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La double matérialité : plus qu’un concept, une clé de durabilité des entreprises

Par Patricia Savin et Yvon Martinet, associés du cabinet DS Avocats, auditeurs de durabilité inscrits auprès de la H2A (OTI)

Principe clé introduit par la réglementation européenne en matière de durabilité, et notamment la directive CSRD et ses normes ESRS structurés par l’EFRAG, la notion dite de « double matérialité » est bien plus qu’un concept technique des démarches ESG, c’est un miroir des fractures idéologiques, économiques et géopolitiques du monde contemporain.

La double matérialité repose sur le principe qu’une entreprise doit analyser et publier des informations extra-financières dans le domaine de l’Environnement, du Social et de la Gouvernance (ESG) sous deux angles complémentaires.

 

La matérialité financière (outside-in) vise à évaluer comment les enjeux ESG peuvent impacter la performance et la situation financière de l’entreprise (ex. : impact de la sécheresse, des inondations…). La matérialité d’impact (inside-out) vise à évaluer comment l’entreprise, via ses activités et sa chaine de valeur, impacte l’environnement et la société (ex. : impacts de l’entreprise sur la biodiversité, le réchauffement climatique, les conditions de travail de ses sous-traitants…).  L’entreprise doit ainsi identifier et rendre compte tant des risques et opportunités financiers liés aux enjeux ESG, que de ses impacts réels ou potentiels sur l’environnement et la société : les IRO. 

Cette double lecture confère à la double matérialité une valeur stratégique en ce qu’il ne s’agit pas seulement de décrire l’entreprise, mais également de la situer dans un monde et une économie en mutation.

La double matérialité invite les acteurs du droit, de la finance, de la comptabilité et des sciences écologiques à dialoguer, tout en servant de socle à une régulation ambitieuse. Toutefois, plus elle gagne en précision, plus elle devient un terrain de confrontation et d’enjeux politiques. À l’échelle internationale, sa diffusion révèle un clivage. 

Les États-Unis restent arc-boutés sur une matérialité strictement financière. Dans cette vision de l’entreprise fondée sur la seule création de valeurs pour l’actionnaire, seule l’information susceptible d’affecter les flux financiers intéresse le régulateur. Les enjeux sociaux, climatiques ou systémiques sont ignorés, à moins d’avoir un effet comptable immédiat. L’ESG est réduit à un outil de gestion des risques pour investisseurs, verrouillant toute approche transformatrice. Le refus américain actuel d’intégrer la double matérialité n’est pas seulement une inertie réglementaire, c’est un choix idéologique.

La Chine, au contraire, adopte la double matérialité. En avril 2024, les bourses de Shanghai, Shenzhen et Beijing ont publié des lignes directrices de reporting de durabilité imposant à certaines entreprises cotées de publier des rapports ESG à partir de 2026 sur l’exercice 2025 selon l’évaluation de double matérialité. En décembre 2024, le ministère des Finances a publié une version dite Basic Standards portant divulgation des informations ESG selon le principe de double matérialité. D’abord volontaire, ce reporting devrait être étendu à toutes les entreprises pour 2030. La Chine opère une forme de « double matérialité stratégique » : les entreprises doivent intégrer des objectifs environnementaux, principalement climatiques, au service d’un État qui pilote la transition comme levier d’influence. C’est une matérialité dirigée qui conjugue contrôle étatique et ambition verte.

 

Pour sa part, l’Europe vacille. Après avoir été moteur avec la NFRD, puis la CSRD et les ESRS, elle recule sous la pression du « backlash » réglementaire. Le paquet Omnibus incarne ce virage. Omnibus 1 a reporté de deux ans l’obligation de publier des rapports de durabilité pour les entreprises de vagues 2 et 3. Omnibus 2, en discussion, devrait considérablement réduire tant le champ des entreprises concernées avec un seuil de 1000 salariés, que l’étendue des informations à publier. Le projet de Clean Industrial Deal affiche une volonté de concilier compétitivité et durabilité, au prix de l’abandon de l’ambition du Green Deal qui était de fonder la puissance économique de l’Europe sur la transition écologique. Ce double discours brouille le message européen et compromet sa crédibilité normative.

Trois modèles se dessinent ainsi. Les États-Unis, fidèles à une logique de marché financiarisé, marginalisent les enjeux ESG. La Chine avance à grande vitesse, en assumant une gouvernance forte et rapide de la durabilité. L’Europe – pionnière - devient hésitante, donne l’impression de s’autosaboter et, finalement, ne permet plus aux entreprises d’identifier la trajectoire ESG européenne.

La double matérialité, en tant qu’outil d’alignement de l’économie sur les limites planétaires, devrait être le socle d’un nouveau pacte mondial assumé que l’Europe devrait porter haut et fort, comme elle l’avait initialement fait avec le Green Deal. Il est plus que temps d’intégrer dans la Boussole de compétitivité annoncée en février 2025 une Boussole de durabilité indispensable à la pérennité des entreprises.