Rigueur et précision : la Cour de cassation rappelle aux experts judiciaires leurs obligations souvent oubliées
La Cour de cassation condamne un expert judiciaire au versement de dommages-intérêts à la suite d’un rapport hypothétique et imprécis.
L’expertise judiciaire est un préalable nécessaire à la résolution de certains litiges dont la spécificité ou la technicité dépassent les moyens et l’office des juges du fond. Même si elle ne lie juridiquement pas le juge, en pratique, son orientation influence considérablement les chances de succès des parties. Il est dès lors crucial qu’elle soit menée avec diligence et rigueur. En ce sens, aux termes d’un arrêt de sa 1re chambre civile du 19 mars 2025, n° 23-17.696, la Cour de cassation s’est prononcée sur la question de la responsabilité d’un expert judiciaire à raison d’un rapport d’expertise jugé hypothétique et imprécis.
L’affaire concernait un acquéreur se plaignant de désordres affectant une maison nouvellement construite (infiltrations, affaissements, fissures et basculement de la maison). À l’initiative de l’acquéreur, une expertise judiciaire avait été ordonnée, à l’issue de laquelle le tribunal saisi l’avait débouté de son action en garantie décennale. L’acquéreur avait dès lors assigné l’expert judiciaire et ses assureurs, estimant que le rapport rendu avait compromis ses chances d’obtenir gain de cause en justice.
L’acquéreur considérait que l’expert judiciaire avait rendu des conclusions «hypothétiques», «non étayées», ou que des sondages, nécessaires, n’avaient pas été réalisés. Il considérait en outre que l’expert ne s’était pas prononcé sur la cause, la gravité et le caractère évolutif des désordres. Il sollicitait dès lors plus de 200.000 € de dommages-intérêts, arguant principalement que l’expert judiciaire, ayant incorrectement accompli sa mission, avait anéanti ses chances de succès d’obtenir une décision de justice favorable et d’être indemnisé.
La cour d’appel de Lyon, par un arrêt du 25 avril 2023, n° 21/00388, a partiellement fait droit aux demandes de l’acquéreur. Elle a rappelé le principe que constitue une faute délictuelle, pour un expert judiciaire, « le fait d’émettre un avis erroné en raison d’erreurs que n’auraient pas commises un technicien normalement prudent et diligent ». Selon la cour, plusieurs fautes étaient à relever dans l’exécution de la mission : le rapport évoquait des fissures sans en préciser la nature (infiltrantes ou non), ignorait les questions sur leur évolution potentielle, et écartait la nécessité d’investigations complémentaires. L’expert avait estimé que la conformité des fondations relevait du maître d’œuvre, alors qu’il lui incombait d’enquêter techniquement. De plus, bien qu’ayant relevé un carrelage sonnant creux, l’expert s’était limité à mentionner des causes possibles, à savoir un mouvement et une non-conformité de la dalle, sans les vérifier. Ce rapport ne permettait pas d’établir si les désordres rendaient le bien impropre à sa destination ou compromettaient sa solidité. Ces imprécisions avaient, selon la cour, contribué à la perte de chance pour l’acquéreur d’obtenir une décision favorable. En s’appuyant sur des constats de commissaire de justice produits par ce dernier, démontrant la réalité des désordres, la cour a évalué cette perte de chance à 40 % du préjudice matériel, soit 85.500 €, auxquels elle a ajouté 5.000 € au titre du préjudice moral.
Cette position a été suivie par la Cour de cassation, qui a rappelé que, conformément aux règles de droit commun de la responsabilité civile, « l’expert judiciaire engage sa responsabilité à raison des fautes commises dans l’accomplissement de sa mission ».
Cette solution n’est pas inédite. Déjà, par un arrêt du 8 octobre 1986, n° 85-15.201, la Cour de cassation avait condamné un expert ayant commis une erreur dactylographique entraînant une surévaluation des préjudices. De même, un arrêt de la 3e chambre civile du 11 mars 2015, n° 13-28.351 et 14-14.275, avait retenu la responsabilité d’un expert ayant identifié un désordre sans en apprécier la gravité ni l’évolution.
L’arrêt du 19 mars 2025 s’inscrit donc dans une continuité jurisprudentielle. Il souligne la nécessité, pour l’expert, de démontrer la rigueur de ses investigations et la précision de ses conclusions. L’expert ne peut pas se borner à rejeter une hypothèse sans justification technique, ni s’exonérer de sa mission en renvoyant à d’autres intervenants. Cette responsabilisation des experts judiciaires apparait bienvenue au regard des dérives pouvant être observées avec des experts judiciaires qui, trop souvent, justifient leur position en indiquant qu’ils auraient déjà traité un cas similaire auparavant ou qu’une théorie est trop complexe, sans vérification technique ni explication suffisamment explicite.
Ceci étant dit, la portée de l’interdiction d’un rapport «hypothétique» doit être appréciée avec prudence. Celle-ci ne doit pas conduire les experts judiciaires à estimer qu’une solution et un scénario certains doivent à tout prix être dégagés, quitte à ne pas retranscrire d’autres solutions plausibles. Au contraire, lorsque des certitudes ne sont pas clairement identifiables, les travaux de l’expert judiciaire doivent le laisser transparaitre. Le tout est que l’expert judiciaire, à la manière d’un technicien «prudent» et «diligent», rende un rapport précis et suffisamment étayé afin que le juge puisse se prononcer. T