pour prévenir la critique, indiquant à titre surabondant que les demandes des ONG n’entraient, en tout état de cause, pas dans les pouvoirs du juge des référés. Sur ce point l’enseignement est clair, sauf à ce qu’il n’y ait pas de plan de vigilance ou que son imprécision confine à une absence de plan, il conviendra de saisir le juge du fond. Si la démarche du tribunal est louable, on peut se demander toutefois si, malgré sa volonté d’explication, les juges ne seraient pas allés au-delà des termes de la loi pour arriver à la solution retenue. Précisons d’abord que la loi sur le devoir de vigilance se résume à la seule introduction de deux articles dans le code de commerce (L. 225-102-4 et L. 225-102-5) prévoyant un contrôle ex ante du plan de vigilance par le juge saisi par « toute personne qui y a intérêt » à l’issue d’une mise en demeure préalable. Faisant l’exégèse du texte et des conditions de son élaboration, le tribunal considère que le législateur aurait « expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d’une coconstruction » et (sur) investit cette mise en demeure comme véhicule du « processus collaboratif » d’élaboration du plan, garant de l’institution d’une « phase obligatoire de dialogue et d’échange amiable ». Il en déduit que le défaut d’une telle mise en demeure ne pourrait qu’entraîner « l’irrecevabilité de la demande d’injonction formée auprès du juge » et que tel était le cas en l’espèce. Pour tant, les ONG avaient adressé une mise en demeure avant d’assigner TotalEnergies mais le tribunal a considéré que cela n’était pas suffisant et semble, par conséquent, exiger une adéquation entre les griefs contenus dans la mise en demeure et ceux présentés au soutien des demandes formulées au jour des débats devant lui.

En outre, les juges reprochent aux ONG d’avoir produit, au cours de l’instance, des pièces nouvelles qui n’étaient pas annexées à la mise en demeure initiale. Cette interprétation extensive de l’exigence de mise en demeure interroge et, si elle était reprise par les juges du fond, pourrait aboutir à paralyser définitivement le rôle du juge dans son contrôle ex ante. Plusieurs autres affaires fondées sur la loi sur le devoir de vigilance sont actuellement pendantes, et il sera intéressant de voir comment les juges vont poursuivre la construction de ce régime, avant une possible remise en cause sous l’influence du droit européen. En effet, une récente proposition de directive publié par la Commission européenne prévoit l’instauration d’une autorité nationale de contrôle du devoir de vigilance par les entreprises et pourrait in fine aboutir à un recentrage du juge civil sur son rôle de contrôle ex post de l’application de la loi.