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Emmanuelle Henry, la discrète

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES
Paru dans LJA Magazine n°62 - Septembre / Octobre 2019
Par Olivia Dufour
Reportage photographique : Mark Davies

Les femmes sont rares dans le M&A, dit-on. Peut-être parce qu’elles sont invisibles. Portrait d’une professionnelle discrète, au talent unanimement salué par ses confrères, et d’une femme aussi passionnée que passionnante.

D’entrée de jeu Emmanuelle Henry nous confie qu’elle n’aime pas les photos, alors si l’on pouvait n’en mettre qu’une seule, ce serait idéal. Et l’on comprend qu’elle n’ose pas nous proposer de ne pas en mettre du tout, mais que sans doute elle préférerait. Au départ, elle voulait même refuser la proposition de portrait. C’est un réflexe classique, notamment dans la profession d’avocat. Quand on propose l’exercice à un homme, il accepte avec enthousiasme ce qu’il analyse comme une marque de reconnaissance. Mais chez les femmes, cela suscite d’abord l’inquiétude, ensuite la tentation de dire non, jusqu’au moment où l’entourage personnel ou professionnel les encourage à accepter. Pour qu’elles cèdent, il faut expliquer que c’est en quelque sorte un devoir, que les femmes ne se mettent pas assez en avant et qu’il faut bien à un moment donné, qu’il y en ait une qui consente à montrer l’exemple. S’agissant d’Emmanuelle Henry, c’est son mari, lui-même avocat associé chez FTMS, qui l’a poussée à dire oui.

Cegetel, le dossier fondateur

A priori rien ne la destinait à devenir avocate. Un père ingénieur, une mère enseignante, pas l’ombre d’un juriste à l’horizon. D’ailleurs, au départ ce n’est pas le droit qui l’attire mais le monde des affaires. Et pour y pénétrer, elle passe les concours des grandes écoles de commerce et intègre HEC. C’est là que naît son intérêt pour le droit, « j’ai opté pour la filière juridique et fiscale et obtenu un DESS de fiscalité internationale qui m’a permis de passer l’examen d’entrée à l’école d’avocats », confie-t-elle. Le parcours est quelque peu atypique mais il y a quand même une dizaine de diplômés d’HEC qui, comme elle, rejoignent chaque année le métier d’avocat, ce qui finit par constituer une communauté de poids au sein de la profession d’avocat d’affaires. À l’école du barreau, Emmanuelle Henry s’éloigne du fiscal pour se tourner vers le droit des sociétés et mène en parallèle une licence de droit. Fin 1994, elle obtient le Capa, poursuit son cursus en maîtrise de droit et décroche parallèlement un contrat de stage en février 1995 chez Simeon & Associés. Aujourd’hui, le cabinet a disparu, mais c’était une belle firme française où les associés étaient tous titulaires de LLM obtenu aux États-Unis et avaient développé une clientèle internationale, en particulier américaine. La jeune avocate découvre les fusions & acquisitions avec Jean-Pierre Langlais qui la forme pendant trois ans et demi. « Les premières années de collaboration sont déterminantes, j’en garde un souvenir très vif, on apprend énormément, pas seulement professionnellement, mais aussi sur soi et sur les autres », explique-t-elle avec enthousiasme. Un dossier surtout l’a marquée. Nous sommes au début de la téléphonie mobile. Le cabinet défend les intérêts de SBC dans la constitution de l’actionnariat de Cegetel. Autour de l’actionnaire majoritaire, Vivendi ex-CGE défendu par Gide, il y a aussi British Telecom et Vodafone. Le montage de l’opération dure des mois, c’est un dossier passionnant. Olivier Diaz, qui pilote l’équipe de Gide avec Thierry Vassogne repère vite cette jeune collaboratrice. « Je l’ai remarquée parce qu’elle défendait très bien son client mais en restant toujours souriante, disponible et sans jamais tenter de passer en force. Toute l’équipe l’adorait et je savais qu’elle s’intégrerait parfaitement », se souvient-il. Si elle accepte de les rejoindre, c’est bien sûr que la proposition est tentante mais pas seulement. « J’ai rencontré mon mari chez Siméon, il était associé, nous nous sommes mariés et nous ne voulions pas exercer dans la même structure, alors j’ai accepté la proposition. »

Et c’est ainsi qu’en septembre 1998, elle rejoint l’équipe de Thierry Vassogne. Là, elle va ajouter une corde à son arc en apprenant le droit boursier. En fait, ce n’est qu’un passage éclair chez Gide, à peine trois mois, car l’équipe décide de partir chez Linklaters. « Ce départ a fait du bruit dans la profession et même au-delà car il illustrait le début des grandes recompositions dans les cabinets d’affaires et la place croissante prise par les Anglo-Saxons », se souvient l’avocate. « J’ai vécu cinq années formidables chez Linklaters, un excellent cabinet dans lequel régnait une très bonne ambiance. À l’époque, je continuais à pratiquer le droit boursier avec les ex-Gide mais je commençais aussi à travailler sur des opérations de LBO avec David Aknin ; l’activité était encore quasi confidentielle, on commençait tout juste à en concevoir les bases techniques. »

Technicité, négociation, travail d’équipe

En 2003, Serra Leavy Cazals, un jeune cabinet français spécialisé en M&A s’interroge sur l’opportunité de rejoindre un réseau international pour étendre son champ d’intervention. Et ça tombe bien car l’américain Weil Gotshal & Manges cherche à s’implanter à Paris. « David Aknin était séduit par le projet, il m’en a parlé, m’a convaincu et je l’ai suivi, raconte Emmanuelle Henry. À l’époque j’espérais devenir associée chez Linklaters, finalement j’ai rejoint Weil en tant qu’associée. » Ils ne sont encore qu’une quinzaine d’avocats qui ont pour mission d’installer sur la place de Paris un cabinet très réputé aux États-Unis mais quasiment inconnu en France.

Seize ans plus tard, Weil Gotshal est devenu une marque renommée et compte désormais 80 avocats. « Nous n’avons jamais visé une taille critique. Notre développement, centré uniquement sur nos domaines de compétence, s’est réalisé naturellement par recrutements et croissance interne, précise-t-elle. Tous professionnels et autres membres du cabinet confondus, nous sommes près de 150 ; en théorie des organisations, c’est un seuil au-dessus duquel il faut structurer, alors pour l’instant on s’en tient à cette taille humaine. » Le cœur d’activité d’Emmanuelle Henry est les fusions acquisitions mais avec une spécialisation en private equity, principalement LBO.

Ce qu’elle aime dans ce métier ? « Une activité de conseil qui allie une haute technicité, des qualités de négociation et un travail d’équipe. Je m’épanouis dans la relation avec les autres dans un objectif commun. » Certes, être avocat d’affaires n’est pas toujours de tout repos mais elle semble s’en accommoder. On devine à son allure très maîtrisée que tout ceci doit reposer sur une grande exigence personnelle et beaucoup d’organisation. « C’est en effet une question d’organisation mais pas seulement. Chez Weil Gotshal, je partage beaucoup avec mes associés. C’est une grande chance pour avancer dans la durée. » Et puis il y a les bons moments qui compensent. « Le métier suppose de concilier la défense des intérêts du client et la capacité à trouver un accord, quand on y parvient, c’est une grande satisfaction décuplée par le fait que cela se gagne en équipe. »

« On peut être heureux dans un cabinet d’avocats »

Quand elle a débuté dans le métier dans les années quatre-vingt-dix, les collaborateurs s’épuisaient au travail et ne comptaient pas leurs heures. Mais contrairement à certains, elle conserve un excellent souvenir de cette période. Au point de se passionner aujourd’hui pour tout ce qui touche à la formation et à l’épanouissement professionnel. Elle consacre ainsi une large partie de son temps à explorer les forums de recrutements, organiser des entretiens, prend très à cœur la mission de maître de stage, et s’investit aussi dans l’organisation des week-ends cabinet et autres événements fédérateurs. « Il y a deux enjeux dans notre métier, développer la clientèle et recruter les meilleures équipes, puis savoir les retenir. J’ai par exemple en permanence un(e) stagiaire dans mon bureau, c’est une habitude que j’ai prise chez les Anglo-Saxons et ça me plaît beaucoup. » Si sa génération a souvent tendance à être déstabilisée par les attentes, voire les exigences, des plus jeunes, Emmanuelle Henry ne craint pas d’aborder le sujet. « Comme nous, ils ont la soif d’apprendre et de se former sur de beaux dossiers. Mais ils aspirent également à trouver un équilibre avec leur vie personnelle. En tant que “chef d’entreprise” d’une certaine manière, je les rejoins, c’est plus motivant de travailler à l’épanouissement de super professionnels que de se cantonner à des objectifs chiffrés. J’ai envie de les convaincre que l’on peut être heureux dans un cabinet d’avocats. »

La passion de l’art

Prenant le M&A ? Assurément. Mais cela n’empêche pas Emmanuelle Henry de s’accorder le temps de vivre. Elle et son mari sont passionnés d’art. Depuis une dizaine d’années, le simple hobby s’est transformé en véritable engagement. C’est ainsi que tous deux sont amis mécènes du Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, mais l’avocate est aussi membre du conseil d’administration de la société des amis du musée. « Certains parlent d’art premier ou d’art tribal. Sans entrer dans le détail du débat terminologique, je préfère non européen ou non occidental. Le point commun de tous les objets du musée c’est qu’ils sont extra-européens. » La société des amis a pour objet d’accompagner le développement du musée dans ses différentes activités, de rechercher des mécènes et de créer un lien privilégié à travers des visites, conférences et autres activités. « Mon mari et moi adorons l’art occidental, mais ces arts-là nous ouvrent vers l’inconnu et, pour reprendre une mission du musée, “le dialogue des cultures”. » Son autre passion c’est la danse, aussi bien classique que contemporaine. C’est sans doute cela qui lui donne ce quelque chose de la sobre élégance de la danseuse de ballet tant dans la manière de se déplacer que dans le port de tête. Elle rit. « C’est peut-être une forme de mimétisme inconscient. Je suis fascinée par les danseurs… et les danseuses ! » Membre de l’Association pour le rayonnement de l’opéra de Paris (Arop), elle soutient également une troupe de danseurs de l’opéra, nommée 3e étage, montée il y a une dizaine d’années par un chorégraphe qui, outre son travail à Garnier, propose d’autres spectacles en province et à l’étranger. Emmanuelle Henry tient beaucoup à ces activités culturelles à côté de son métier, qu’elle nomme « les plaisirs de la vie ». « C’est un modèle, elle montre qu’on peut réussir en M&A et mener une très grande carrière en ayant une vie équilibrée. Et en plus, dans un univers qui a tendance à assécher intellectuellement, elle est très cultivée », confie Olivier Diaz avec une visible admiration. Décidément, cela aurait été bien dommage qu’elle n’accepte pas, pour une fois, de monter sur scène et de demeurer quelques instants dans la lumière des projecteurs.

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