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L’État de droit et la voie 9 ¾

Par Marc Mossé, président d’honneur de l’AFJE et avocat senior counsel chez August Debouzy

11 heures. Chaque 1er septembre, les nombreux amis d’Harry Potter se réunissent, sur le quai 9 ¾ de la station de King Cross, à Londres, pour le départ du train en direction de Poudlard. Ils sourient, Voldemort a perdu.

O

nze heures. Qui sait si les juristes d’entreprise ne prendront pas l’habitude de se présenter devant le Sénat, chaque 5 juin, à l’heure où le sénateur H. Marseille a déposé son amendement visant à garantir la confidentialité des avis des juristes d’entreprise. Amendement voté avec le soutien de la Commission des lois du Sénat, puis enrichi par le député J. Terlier et la Commission des lois de l’Assemblée nationale, soutenu par Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, et adopté très largement en séance publique.

Le Parlement français a mis fin aux efforts de ceux qui n’ont eu de cesse de retarder cette avancée vers la maturité de notre État de droit. Ce voyage engagé depuis longtemps avec la ténacité et l’audace de nombreux jeunes sorciers, vient de connaître une étape doublement décisive en traduisant dans la loi une des conclusions fortes du volet économique du rapport des États généraux de la justice.

Décisive, d’abord, car elle permet de réduire la jurisprudence Akzo de la CJUE à son sens réel et à sa portée limitée. Aux termes de l’arrêt Akzo, la question de la confidentialité des avis des juristes d’entreprise relève du droit national. Jamais cette décision n’a prétendu que la reconnaissance de cette confidentialité au niveau national méconnaîtrait le droit européen. Bien au contraire, la Cour a renvoyé à chaque État membre la liberté de légiférer en la matière. C’est ce que viennent de faire, souverainement, le Sénat puis l’Assemblée nationale.

Décisive, ensuite, car ce vote renforce l’État de droit.

Depuis cette décision, une majorité d’États membres de l’UE a reconnu la confidentialité des juristes ou avocats en entreprise, par la loi ou la jurisprudence. Cette tendance s’explique notamment par la place fondamentale que les juristes ont conquis dans l’entreprise et au-delà dans la vie économique et sociale.

La confidentialité des avis des juristes d’entreprise est une composante fondamentale de l’État de droit. Il est dommage que certaines autorités se refusent parfois à l’admettre.

Les juristes sont au cœur d’un nouveau paradigme permettant au droit de redevenir pleinement l’élément de prévention, de remédiation, de sécurisation, de médiation et d’innovation indispensable en cette période de bouleversements profonds qui traversent nos démocraties libérales. Les pouvoirs publics, en France et en Europe, transfèrent aux entreprises de plus en plus d’obligations de mise en œuvre de l’intérêt général. Cette tendance s’accélère obligeant l’entreprise à placer le risque juridique au cœur du réacteur et à s’appuyer plus que jamais sur le couple formé par le juriste interne et ses avocats.

Ce mouvement vers un capitalisme responsable est inéluctable.

Le traduire concrètement exige que les contraintes imposées aux entreprises au titre de l’intérêt général restent proportionnées. Cela requiert donc de les équiper en outils utiles pour atteindre ce but. Cette contribution à l’intérêt général sous-tend l’arrêt de 2013 de la cour d’appel de Bruxelles, confirmé en 2015 en cassation, rejetant le recours de l’autorité belge de la concurrence cherchant vainement à contester la confidentialité des avis des juristes d’entreprise. Cette jurisprudence reconnaît le droit fondamental de l’entreprise à un conseil juridique libre à l’aune des articles 8-2 de la CEDH et 7 de la Charte des fondamentaux de l’UE. L’entreprise doit pouvoir divulguer sans crainte les informations pertinentes et lui soumettre ses questions à un juriste en qui elle peut avoir pleinement confiance pour une analyse juridique lui permettant de savoir comment appliquer le droit et agir en conséquence.

La confidentialité est une garantie pour que le juriste d’entreprise puisse rendre ses avis de manière intellectuellement indépendante, quelles que soient ses relations contractuelles avec son employeur. L’indépendance fonctionnelle du juriste d’entreprise s’attache à sa mission professionnelle qui est, n’en déplaise à ceux qui ignorent son métier, d’appliquer le droit. C’est pourquoi, la formation déontologique prévue par le texte du projet de loi d’orientation et de programmation de la justice, ajoute une clef de voûte à l’édifice de l’éthique personnelle et professionnelle des juristes d’entreprise et renforcera l’empreinte de leur actuel code de déontologie édicté en 2014.

Dans un monde de tensions multiples et notamment géopolitiques, dans une période où la technologie et le changement climatique ouvrent des horizons vertigineux, est revenu le temps du droit et des juristes.

11 heures. King Cross. Harry Potter et son oncle. Celui-ci : « Et voilà mon garçon, dit-il. La voie 9 est ici, la voie 10 juste à côté. J’imagine que la tienne doit se trouver quelque part entre les deux, mais j’ai bien peur qu’elle ne soit pas encore construite ».

11 heures. Un amendement. Le Sénat puis l’Assemblée nationale. Avec la confidentialité de leurs avis, les juristes vont pouvoir continuer de solidifier leur rôle d’acteur d’un État de droit adapté aux défis du xxie siècle.