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Le charme discret de Sullivan & Cromwell

Par Ondine Delaunay

Le portrait de Sullivan & Cromwell Paris est un petit événement en lui-même. « Nous n’avons jamais tenu à faire parler de nous dans la presse d’information générale. Ce n’est pas la culture de la maison. Nos avocats se concentrent sur les dossiers. C’est la reconnaissance des clients et de leurs pairs qu’ils recherchent, pas la célébrité médiatique », explique le managing partner, Gauthier Blanluet. Mais les temps changent. Car même si la firme américaine est implantée en France depuis près d’un siècle, elle doit aujourd’hui mieux affirmer son positionnement sur un marché européen de plus en plus concurrentiel.

Installé dans un emblématique bâtiment Art déco de la rue de la Boétie, le cabinet Sullivan & Cromwell partage ses locaux avec Bank of America. L’entrée de l’immeuble est majestueuse, presque imposante, intimidante. Mais l’ambiance du quatrième étage réchauffe le visiteur. Les locaux de la firme de lawyers s’ouvrent sur une grande salle de cafétéria, ce jour-là baignée de soleil. Dans un coin, un salon d’attente avec une bibliothèque dans laquelle se mêlent un livre sur le street-artiste Banksy avec la dernière édition du quotidien Les Échos et du New York Times. La salle, entièrement constituée de baies vitrées, se prolonge sur une vaste terrasse au bout de laquelle on aperçoit un bout de la Tour Eiffel. Dans ce décor élégant, l’équipe de 21 avocats de Sullivan & Cromwell se met en place pour une photo de groupe inédite. On entend, çà et là, quelques plaisanteries sur les cravates et les tenues choisies laissant comprendreque, pour l’essentiel, le costume sombre et les talons hauts ne sont plus de mise pour venir au bureau. Les échanges entre les avocats sont chaleureux, directs, et, en dehors de l’accent américain prononcé de certains, on se croirait presque dans un cabinet français prestigieux. Ce n’est d’ailleurs pas si étonnant puisque Sullivan & Cromwell est historiquement très proche de la France. C’est Nelson Cromwell, l’un des deux fondateurs de la firme, qui a ouvert le bureau en 1927, choisissant de s’installer lui-même dans la capitale qu’il adorait. On dit même qu’il était un bienfaiteur d’oeuvres locales, finançant notamment l’industrie de dentelle de Valenciennes. Mais la pratique est longtemps restée concentrée sur du droit américain. L’impulsion du droit local a d’abord été donnée par Pierre Servan-Schreiber qui a été recruté en 1992. Il était alors le premier avocat non anglo-saxon jamais recruté par le bureau. Elle s’est ensuite accentuée, au début du nouveau millénaire, avec les arrivées de Gérard Mazet, de Jean-Pierre Le Gall et de Richard Vilanova, chargés de développer une activité de droit local en corporate mais aussi en tax. En 2003, Gauthier Blanluet est le dernier associé latéral à rejoindre le cabinet. « Ce n’est pas la pratique de la maison », nous explique-t-on. « Sauf exception… », est-il ensuite ajouté plus discrètement. Car la firme tient à former ses équipes, pour mieux les fidéliser. Les avocats sont donc recrutés au rang de collaborateurs, intègrent les process du cabinet, rencontrent les équipes des bureaux, les clients, puis sont cooptés… Tel a été le cas d’Olivier de Vilmorin, arrivé en 2003 puis nommé associé trois ans plus tard, de Dominique Bompoint, qui a rejoint la firme en 2004 puis l’a quittée en 2012 pour fonder sa propre boutique, de Nicolas de Boynes qui est arrivé en 2008 et a été coopté en 2012, et enfin de Nicolas Karmin qui a été nommé associé en début d’année 2023 après neuf ans de collaboration.

UNE IMAGE D’EXCELLENCE AVEC UNE TEINTE CONSERVATRICE

En réalité, les promotions sont assez rares. À Paris, il n’y en a pas eu pendant 10 ans. Il n’y avait pas de candidat, nous a-t-on expliqué. Fort heureusement, Nicolas Karmin, 33 ans, est venu rompre avec cette infortune. L’équipe des associés du bureau de Paris du cabinet international comprend donc désormais six associés : Gauthier Blanluet, Garth Bray, Nicolas de Boynes, Nicolas Karmin, William Torchiana et Olivier de Vilmorin. Au niveau mondial, le cabinet cultive cette structure de niche internationale. La firme ne compte que 170 partners, répartis dans 13 bureaux. C’est peu pour une maison américaine. « Nous sommes sélectifs dans l’accès à l’association pour nous assurer de l’homogénéité de la qualité de nos services », justifie Gauthier Blanluet. Une sélectivité qui a également le mérite de ne pas trop diluer le PPP, même si l’on nous assure que l’aspect financier n’est pas un driver au sein de la firme. Tout le monde y est très bien payé. Les associés disent se considérer comme un groupe uni, dans lequel les décisions sont prises collectivement. La logique de marque prime, le star-system n’est pas de mise. C’est même clairement l’inverse, les associés ne cherchent en aucune façon la lumière médiatique. Le travail, le travail, le travail… « Notre souhait est de développer le bureau parisien du cabinet grâce à d’excellents professionnels et à une approche généraliste de notre métier », explique Olivier de Vilmorin qui a récemment été nommé au poste de head of european M&A. À ce titre, l’exemple de Gauthier Blanluet est assez éloquent puisque l’associé intervient aussi bien en droit fiscal qu’en corporate. Il s’est d’ailleurs fait récemment remarquer auprès du groupe Suez lors de son rapprochement avec Veolia. Cité dans le top 40 des avocats du CAC 40 (réalisé par la LJA en partenariat avec Forbes), l’associé est reconnu pour « sa perspicacité » et « sa bonne analyse des problématiques ». « C’est quelqu’un de très agréable » a-t-il été glissé aux enquêteurs. Olivier de Vilmorin est quant à lui réputé pour son savoirfaire en fusions-acquisitions, que ce soit en private ou public M&A, avec une grande expertise des sujets réglementaires et boursiers. Il a notamment été à l’initiative, en 2021, du rapport du Club des juristes intitulé « Paris, place financière en première ligne pour les SPACS ». Parmi ses faits d’armes récents : son conseil à Fiat Chrysler Automobiles dans sa fusion avec PSA (60 Mds$) et la création de Stellantis, mais aussi son assistance à Kering dans le cadre de l’acquisition du lunettier américain iconique Maui Jim. « Les dossiers que nous traitons ont très souvent une composante internationale. Généralement nous travaillons avec des équipes cross border, impliquant plusieurs bureaux de la firme », explique l’associé. Il en veut pour preuve ce dossier dans lequel il accompagnait le groupe Adecco, le géant suisse des ressources humaines, pour son acquisition d’une participation majoritaire dans Akka Technologies, entreprise d’origine belge. Une opération dont le montant s’élève à 2 Mds€ en valeur d’entreprise. « Le dossier n’avait aucune composante française, mais nous l’avons mené grâce à nos différents bureaux européens et fort de notre culture de travail transfrontalière », indique-t-il.

UNE CLIENTÈLE FRANÇAISE PRESTIGIEUSE

Mais dans la quasi-totalité des deals traités, les clients sont bien des groupes français, et sont même parfois étatiques. Sullivan & Cromwell a ainsi assisté l’État sur la réorganisation de la SNCF. Olivier de Vilmorin est également le conseil historique du groupe EDF, qu’il a par exemple accompagné lors de son émission inaugurale d’obligations vertes (2,4 Mds€). « Il est important pour nous de représenter les grands acteurs français pour ancrer notre positionnement sur le marché corporate hexagonal et européen. Nous voulons nous affirmer comme le cabinet américain incontournable pour les grandes opérations M&A européennes », indique-t-il. L’ambition est d’ailleurs la même s’agissant de la pratique fiscale. Gauthier Blanluet a, lui aussi, un positionnement très français. Il est professeur de droit fiscal des affaires à l’université Paris II et copréside la commission fiscalité du Club des juristes. Il conseille de grands groupes français, comme Axa, Total, Vivendi, Air Liquide ou encore Crédit Agricole, sur leurs sujets de fiscalité transactionnelle et de réorganisation interne. Il les accompagne également dans leurs affaires les plus sensibles, dans le cadre par exemple de leurs contentieux fiscaux ou pour leurs négociations avec les autorités fiscales françaises. Et, en fonction du caractère original et innovant du dossier, l’associé n’hésite pas à accompagner une clientèle d’entreprises locales. Quitte à adapter ses honoraires. L’intérêt pour le droit prime sur tout.

LA PROMESSE DE NOUVEAUX DÉVELOPPEMENTS

Aussi haut de gamme soit-elle, l’activité ne s’est pourtant jamais officiellement diversifiée par-delà le corporate et le fiscal. Mais, dans une démarche silencieuse, les associés ont commencé à développer de nouvelles pratiques. Ainsi Nicolas de Boynes, qui exerce principalement en fiscalité, se serait lancé dans le marché très fermé de la structuration de fonds. Ainsi le cabinet a récemment accompagné Goldman Sachs pour la formation du fonds Whitehall Real Estate Fund. Dans la même démarche, Olivier de Vilmorin affirme conseiller régulièrement des fonds d’infrastructure sur des opérations M&A. Il est également régulièrement interrogé sur des questions RSE et d’activisme, qui agitent actuellement les grands groupes cotés. « Nous nous adaptons aux évolutions du marché, nous ne sommes pas dans l’immobilisme », assure Olivier de Vilmorin. « On ne crée pas le besoin, on répond aux besoins du client », tient à ajouter Gauthier Blanluet. Bien sûr, il est peu probable que le bureau parisien devienne, un jour, full services. Mais pourraient être envisagés de nouveaux développements stratégiques, en fonction des opportunités. À l’image des récents déploiements en private equity au sein du bureau de Londres – on notera d’ailleurs que la firme a recruté un associé en latéral, signe que les temps sont bel et bien en train de changer. « Nos associés américains ont une grande confiance dans la profondeur du marché européen, et notamment de celui de Paris », assure le managing partner. « Le cabinet sait répondre aux besoins de croissance de notre plateforme », ajoute pour sa part Olivier de Vilmorin. Alors que le bureau fêtera dans une petite poignée d’années ses 100 ans à Paris, l’équipe sent qu’elle a la légitimité pour se déployer. Le privilège de l’âge sans doute.