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Libéralisation du déplacement du siège statutaire en Europe

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires N°1337 - 12 février 2018
Par Reinhard Dammann, Clifford Chance, Associé, Professeur Affilié à Sciences Po Martin Guermonprez, Clifford Chance, Stagiaire

L’arrêt Polbud du 25 octobre 2017 de la Cour de justice a fait grand bruit. Il a consacré la liberté pour une société de transférer son siège statutaire à l’intérieur de l’Union, impliquant ainsi un changement de droit applicable. En l’occurrence, une société polonaise a pu décider de migrer en s’immatriculant au Luxembourg, tout en continuant à exercer ses activités exclusivement en Pologne.

Quelles sont les conséquences pratiques de cette jurisprudence ?

Sous l’angle du droit des sociétés, il résultait déjà de la fameuse trilogie des arrêts Centros, Inspire Art et Überseering de la Cour de justice qu’une société peut parfaitement dissocier son siège statutaire du lieu d’exercice de ses activités au moment de sa création.

L’arrêt Polbud prolonge cette jurisprudence en décidant qu’une société dispose de la même liberté en cours de vie sociale. Par un transfert transfrontalier de son siège statutaire, elle peut ainsi librement choisir le droit applicable à son organisation interne, indépendamment du siège de ses activités.

On voit les conséquences pratiques de cette jurisprudence : une société française peut changer de droit applicable au profit de n’importe quel autre droit national au sein de l’Union, tout en maintenant ses activités en France. À l’inverse, des sociétés étrangères peuvent choisir le droit français si elles estiment que ce dernier leur offre un meilleur cadre d’organisation que le droit de l’État sur le territoire duquel elle exerce ses activités.

Ainsi, l’arrêt Polbud met pleinement en concurrence les droits des sociétés des États membres. Le law shopping est désormais institutionnalisé, ce qui laisse présager un « effet Delaware » au profit des États membres ayant un droit des sociétés souple et attractif.

Ce système pourrait-il porter préjudice aux intérêts des créanciers, qui se voient subitement confrontés à un changement du siège statutaire de leur débiteur ?

A priori, le risque existe puisque l’article 3, § 1, du règlement Insolvabilité n° 2015/848 prévoit une présomption en faveur de la compétence pour ouvrir une procédure d’insolvabilité principale des tribunaux de l’État membre où est localisé le siège statutaire du débiteur. Se profile ici le danger du forum shopping frauduleux, où un débiteur essaye de choisir un droit national d’insolvabilité plus favorable à travers le transfert de son siège statutaire. En pratique, il convient toutefois de relativiser cette problématique.

D’abord, le nouveau règlement Insolvabilité neutralise le mécanisme de présomption de compétence des juridictions de l’État du siège statutaire pendant les trois mois suivant le transfert de siège.

Ensuite, le tribunal n’est compétent que si le COMI du débiteur se trouve sur son territoire. Sur ce point, un simple changement de siège statutaire ne change rien à la situation. Le tribunal du siège statutaire doit alors décliner sa compétence.

La Cour de justice est venue compléter ce tableau par son arrêt Kornhaas du 10 décembre 2015, qui a assuré aux tiers une protection efficace contre les éventuels abus de la liberté d’établissement.

En l’espèce, Mme Kornhaas avait créé et immatriculé sa société à Cardiff tout en exerçant ses activités exclusivement en Allemagne. Lorsqu’une procédure collective fut ouverte en Allemagne, elle avait soutenu que le tribunal allemand d’ouverture de la procédure était incompétent car l’action en responsabilité était prévue par la loi allemande sur les sociétés à responsabilité limitée et non par le droit de l’insolvabilité.

La Cour a rejeté une telle analyse, estimant que les tribunaux allemands étaient compétents la liberté d’établissement ne doit pas permettre de se soustraire aux règles impératives des procédures collectives. Le droit de l’Union concilie donc les exigences de liberté et de protection des tiers.

L’arrêt Polbud participe à cet équilibre, et mérite donc une vive approbation.

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