L’européanisation de la législation Egalim : projet ou utopie ?
Spécificité française, les législations Egalim soulèvent la question de leur effectivité au sein du marché intérieur de l’UE. Malgré quelques signaux faibles, un Egalim européen à l’image de l’Egalim français n’est clairement pas à l’ordre du jour. Mais cela ne signifie nullement que, confrontée à l’européanisation des négociations commerciales, l’administration française soit démunie pour faire appliquer ses règles.
L’encadrement légal des relations fournisseurs-clients au sein de la chaîne agroalimentaire offre un vrai paradoxe. Les produits agroalimentaires représentent près de 10 % des échanges intra-UE. Les négociations commerciales liées à ces produits se déroulent de plus en plus fréquemment dans un cadre transnational. Pourtant, l’harmonisation des règles européennes reste à l’état embryonnaire. Mais à l’échelle nationale, cela n’a nullement empêché la France de produire son millefeuille législatif, en particulier depuis 2017 et la batterie de lois Egalim, avec pour objectif la préservation du revenu agricole via les mécanismes de ruissellement. Résultat : une forte asymétrie juridique entre la France, pays qui réglemente le plus, et l’immense majorité de ses partenaires européens. Dans ces conditions, quelle effectivité pour les très franco-françaises règles Egalim au sein d’un marché unique européen ?
Première traduction d’un fort mouvement d’européanisation, les euro-centrales sont fréquemment suspectées de tramer une évasion juridique qui viserait, entre autres, à contourner les lois Egalim. Ce contexte a fréquemment soulevé la question de savoir si une centrale implantée dans un pays A est alors tenue de se conformer aux règles d’ordre public d’un pays B. Toutefois, dès lors que le contrat conclu avec le fournisseur s’exécute dans ce dernier au moins pour partie, la question ne devrait même pas se poser. Dès 1980, la Convention de Rome sur les lois applicables aux obligations contractuelles (art. 16) permettait d’écarter la loi désignée par le contrat dès lors que celle-ci était manifestement incompatible avec les règles d’ordre public issues de la loi du for. Ce principe a été repris, en 2008, par le Règlement « Rome I », au travers de la notion de loi de police. Mais surtout, la clause du contrat qui prévoit l’application d’une loi étrangère n’a strictement aucune raison d’être opposable à l’administration de contrôle, laquelle n’est qu’un tiers au contrat. Et à ces principes, les lois Egalim ne font aucunement exception. C’est précisément à ce titre que les amendes infligées à plusieurs euro-centrales, pour non-respect de la date-butoir de signature d’accords annuels, ont été validées sans difficulté par le juge administratif, alors qu’aucun de ces accords ne désignait – évidemment – la loi française comme loi applicable (v. CAA Paris 30/04/2025 et CAA Paris, 13/12/2024). De même, à l’issue d’une longue procédure sur laquelle s’était penchée la Cour de justice (arrêt C-98/22 du 22/12/2022), les tribunaux français ont été déclarés compétents pour trancher une action engagée au civil, à l’encontre d’une euro-centrale, par le ministre de l’Économie qui arguait de pratiques restrictives de concurrence (CA Paris, 21/02/2024). Sur le fond du litige, rien ne fera a priori obstacle à l’application des règles d’ordre public françaises si les pratiques invoquées se rattachent pour partie au territoire français.
Au-delà des principes, c’est au stade de la mise en œuvre des pouvoirs d’enquête de l’administration que les difficultés commencent. En 2024, la cour d’appel de Bruxelles a sèchement dénié à la DGCCRF tout pouvoir de communication visant une euro-centrale établie en Belgique. Dans le contexte d’européanisation des négociations commerciales, cette solution pourrait sérieusement compromettre l’effectivité des lois Egalim pour les flux de marchandises intermédiés par des euro-centrales mais dont la France est la destination finale. C’est afin de pallier cet inconvénient qu’est apparue, en 2025, une proposition de règlement relatif à la « coopération entre les autorités chargées de faire appliquer la directive (UE) 2019/633 sur les pratiques commerciales déloyales dans les relations interentreprises au sein de la chaîne d’approvisionnement agricole et alimentaire ». Controversé, ce projet de règlement prévoit une obligation d’assistance mutuelle des autorités de contrôle nationales, dans l’exercice de leurs pouvoirs d’enquête et dans l’exécution des décisions infligeant des sanctions. Mais la limite flagrante de ce projet de texte est que son champ d’application ne porte que sur les pratiques déloyales définies par la directive précitée. En d’autres termes, il devrait n’être d’aucun secours pour la mise en œuvre des règles françaises Egalim, ou encore de l’interdiction des pratiques restrictives de concurrence. En définitive, si le contrôle du respect des lois Egalim ne bénéficiera a priori d’aucun levier européen spécifique, les outils juridiques existants, quoiqu’imparfaits, demeurent globalement plutôt satisfaisants à en croire les décisions prononcées en 2024-2025 par des juridictions françaises. Concrètement, les euro-centrales ne peuvent donc totalement ignorer les lois Egalim, dont l’application est de rigueur dès lors que les produits sont commercialisés en France.
Reste alors ouverte la question d’un éventuel « Egalim européen » que certains appellent de leurs vœux et qui, cette fois, relèverait non plus d’une simple logique de coordination mais d’une véritable démarche d’harmonisation des règles de fond. La directive (UE) 2019/633 a certes listé de nombreuses pratiques interdites dans la chaîne agroalimentaire mais dont la plupart figuraient déjà en droit français, de sorte que sa transposition en 2021 est presque passée inaperçue. Toutefois, d’après un communiqué du Sénat en date du 05/02/2024, certaines administrations étrangères, au sein de l’UE, auraient déjà exprimé auprès de Bercy leur intérêt pour les mécanismes Egalim. Tel serait par exemple le cas de l’Espagne. Il est donc permis d’espérer, à terme, moins une harmonisation qu’un effet-domino...