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Comment être condamné pour fraude fiscale alors que l’impôt n’est pas dû ?

Par Maxence Manzo, associé, cabinet Cazals Manzo Pichot Saint Quentin.

Arrêts rendus par le Conseil d’État le 5 novembre 2021 (n° 433367) et par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 8 avril 2021 (n° 19-87.905).

Pour rappel, jusqu’à la décision n° 2016-546 QPC du Conseil constitutionnel, un contribuable pouvait être condamné pénalement pour fraude fiscale alors même que les juridictions administratives considéraient que la fraude fiscale n’était pas constituée.

Par cette décision, le Conseil constitutionnel a jugé que les juridictions pénales ne peuvent pas condamner un contribuable pour fraude fiscale lorsque ce dernier a été déchargé de l’impôt par une décision juridictionnelle devenue définitive pour un motif de fond. Le Conseil constitutionnel réserve le cas spécifique de la décharge en raison d’un motif de procédure.

Cette décision de bon sens ne fait que confirmer un principe simple : il ne peut y avoir de fraude fiscale si le juge de l’impôt considère que l’impôt n’est pas dû.

Une décision récente rendue par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 8 avril 2021 montre qu’il n’est pas mis fin à cette situation absurde.

Au cas d’espèce, deux époux ont cédé à une société de droit anglais qu’ils contrôlaient, les droits d’exploitation des marques et brevets qui étaient jusqu’ici exploités par la société Y. Au lendemain de la cession, la société anglaise concédait à la société Y un contrat de licence exclusive d’exploitation des marques et brevets précédemment cédés.

Les juridictions pénales ont considéré que les époux étaient coupables de fraude fiscale dans la mesure où ils n’avaient pas déclaré et payé l’impôt en France, en application de l’article 155 A du CGI, au titre des redevances versées à la société anglaise, ces redevances étant analysées comme la rémunération de prestations réalisées par l’épouse.

Parallèlement à cette procédure pénale, l’administration fiscale avait porté l’affaire devant les juridictions administratives.

Dans une décision du 5 novembre 2021, le Conseil d’État, confirmant sa jurisprudence de 20201, a prononcé la décharge de l’impôt en considérant que l’article 155 A du CGI n’était pas applicable.

Les solutions des deux juridictions s’inscrivent dans la logique judiciaire d’interprétation stricte du principe d’indépendance des procédures fiscale et pénale puisque la Cour de cassation maintient le principe que le juge pénal ne peut (et non doit) surseoir à statuer qu’à la condition qu’il existe un « risque sérieux de contradiction » avec la jurisprudence administrative et qu’il doit motiver dans sa décision2.

Conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, cette condamnation n’a pas lieu d’être. En pratique, les contribuables n’auront d’autre choix que d’utiliser la procédure de révision, extraordinaire en raison de son exceptionnelle rareté, et pourraient également envisager de mettre en cause la responsabilité de l’État français pour avoir été indûment condamnés.

La position de la chambre criminelle de ne pas surseoir à statuer est incompréhensible et pose un problème de sécurité juridique puisque sa décision, qui est totalement dépendante de la décision d’une autre juridiction, à savoir le juge de l’impôt, peut conduire à des erreurs judiciaires.

Dans un environnement fiscal de plus en plus complexe et répressif, avec la mise en place de nouvelles règles de communication automatique des affaires fiscales au parquet, l’analyse préalable par le juge de l’impôt, spécialisé en la matière, est plus que jamais nécessaire. L’on ne peut donc que s’inquiéter des tâtonnements illustrés par ces récentes jurisprudences et déplorer que la chambre criminelle de la Cour de cassation refuse de manière quasi-systématique le sursis à statuer alors même qu’elle n’est pas compétente pour déterminer si l’impôt est dû.

Une réforme législative s’impose au plus vite pour éviter des situations ubuesques. Selon nous, elle devra au minimum prévoir un sursis automatique à statuer et confirmer qu’en cas de décharge par le juge de l’impôt (pour un motif autre que de forme), le juge pénal ne pourra en aucun cas poursuivre. 

Notes

1. CE 8 juin 2020, n° 418932 418963.

2. Cass., Crim 11-9-2019, n° 18-81-980.