L’occasion manquée de clarifier la constitutionnalité de la sanction d’obstruction à l’investigation de l’Autorité de la concurrence
La Cour de cassation a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité dirigée contre l’article L. 464-2, V, alinéa 2, du code de commerce, soulevée par Brenntag SA au regard du droit de se taire et de ne pas s’auto-incriminer, et des principes d’indépendance et d’impartialité (Cass. com., 9 juillet 2025, n° 24-22.654).
La question de la protection des droits fondamentaux des entreprises lors des enquêtes de concurrence est régulièrement débattue. L’Autorité de la concurrence, institution clé dans la régulation des marchés, dispose de pouvoirs d’investigation étendus, qui incluent la possibilité de requérir des informations et documents auprès des entreprises visées. Dans cette affaire, l’Autorité avait infligé à Brenntag une amende de 30 M€ pour obstruction à l’instruction, reprochant à Brenntag d’avoir fourni des réponses incomplètes, imprécises et tardives, puis d’avoir refusé de communiquer les pièces demandées. Cette condamnation, confirmée par la cour d’appel de Paris le 21 novembre 2024, illustrait la sévérité des sanctions encourues en l’absence de coopération avec l’Autorité.
Devant la Cour de cassation, Brenntag contestait la constitutionnalité de la faculté de sanctionner l’absence de coopération, qu’elle estime porter atteinte au droit au silence et de ne pas s’auto-incriminer. Elle dénonçait également l’insuffisante séparation des fonctions de poursuite, d’instruction et de sanction dans l’application de ces dispositions, et donc le risque de partialité dans le processus décisionnel de l’Autorité.
En effet, en application de la disposition contestée, les entreprises faisant obstacle à une enquête de l’Autorité (par exemple en fournissant des informations incomplètes, inexactes ou falsifiées) s’exposent à une amende pouvant atteindre 1 % de leur chiffre d’affaires mondial. Cette sanction, de nature administrative, coexiste avec la sanction pénale de l’opposition aux fonctions des agents des services d’instruction de l’Autorité (article L. 450-8 du code de commerce), les deux répressions étant autonomes et distinctes des sanctions des pratiques anticoncurrentielles. Ces sanctions témoignent de la volonté du législateur de doter l’Autorité de moyens efficaces pour garantir la coopération des entreprises lors des enquêtes.
La Cour de cassation a estimé que la QPC soulevée par Brenntag n’était ni nouvelle, ni sérieuse, et a donc refusé de la transmettre au Conseil constitutionnel. Sans que le Conseil constitutionnel ait statué sur ce texte précis, sa décision n° 2016-552 QPC du 8 juillet 2016 a, selon la Cour, déjà tracé les limites du droit au silence face aux demandes de communication fondées sur l’article L. 450-3 du code de commerce : la remise de documents, même sous la menace d’une astreinte ou d’une sanction, ne s’apparente pas à une saisie coercitive et ne méconnaît pas le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser dès lors qu’il s’agit d’obtenir des pièces nécessaires à l’enquête, et non des aveux. Cette solution, limitant la portée du droit au silence, évitait de consacrer un droit de la personne contrôlée à dissimuler ou à refuser de transmettre les documents qui seraient de nature à la compromettre, et donc de faire obstacle à la recherche des infractions par l’Autorité.
La Cour de cassation relève par ailleurs que le Conseil a précédemment écarté, à l’égard de la disposition contestée, les griefs tirés des droits de la défense et de la présomption d’innocence. Toutefois, cette décision n’avait pas analysé la conformité des dispositions au regard des droits de se taire et de ne pas s’auto-incriminer.
Enfin, la Cour rappelle que l’article L. 463-7 du code de commerce interdit la présence du rapporteur général au délibéré du collège, ce qui garantit la séparation fonctionnelle, conformément à sa jurisprudence constante sur le sujet. La Cour démontre ainsi la conformité de la disposition contestée aux principes d’indépendance et d’impartialité.
En refusant de transmettre la QPC, la Cour de cassation confirme la solidité du dispositif répressif de l’Autorité, et garantit l’efficacité de ses pouvoirs d’enquête dans une affaire engagée il y a dix ans. Elle prive néanmoins le Conseil d’une occasion d’apporter un nouvel éclairage sur la conciliation de l’efficacité de l’enquête et de la protection des droits fondamentaux. Pour les entreprises, ce refus impose une vigilance accrue dans la gestion des demandes de l’Autorité et dans la défense de leurs droits lors des procédures d’instruction. Les entreprises doivent également veiller à sensibiliser et à former leurs équipes à la conduite à adopter lors des enquêtes et dans leurs échanges avec l’Autorité, afin de réduire les risques d’obstruction involontaire. T