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Marc Jany, juriste mondialisé

Par Anne Portmann | Photographies : Mark Davies

L’ouverture au monde, c’est bien ce qui caractérise la carrière du juriste Marc Jany, qui n’a cessé de travailler à l’international pour de grands groupes. Aujourd’hui directeur conformité pour Dassault Systèmes, il insiste sur la nécessaire capacité des juristes à se réinventer pour accompagner la transformation des entreprises. Portrait.

Marc Jany est français. D’un père diplomate, son enfance a été imprégnée de cultures diverses. Sa famille a d’abord vécu en Espagne, puis à Los Angeles. À l’âge de 18 ans, il pose finalement ses valises en France pour y étudier le droit, ce qui n’était pas vraiment une tradition familiale. On était plutôt orienté vers le secteur médical. De ses voyages, Marc Jany garde le goût de l’international et n’a jamais imaginé sortir de cet environnement mondial. Il fait d’ailleurs ses premières armes dans le domaine pétrolier où il s’intéresse rapidement aux contrats internationaux. En 1984, il rejoint la firme américaine Shearman & Sterling en tant que conseil juridique. « Le contentieux m’intéressait peu à l’époque, j’avais vraiment la fibre des affaires », se souvient-il. Fort de ses attaches familiales établies aux États-Unis, il exerce un peu à New York, mais ressent très vite le besoin de « se ressourcer sur le vieux continent », puis de s’y établir. « La vie outre-Atlantique était confortable, mais culturellement, l’Europe me manquait ».

Des juristes pour réguler

Peu désireux de rester en cabinet, il rejoint bientôt le secteur des télécoms. « L’industrie était en plein essor et l’une des premières à s’ouvrir à l’international. Les entreprises des télécommunications étaient les fleurons de l’économie », se souvient-il. Il intègre Alcatel, qui avait racheté depuis peu les activités mondiales de télécommunications du groupe américain ITT. La direction juridique est alors l’une des plus importantes d’Europe. Et le pari est très excitant pour le jeune juriste qui souhaite accompagner ce mouvement de mondialisation. C’est l’époque des premières régulations mondiales, notamment en ce qui concerne les contrats d’achat d’équipement et la publication du Livre Vert des Télécoms. « C’était une période intense ! », se souvient Marc Jany, qui enchaînait alors la négociation de contrats internationaux et les transferts de technologie. Il se déplaçait au moins trois fois par mois à l’étranger. « C’était à l’époque du début de la téléphonie mobile et de la numérisation des réseaux. Le secteur était pionnier dans le domaine de la dérégulation ». Pendant les 15 années passées dans l’entreprise, Marc Jany, pris dans le « tourbillon » de cette activité, recrute des juristes, crée des équipes et les fait évoluer. Il contribue notamment à la mise en place d’un réseau de téléphonie à Tahiti, l’occasion de se pencher sur… le droit des concessions du XIXe siècle.

À ses débuts dans l’entreprise, Stéphane Guérin, directeur juridique qui s’occupait des fusions-acquisitions au sein du groupe, le prend sous son aile et l’accompagne. Devenu pour lui une sorte de mentor, il dit aujourd’hui tirer une réelle fierté d’avoir pu, à son tour, transmettre son savoir et son expérience à d’autres. Il s’est d’ailleurs efforcé, tout au long de sa carrière, d’enseigner et de dispenser des formations en interne.

Mais face à la montée en puissance des Chinois sur le marché, la bulle économique des télécoms finit par exploser. Marc Jany rejoint alors un autre secteur : celui du nucléaire. Il entre chez Framatome, là aussi à un moment clé du développement de l’entreprise, c’est-à-dire juste avant la création d’Areva. Pendant quatre ans, il accompagne de grands projets, comme la création de l’EPR en Finlande et la vente de trois réacteurs nucléaires à la Chine. Il quitte ce secteur pour devenir directeur juridique de Framatome ANP, et rejoint ensuite la branche énergie d’Alstom, en Suisse cette fois. Il exerce sept ans dans cet environnement diversifié en tant que chief counsel VP legal & contract management. « Les salariés étant des Suisses, des Français, des Allemands, des Anglais et des Américains, c’était culturellement très intéressant », relève Marc Jany qui s’épanouit décidément au contact des autres.

De la place du juriste

Marc Jany n’a pas eu, comme le revendiquent certains de ses pairs, à se battre pour faire reconnaître la place du juriste dans l’entreprise. Il dit avoir toujours eu « la chance » d’évoluer dans des milieux où la place du juridique était déjà établie, à l’image de ce qui existe dans le modèle américain. « Chez Alcatel, Stéphane Guérin avait pu établir la culture du juriste d’entreprise. Il y avait une certaine maturité sur ces questions, certainement due au fait que le directeur juridique pilotait les fusions-acquisitions, ce qui était assez rare à l’époque ». Dans la culture d’entreprise française, selon lui, le juriste était vu comme un mal nécessaire et ne favorisait pas le business. Cependant, en négociant des contrats et en exprimant leur potentiel, il est convaincu que les juristes ont la capacité de faire prospérer l’entreprise. Dans les entreprises au sein desquelles il a travaillé, qui se développaient toutes fortement, les directeurs juridiques étaient d’ailleurs présents au comex. « Depuis 10-15 ans, l’internationalisation des règles augmente le besoin en juridique », observe Marc Jany qui regrette que les PME françaises soient en retard sur ce mouvement.

Lorsqu’on lui pose la question de la nécessité de doter le juriste français du legal privilège, Marc Jany reconnaît qu’il serait utile pour le positionnement du juriste dans l’entreprise, mais s’interroge sur son impact opérationnel. Il explique : « Le secret professionnel n’est plus ce qu’il était, il est mis à mal par l’évolution juridique et judiciaire, notamment le droit d’enquêter, et son impact est moins fort qu’il y a quelques années. Je reste néanmoins optimiste sur le sujet et la position du patronat évolue, alors qu’il était auparavant foncièrement contre un salarié ayant un statut autonome dans l’entreprise ». Ce statut renforcé permettra aux juristes de travailler de manière « plus symbiotique » avec les avocats, déjà détenteurs du secret. Même s’il confesse n’avoir jamais ressenti, au cours de sa carrière, le besoin de s’inscrire auprès d’un barreau étranger, Marc Jany reconnaît que le legal privilège aurait été utile lorsqu’il travaillait dans la branche énergie Alstom, dans le cadre des multiples enquêtes pénales qu’a connues l’entreprise. « Il permet au juriste de donner ses avis par écrit, et non pas seulement à l’oral », indique-t-il.

La nouvelle donne de la conformité

Après son expérience en Suisse, en 2016, Marc Jany regagne la France et quitte le secteur industriel pour Dassault Systèmes dont il devient directeur juridique. Il évolue ensuite pour prendre en charge le déploiement de la branche compliance au sein de cet éditeur de logiciels 3D. « Il y avait de nouveaux enjeux réglementaires et des attentes des investisseurs. La compliance est le lieu de la transformation des mentalités et des process, dans un but de protection non pas seulement de l’entreprise, mais de la société au sens large ». Il y voit l’opportunité de se réinventer lui-même dans cette fonction qui a des frontières avec beaucoup de domaines : le juridique, le développement durable, l’éthique, etc. Après son passage chez Alstom, il est bien placé pour savoir quels ravages peut faire une enquête pénale sur la réputation des entreprises. Le code de conduite interne qu’il met en place couvre de larges domaines : sécurité informatique, protection des données, gestion des enquêtes internes, etc. « C’est un secteur où beaucoup de process sont à bâtir, où les besoins évoluent rapidement et ou des compétences très spécifiques sont requises, alors qu’il y a peu d’experts », observe Marc Jany. La matière impose également d’exercer de manière un peu différente. « Travailler en mode gestion de projet ne peut pas se faire à temps partiel », constate-t-il. Les enjeux de la conformité sont ambitieux et participent de la transformation des entreprises. « Les juristes doivent saisir l’opportunité de la conformité pour ne plus être considérés comme des gendarmes, mais pour encadrer, en amont, le business et le faire avancer de manière éthique et durable ».

Écouter le bruit du monde

Marc Jany prédit que l’économie mondialisée nécessitera l’harmonisation des besoins et donc des législations. « Les juristes doivent rester à l’écoute », avance-t-il. C’est pourquoi il conseille aux jeunes juristes de diversifier leurs études de droit en y ajoutant un diplôme étranger ou d’une école de commerce. Il leur recommande également d’être attentifs au choix des entreprises dans lesquelles ils travaillent. « Il faut choisir la culture d’entreprise qui vous convient ». Il exhorte également les jeunes juristes à ne pas stagner, mais à partir sans cesse en quête d’excellence, à se challenger, à développer de nouvelles compétences. « Le droit pénal devient désormais une nécessité, la compliance est un must have et une bonne connaissance de la gestion des risques est très appréciée ». Il souligne l’importance du travail en commun, de la maîtrise des langues et de la mobilité géographique et estime qu’il ne faut pas hésiter à prendre des risques et à changer d’entreprise, de secteur, voire de pays.

Marc Jany constate que désormais, tous les tiers, clients, fournisseurs, parties, etc., demandent aux entreprises de certifier et de garantir la conformité des process. Ce qu’il appelle la « contractualisation de la compliance » aura, selon lui, des conséquences sur tous les juristes d’entreprise. « Et la transformation numérique va également s’appliquer à nos métiers », ajoute-t-il. Selon lui, les juristes vont dans un premier temps accompagner cette transformation et les outils de gestion ou de détection seront amenés à les remplacer pour les tâches simples ou répétitives. Mais Marc Jany n’est pas inquiet, les juristes vont simplement devoir s’adapter pour se concentrer sur des tâches à haute valeur ajoutée.

Spécialisation et mise en perspective

Constatant que l’exigence de spécialisation étant sans cesse croissant, il se dit peu convaincu par l’idée de la grande profession du droit car « Il n’est pas possible de tout savoir ». Il donne l’exemple de l’Angleterre et de la différence entre solicitors et barristers, qui ne peuvent pas combiner les deux fonctions. Mais d’ajouter qu’il faut savoir changer de perspective pour examiner les situations du point de vue de l’autre. Ainsi, lorsqu’il applique une solution juridique, il se demande toujours ce qu’en dirait un juge, si le dossier venait au contentieux. « C’est un conseil que l’on m’a donné et que j’ai appliqué durant toute ma carrière ». Il faut ainsi avoir à l’esprit à la fois l’efficacité de l’ouvrage et son devenir, y compris en cas de litige. « Le juriste d’entreprise devrait toujours se frotter au contentieux pour le comprendre, mais rares sont ceux qui le font ».

Pour Marc Jany, un bon juriste se doit d’être créatif. « Il doit pouvoir intégrer beaucoup de données et prendre en compte une multitude de paramètres ». Il a d’ailleurs préconisé à ses équipes d’éviter de donner comme réponse un simple « non ». Et si c’est inévitable, le juriste doit également proposer des solutions pour faire aboutir l’opération envisagée. « Ces solutions, il faut les définir, les articuler et les présenter pour qu’un non-juriste puisse les comprendre. Dire le droit ne suffit pas, ce n’est qu’une partie de la réponse ».

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