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La protection des droits humains : nouvel enjeu juridique majeur pour les entreprises ?

Par Olivier Dorgans et Hortense de Roux, associés, cabinet Ashurst.

La France s’est dotée, le 27 mars 2017, d’un instrument juridique inédit : la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre. Quatre ans après le drame du Rana Plaza, les élus français ont souhaité dépasser les simples concepts de soft law qui encadraient jusqu’alors les droits humains et ont exigé des grandes entreprises qu’elles jouent un rôle plus actif en la matière. À son tour, l’Union européenne est sur le point d’adopter une directive européenne sur le devoir de vigilance. L’année 2022 sera-t-elle celle de la consécration de la protection des droits humains ? Quel bilan tirer de quatre années de devoir de vigilance à la française ?

La loi de 2017 s’applique à toute société qui emploie, deux années consécutives, plus de 5 000 salariés en France, ou plus de 10 000 en France et à l’étranger. Si ce champ d’application paraît simple, il n’en recèle pas moins d’incertitude quant à sa mise en œuvre, à tel point qu’il est encore aujourd’hui impossible de déterminer avec exactitude l’ensemble des entreprises soumises à cette loi, même si Sherpa et CCFD Terre Solidaire dénombrent 263 sociétés a priori assujetties1.

Afin de répondre au double objectif de vigilance et de transparence de la loi française, les entreprises visées doivent établir, publier, respecter et évaluer un plan de vigilance lui-même structuré autour de cinq volets (cartographie des risques, procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, sous-traitants et fournisseurs, mesures d’atténuation correspondantes, mécanisme d’alerte et dispositif de suivi des mesures et d’évaluations de leur efficacité). L’exigence de transparence se matérialise dans l’obligation faite aux entreprises de publier leur plan de vigilance. Pour autant, Sherpa et CCFD Terre Solidaire relevaient en juillet dernier2 que 44 sociétés ne l’avaient toujours pas publié.

Cette obligation duale étant susceptible d’engager la responsabilité civile des sociétés, différentes ONG françaises et étrangères ont, depuis mi-2019, assigné un nombre croissant d’entreprises afin d’obtenir du juge judiciaire qu’elles se conforment à cette obligation et réparation de l’éventuel préjudice « que l’exécution de ces obligations auraient permis d’éviter » 3. Ont ainsi été successivement visées Total Energies (à deux reprises), Téléperformance, EDF, Suez, Casino ainsi qu’XPO Logistics. Ces assignations étant toujours en cours, il est encore aujourd’hui difficile d’en apprécier leur portée, même si les débats ont déjà permis de statuer définitivement sur la compétence juridictionnelle en faveur de celle du tribunal de commerce. En juin 2021, le Parquet national financier a, par ailleurs, ouvert une enquête pour recel de travail forcé et de crimes contre l’humanité contre plusieurs multinationales de l’habillement (Inditex, Uniqlo, SMCP et Skechers) à la suite de la plainte déposée en avril 2021 par plusieurs ONG et une victime ouïghoure.

Parallèlement au déploiement de la loi française, le Parlement européen a adopté, le 10 mars 2021, un projet de directive ambitieux renforçant le devoir de vigilance notamment au travers de l’élargissement de son champ d’application, l’association obligatoire des parties prenantes dans l’élaboration et la mise en œuvre de la stratégie de vigilance, l’adoption de sanctions administratives et l’instauration d’une présomption de responsabilité en cas de préjudice.

Force est donc de constater que les droits humains sont en passe d’occuper une place centrale parmi les enjeux de compliance auxquels les entreprises françaises sont confrontées. Reste maintenant à voir quels moyens celles-ci alloueront à la gestion de ces risques et comment elles articuleront protection des droits humains, prévention de la corruption et respect des réglementations sanctions économiques, les synergies entre ces thématiques étant plus que jamais prégnantes. 

Notes

1. « Le radar du devoir de vigilance, identifier les entreprises soumises à la loi », Sherpa et CCFD Terre Solidaire, juillet 2021.

2. Ibid.

3. Article 2 de la loi sur le devoir de vigilance.