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La dérive du droit des clauses abusives

Par Philippe Métais et Élodie Valette, associés, cabinet Bryan Cave Leighton Paisner (BCLP).

Conçu dans le but légitime de protéger le consommateur en préservant le contrat, le droit des clauses abusives est désormais utilisé pour rechercher l’annulation des contrats, en s’affranchissant des contraintes du droit des nullités, en particulier la prescription quinquennale.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), pour la première fois, dans un arrêt du 10 juin 2021, a dit pour droit qu’au nom du principe d’effectivité du droit européen, les actions en constatation de clauses abusives figurant dans un contrat entre un professionnel et un consommateur ne sont soumises à aucun délai de prescription.

Cette imprescriptibilité affirmée aussi clairement par la CJUE a de quoi surprendre. Elle ne trouve aucune autre application en droit civil et n’est prévue par aucun des articles de la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993 sur les clauses abusives, ni par aucun autre texte. Seule une partie de la doctrine française, suivie par la Cour de cassation dans une décision récente (Com., 8 avril 2021, n° 19-17.997), la justifie sur le fondement très contestable que les clauses abusives seraient « inexistantes » ou « n’auraient jamais existé ».

À suivre les hautes cours, ce sont des portefeuilles entiers de contrats très répandus dans la vie économique (de location, de crédit, de fourniture de services tel que l’électricité ou internet, etc.) qui pourraient être remis en cause à tout moment, en cours d’exécution ou postérieurement à leur exécution intégrale, au gré de la conception que les juridictions auront alors de ce qui est ou non abusif.

Il est regrettable que la CJUE n’ait pas pris en compte un autre principe à valeur tout aussi importante que l’effectivité du droit européen, celui de la sécurité juridique. Certes, l’on objectera que la suppression des clauses abusives a pour vocation de retirer du contrat seulement ce qui est abusif, dans le but de conserver ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire, en principe, l’essentiel du contrat.

Cependant, en s’appuyant sur le texte de la directive 93/13/CEE qui précise que le contrat continue de lier les parties à condition toutefois qu’il puisse subsister sans les clauses abusives, il est désormais fréquemment demandé aux juridictions d’ordonner l’annulation rétroactive du contrat ou, à tout le moins, de ses stipulations principales. Il est remarquable de constater que, dans certains de ces contentieux, l’annulation de l’entier contrat est recherchée, avec les effets restitutoires qui y sont attachés, alors qu’une action en nullité aurait pourtant été jugée prescrite. Il reste à espérer que les juridictions ne se laisseront pas abuser par un tel détournement des principes les mieux établis du droit des obligations.

En rappelant que l’objectif de la directive 93/13/CEE et des textes la transposant en droit interne n’est pas d’annuler les contrats, mais de rétablir un équilibre entre les droits et les obligations des parties, plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation sont encourageantes. Dans un arrêt du 2 juin 2021, la Cour de cassation approuve une cour d’appel qui au lieu de supprimer l’intégralité d’une clause de déchéance du terme, a jugé que seulement certaines des causes de déchéance devaient être considérées comme abusives (1re civ., 2 juin 2021, n° 19-22.455).

Plus récemment encore, la Cour de cassation casse un arrêt d’appel, au motif qu’en raison de la divisibilité d’une clause résolutoire insérée dans un contrat de location financière, seuls les éléments de cette clause entraînant un déséquilibre significatif doivent être réputés non écrit et non la clause dans son ensemble (Com., 26 janvier 2022, n° 20-16.782).

En dehors du régime des clauses abusives, on se souviendra que la Cour de cassation avait déjà réputé partiellement non écrite une clause contractuelle illicite, celle-ci demeurant valable pour le surplus. À titre d’exemple, elle a appliqué cette sanction à propos de clauses de non-concurrence (Cass. Soc., 20 février 2013, n° 11-17.941) ou de clauses d’échelle mobile dans un bail commercial (Cass. 3e civ., 6 février 2020, n° 18-24.599) partiellement irrégulières.

Ainsi, la Cour de cassation rappelle aux juges du fond que leur mission, en matière de clauses abusives, est seulement de supprimer ce qui dans le contrat est abusif, c’est-à-dire reflétant un déséquilibre significatif entre le professionnel et le non professionnel. Le droit des clauses abusives doit avoir pour vocation de compléter le droit des nullités, pas de s’y substituer, ni de le contourner. ■

Bryan Cave Leighton Paisner (BCLP) Philippe Métais Élodie Valette