Connexion

Doctrine condamnée pour des actes de concurrence déloyale

Par Anne Portmann

Mercredi 7 mai 2025, la cour d’appel de Paris a rendu un arrêt condamnant la société Forseti, qui exploite le site internet doctrine.fr, à réparer les actes de concurrence déloyale commis à l’encontre des sociétés Éditions Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons. La cour a reconnu que Forseti avait, avant la mise en place de l’open data des décisions de justice, créé un fonds jurisprudentiel d’ampleur de manière illicite et déloyale. Les explications d’Anne Loiseau, directrice juridique de Lamy Liaisons(1).

La plateforme Doctrine.fr s’est déployée sur le marché à une vitesse très rapide. Qu’est-ce qui a intrigué les éditeurs juridiques ?

Lors de l’entrée de Doctrine sur le marché, en 2016, nous avons été interpellés à la fois par le nombre de décisions de justice revendiqué, notamment celles de première instance, et la rapidité de la constitution de ce fond jurisprudentiel. En effet, même en étant abonnés depuis de nombreuses années aux flux jurisprudentiels officiels (tels que JuriCa ou Arianeweb) et en ayant conclu des partenariats avec les juridictions, il était mathématiquement impossible de détenir une telle masse de décisions, notamment des décisions de première instance, quasiment absentes des flux étatiques. En y regardant de plus près, les éditeurs se sont aperçus que certaines « décisions » n’en étaient en réalité pas vraiment, puisque leur fonds contenait des rapports d’avocats généraux, de conseillers rapporteurs, etc. Face à la persistance de ces faits, les éditeurs ont choisi de saisir la justice, afin d’une part, que les principes d’une concurrence saine et loyale soient respectés, et d’autre part que la lumière soit faite sur la collecte massive des décisions de justice entre 2016 et 2019, avant l’entrée en vigueur de l’open data issu de la loi Lemaire. 

Comment cette action a-t-elle été reçue par les juges de première instance ?

Le tribunal de commerce de Paris a rendu un jugement le 23 février 2023, déboutant les éditeurs de l’ensemble de leurs demandes et les a, de surcroît, condamnés à payer les sommes de 50.000 € pour procédure abusive et à 125 000 € d’article 700. De telles condamnations sont très rares en pratique. Les éditeurs, attachés à l’éthique des affaires, ont évidemment souhaité interjeter appel.

Quelle a été la stratégie en cause d’appel ?

Nous avons insisté sur le fait que les décisions de justice ne sont pas des données comme les autres, car elles contiennent des données sensibles. Un tel traitement de données à caractère personnel ne peut donc s’effectuer que si celles-ci sont collectées et traitées de manière loyale et licite, notamment au regard de la loi informatique et libertés de 1978 et du Règlement général de protection des données (RGPD). 

Par ailleurs, les éditeurs juridiques ont une responsabilité éthique en matière de collecte et de diffusion des décisions publiques et, avant l’open data, ils étaient soit abonnés aux flux officiels soit ils concluaient des conventions avec les juridictions. L’arrêt constate que les allégations de Doctrine sur la remise spontanée par les greffes de dizaines, voire de centaine de milliers de décisions n’étaient pas vraisemblables, alors que les directeurs de greffe ou les présidents des TGI affirmaient n’avoir jamais été en contact avec cette société et qu’en tout état de cause, la délivrance d’une copie aurait dû donner lieu à une mention sur la minute de la décision concernée, ce qui n’était pas le cas. La cour relève des présomptions graves, précises et concordantes, au sens de l’article 1382 du code civil, que la société Forseti s’est procuré des centaines de milliers de décisions de justice des tribunaux judiciaires et administratifs de manière illicite, sans autorisation des directeurs de greffe et, pour les décisions administratives, en violation des dispositions de la convention de recherche conclue avec le Conseil d’État. Un ancien employé a d’ailleurs été condamné, le 9 mai 2025, à 18 mois de prison avec sursis et 15 000  € d’amende pour accès frauduleux et extraction illégale de données. Il avait utilisé les codes d’une greffière du tribunal de grande instance de Poitiers en les lisant par-dessus son épaule, pour extraire 52 000 décisions de la base du tribunal. 

Cette décision est-elle satisfaisante ?

Au-delà des condamnations pécuniaires prononcées par la cour, cette décision est une victoire, parce que le principe d’une collecte licite des décisions de justice est affirmé, garantissant une concurrence saine et loyale entre les diffuseurs des décisions de justice. La cour a ainsi rappelé que l’on ne peut pas s’affranchir de principes qui ont d’ailleurs été posés, par la suite, dans le cadre de l’open data des décisions de justice. Les éditeurs ne devraient pas former de pourvoi en cassation et le dirigeant de Doctrine a également annoncé qu’il en resterait là. 

Est-ce que le fait que Doctrine ait été condamnée à publier, sous astreinte, un extrait de la décision sur son site internet est une bonne chose ?

C’est important, car cette publicité permet d’informer les professionnels du droit que le comportement déloyal de la plateforme a été sanctionné. Les éditeurs avaient fait valoir en appel que ces agissements avaient terni leur image vis-à vis des autres acteurs de la justice et du public en général. T

Réf. : CA Paris, pôle 5, chambre 1, 7 mai 2025, RG n° 23 /06063

 

 

Les avocats dans ce dossier 

C’est le cabinet Paul Hastings qui a représenté les intérêts des éditeurs appelants dans ce dossier, à savoir les Editions Dalloz, Lexbase, Lexisnexis, Lextenso et Lamy Liaisons, avec Laurent Martinet, Vincent Rouer (désormais chez Óros Avocats) et Lucie Bocquillon. François Teytaud, de l’AARPI Teytaud-Saleh était postulant. L’avocat Christophe Caron les avait représentés en première instance. L’intimée était représentée par Herbert Smith Freehills, avec Alexandra Néri, Sébastien Proust et, comme postulant, Benjamin Moisan de la Sarl Baechlin-Moisan.

 

Quels risques pour les clients de Doctrine ?

Doctrine était-elle au courant de l’origine illégale de la collecte des décisions de justice qui ont constituées sa base entre 2016 et 2018 ? C’est en tout cas l’hypothèse de l’éditeur Lexbase qui a déposé plainte avec constitution de partie civile pour recel, en janvier 2023, contre la société Forseti. Fabien Girard, président du directoire de Lexbase, a en effet expliqué à la rédaction de la LJA que, selon une jurisprudence constante, il suffit que la personne morale ait été au courant de l’illicéité des méthodes de collecte pour qu’on puisse la mettre en examen pour recel. Poursuivant sa réflexion, l’éditeur soutient qu’à partir du moment où Doctrine aura publié la décision de justice sur son site, elle deviendra opposable à ses clients qui seront, eux aussi, susceptibles d’être considérés comme receleurs. Tous les éléments constitutifs de l’infraction seront, selon lui, constitués.