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Entreprises sous tension face aux normes anticorruption et ESG

Par Bryan Sillaman associé et Sergon Sancar counsel, cabinet Proskauer Rose

La conformité n’évolue plus uniquement sur le terrain du droit mais sur celui, plus mouvant, des rapports de force géopolitiques. Deux dynamiques s’imposent simultanément : d’une part, un repli du leadership américain en matière de lutte contre la corruption, illustré par la suspension temporaire des poursuites fondées sur le FCPA ; d’autre part, une intensification de l’agenda réglementaire européen en matière de durabilité, dont les effets extraterritoriaux sont assumés.

Cette double tension met à rude épreuve les capacités de pilotage juridique des groupes internationaux, pris entre plusieurs régimes parfois contradictoires, qui exposent à des risques opérationnels, juridiques, réputationnels et financiers accrus. Par décret exécutif du 10 février 2025, l’administration américaine a décidé de suspendre, pour une durée initiale de six mois, les poursuites pénales engagée sur le fondement du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA). Ce moratoire, officiellement justifié par des considérations de sécurité économique et de priorisation des ressources fédérales, a soulevé de nombreuses critiques. Cette décision a suscité des inquiétudes au sein de la communauté internationale, notamment de la part de membres de l’OCDE, qui ont exprimé des réserves quant au respect par les États-Unis de l’article 5 de la Convention sur la lutte contre la corruption, qui impose aux États parties de ne pas subordonner les poursuites à des considérations d’intérêt économique national. Pour les entreprises, ce gel des poursuites crée un climat d’incertitude. D’abord, parce que les faits susceptibles de constituer une infraction au FCPA pendant cette période ne sont pas nécessairement exemptés de poursuites ultérieures. Ensuite, parce que l’inertie américaine incite d’autres juridictions à occuper le terrain. 

à ce titre, le 20 mars 2025, le Serious Fraud Office (SFO) du Royaume-Uni, le Parquet national financier français (PNF) et le Ministère public de la confédération Suisse (MPC) ont annoncé la création d’un groupe de travail afin de renforcer leur coopération et engagement commun dans la lutte contre la corruption internationale. Si cette initiative n’a pas été présentée comme une réponse directe au gel du FCPA, elle s’inscrit dans une dynamique d’alignement croissant des pratiques et des doctrines de poursuites entre ces trois juridictions, et témoigne d’une volonté de renforcer la coordination des poursuites, notamment hors du cadre du DOJ américain. Lors d’une déclaration publique le 7 mai 2025, le chef du PNF, Jean-François Bohnert, a d’ailleurs indiqué que cette taskforce pourrait s’élargir à d’autres juridictions, y compris non européennes, en référence notamment aux états-Unis.

Cette dynamique d’alignement se manifeste également dans le cadre d’accords de justice négociée. à cet égard, le SFO a publié en avril 2025 de nouvelles lignes directrices sur les conditions d’accès à un Deferred Prosecution Agreement (DPA), précisant notamment que sauf circonstances exceptionnelles, les entreprises qui signalent spontanément et coopèrent pleinement avec les enquêteurs pourront être invitées à négocier un DPA plutôt que de faire l’objet de poursuites pénales. Ce texte apporte également des précisions sur ce que le SFO considère comme une coopération véritable (qui fait écho à l’exigence de bonne foi prévue dans les lignes directrices du PNF publiées en 2023, relatives aux Conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP) se manifestant notamment par la conservation des preuves, la transparence sur les faits et une collaboration précoce.

Sur un autre front de la durabilité, la dynamique européenne, initialement ambitieuse, a connu un ralentissement notable. En avril 2025, le Parlement européen a adopté le paquet Omnibus, incluant un mécanisme « Stop-the-Clock » reportant l’application de la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Cette directive impose à toutes les grandes entreprises opérant dans l’UE, y compris celles dont le siège est hors Europe, de publier des informations détaillées selon les normes ESRS, notamment sur leurs impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance. Le retardement dans l’application de la CSRD ne réduit en rien la portée extraterritoriale du dispositif. Environ 3 000 entreprises non européennes, principalement américaines, restent soumises aux obligations de reporting ESG si elles exercent une activité significative dans l’Union européenne. Aux États-Unis, une proposition de loi, le Protect USA Act, a été déposée au Congrès pour empêcher les filiales américaines de se soumettre à certaines obligations extraterritoriales européennes, en particulier lorsque ces obligations sont perçues comme contraires aux intérêts stratégiques nationaux.

Ces évolutions ne doivent pas être considérées isolément. Ce sont les symptômes d’un phénomène plus profond : la fragmentation du droit de la conformité, sur fond de recomposition des équilibres géopolitiques. Pour les directions juridiques, cela se traduit par une accumulation de référentiels, une hausse continue des coûts de mise en conformité, et une instabilité juridique croissante.

Les cartographies de risques doivent désormais intégrer des critères de territorialité élargie, tandis que les matrices de conformité doivent être adaptées à des situations où l’extraterritorialité s’applique à sens unique. Une entreprise active dans dix pays peut être soumise à six obligations de reporting extra-financier différentes, dont certaines incompatibles sur le plan technique ou légal. De même, dans le domaine anticorruption, le retrait américain affaiblit la prévisibilité d’un système jusque-là largement centralisé autour du DOJ, au profit de logiques nationales parfois concurrentes.

La multiplication des normes de conformité, loin de n’être qu’un enjeu juridique, devient un facteur de structuration stratégique. Pour les entreprises exposées, il ne suffit plus d’assurer la conformité formelle à une réglementation donnée : il faut arbitrer, anticiper et parfois résister à des logiques juridiques divergentes.

Cela suppose une gouvernance de la conformité pensée en amont, à l’échelle des groupes, avec une doctrine claire, des lignes rouges définies, et une capacité d’adaptation rapide. Elle implique également une intégration étroite des équipes juridiques et conformité dans les opérations stratégiques de l’entreprise, notamment par la constitution de groupes de travail réunissant les parties prenantes internes concernées, et par un dialogue régulier avec les autorités règlementaires et partenaires externes dans les juridictions où l’entité opère.  À défaut, les entreprises risquent de subir les effets d’une fragmentation normative qui, en 2025, est devenue un levier d’affirmation des souverainetés.