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Double prix et fin du principe d’équivalence : vers la désacralisation de la vente en ligne ?

Par Nicolas Gransard et Boris Ruy, associés, Fidal

La pratique, dite du « double prix », consiste à appliquer, à un même distributeur « hybride », deux niveaux de prix différents : l’un pour les produits qu’il destine à la vente physique, l’autre pour ceux concernés par la vente en ligne. Il ne s’agit donc pas d’une simple différenciation tarifaire par le jeu de conditions générales de ventes (CGV) catégorielles. En 2010, le double prix a été aussitôt analysé par les lignes directrices (Pt. 52) comme une restriction caractérisée, même si très peu de décisions – et aucune en France – ont à ce jour sanctionné cette pratique.

Les lignes directrices (LD) de 2010 comportent certes une ouverture (Pt. 64), mais qui est trop générale, car uniquement fondée sur l’article 101 § 3 du TFUE. Centrée exclusivement sur les coûts du fournisseur et non du distributeur, cette ligne de fuite est bien trop étroite pour que les fournisseurs s’y risquent. En 2020, la Commission a effectué plusieurs constats. D’abord, un net changement du contexte économique pendant la dernière décennie : tandis que le commerce en ligne s’impose, le commerce physique implose. Ensuite, l’état actuel du droit trop aléatoire pour permettre aux marques d’« incentiver » les investissements inhérents à la vente physique. Enfin, une insécurité juridique renforcée par des divergences d’approche entre autorités nationales de concurrence.

Toutes choses qui appelaient clarification et création d’une zone de sécurité. Cela semble chose faite aux termes du projet de nouvelles lignes directrices (Pt. 195) : la pratique du double prix y est admise « pour autant qu’elle ait pour objet d’encourager ou de récompenser le niveau approprié d’investissements réalisés respectivement en ligne et hors ligne ». Notons que le « niveau approprié d’investissement », critère finalement retenu, n’est pas identique à celui du « niveau de coût effectif ». Le terme « approprié » semble introduire une règle de proportionnalité eu égard à l’objectif commercial de l’investissement, sans doute afin d’éviter que des investissements excessifs dans le commerce physique ne génèrent des distorsions tarifaires trop importantes.

Tout l’enjeu sera donc de placer correctement le curseur. Des interrogations subsistent sur la méthode. Une approche « macro » consisterait à financer à l’avance, par une différenciation tarifaire générale, l’ensemble des investissements indépendamment de leur déploiement effectif par les distributeurs, ce qui pourrait susciter des comportements de free riders parmi ces derniers. Plus exigeante, une approche « micro » pourrait consister à financer les investissements au cas par cas, sous réserve de leur mise en oeuvre effective par chaque distributeur. Cela reviendrait à contractualiser chaque investissement, par exemple via les critères de sélection dans les réseaux sélectifs, puis à les rémunérer par des avantages tarifaires « ligne à ligne ». La proportionnalité pourrait également être appréciée sur la base de critères commerciaux mesurés directement auprès du consommateur, par l’évaluation de sa satisfaction. Il est encore trop tôt pour trancher entre ces approches. Une chose est certaine : d’après l’actuel projet de lignes directrices, la différence de prix devra ni plus ni moins « correspondre à la différence entre les coûts exposés dans chaque canal par les distributeurs au niveau du commerce de détail » et ne devra – évidemment – pas avoir pour objet « d’empêcher l’utilisation effective de l’internet à des fins de vente en ligne ». La mise en oeuvre opérationnelle devra, elle aussi, trouver ses solutions.

Sauf si les produits destinés à la vente physique et en ligne font l’objet de flux physiques distincts auprès d’un distributeur donné (ex : entrepôts différents), on ne pourra pas appliquer par avance un prix différencié. C’est pourquoi les avantages différés (RFA, coopération commerciale etc.) seront probablement l’outil tarifaire approprié. Pour les mêmes raisons, la mise en place par les fournisseurs d’outils de tracking pourrait probablement se développer. Mais là encore, attention à bien en cantonner l’objectif, afin d’éviter qu’elle ne dérive vers des pratiques problématiques, telles que la surveillance des prix et/ou la limitation de fait des ventes en ligne, outre d’éventuelles tentations de répartitions de territoires ou clientèles, lesquelles pourraient être poursuivies sur le terrain des pratiques anticoncurrentielles.