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Bernard Kuhn : le droit pour avancer

Par Anne Portmann | Photographie Mark Davies

Après presque quarante ans passés au sein du groupe LVMH, Bernard Kuhn, a accepté, au soir de sa carrière professionnelle, de se raconter aux lecteurs de la LJA. L’histoire d’un homme, travailleur et passionné, qui a su utiliser le droit au service de l’expansion économique de son groupe.

Dans son chef-d’œuvre, Antigone, Jean Giraudoux a écrit que « Le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination ». Si l’auteur faisait de cette phrase une pique destinée aux juristes, Bernard Kuhn y voit lui, une vérité sur les qualités nécessaires aux gens de loi. « Le droit était dans mon biberon », reconnaît-il. Avec un grand-père, un père et un frère juristes, il a acquis, ab initio, la tournure d’esprit et la façon de raisonner de l’homme de droit. Il raconte, et ce n’est pas banal, que collégien, alors que son frère, de six ans son aîné avait entamé des études de droit, il prenait plaisir à lire le Code civil… « Je trouvais que c’était un très beau style, élégant, et un chef-d’œuvre de concision, tellement universel et intemporel ! », se souvient-il. Lorsqu’il obtient son bac, la question ne se pose même pas. Il ira en fac de droit, c’est une évidence. « C’était presque génétique ! ». C’est à Lille, qu’il fait l’essentiel de ses études. « À l’époque, beaucoup de jeunes agrégés parisiens, en attendant d’être invités à enseigner dans la capitale, venaient y dispenser des cours », se rappelle-t-il. De ses années d’études, il se souvient entre autres du professeur Charles Freyria, de Claude Lucas de Leyssac et de Mireille Delmas-Marty mais aussi de François Le Roy, professeur de droit international public, dont les cours l’avaient marqué bien qu’il soit privatiste dans l’âme. Également inscrit en fac d’histoire, il avait suivi les cours de Claude-Jean Nordmann et d’Ilios Yannakakis, un monstre sacré aux mille vies.

L’appel de l’entreprise

Nous sommes à la fin des années 70. Se dirigeant vers l’avocature avec l’idée romantique, souvent répandue, de défendre la veuve et l’orphelin, l’étudiant fait néanmoins un stage au sein du cabinet Clifford Chance, puis au sein de la prestigieuse banque de Paris et des Pays-Bas. Il y contracte le « virus du droit des affaires », notamment auprès des Anglais. « Ils étaient plus avancés en cette matière que les Français, dont l’activité était le plus souvent cantonnée au droit commercial traditionnel. La réglementation boursière, le droit de la concurrence, les grandes opérations d’acquisition n’en étaient qu’aux balbutiements ». Le jeune étudiant se rend alors compte qu’il aime se mêler d’économie et délaisse la robe pour l’entreprise. C’est au sein des Laboratoires Servier qu’il décroche son premier emploi après son doctorat. Il y rédige, pendant quatre ans, des contrats de recherche et des licences pour l’exploitation de molécules pharmaceutiques et forge ses premières armes au sein d’une industrie qui l’aura marqué et qui a ceci de commun avec celle du luxe d’avoir beaucoup de valeur ajoutée économique et intellectuelle. « Après cette première expérience, je n’aurais pas volontiers rejoint le secteur de l’industrie lourde », confesse Bernard Kuhn.

En 1983, il entre chez Moët Hennessy, qui pesait à l’époque l’équivalent de 600 M€, ce qui en faisait déjà une société importante au sein du CAC 40. La fusion avec Louis Vuitton intervient quatre ans plus tard et Bernard Kuhn travaille sur ce qui sera la première d’une longue série d’opérations qui ont façonné le groupe LVMH. « L’opération industrielle avait beaucoup de sens et visait aussi à consolider l’actionnariat familial des deux groupes. Avec le recul, ce que l’on retient le plus de ces opérations d’envergure, c’est l’aspect humain. Je crois qu’en l’espèce les choses s’étaient faites trop vite pour que les personnalités puissent s’acclimater l’une à l’autre », estime Bernard Kuhn. On le sait, la mésentente entre les co-dirigeants fera les affaires de Bernard Arnault, qui prendra la main sur le groupe en 1989 après une épique bataille judiciaire portant sur une émission d’obligations à bons de souscription d’actions réalisée par Moët Hennessy avant la fusion. On peut dire aujourd’hui que Bernard Arnault a évité au groupe LVMH la désintégration. Le nouveau dirigeant et son bras droit, Pierre Godé, « brillant agrégé de droit dont j’avais d’ailleurs suivi un cours à Lille quinze auparavant », savent s’appuyer habilement sur le droit, un outil qui a compté dans leur auguste parcours, et font confiance à Bernard Kuhn. « L’esprit juridique a beaucoup imprégné cette maison et j’en ai bénéficié. » Il n’a cessé de travailler dur pour mériter la confiance des deux hommes. « Je sais qu’il est dans l’air du temps, pour les juristes, de se demander comment devenir important au sein de l’entreprise. Mais en réalité la clé de la réussite c’est de travailler sans relâche, non pas pour avoir de l’autorité, mais pour faire autorité, ce qui n’est pas la même chose. » Sans appartenir au comité exécutif du groupe, il reporte, aujourd’hui, directement à Bernard Arnault depuis le départ de Pierre Godé. « Malgré sa taille, le groupe reste familial et les choses y sont fluides et les prises de décision extrêmement rapides. Il n’y a aucune lourdeur administrative, nous sommes tout sauf bureaucratiques ! » Le groupe était « agile » avant que le mot ne soit la mode.

La direction juridique a joué tout son rôle dans les très nombreuses opérations de croissance externe du groupe, qui rassemble aujourd’hui près de soixante-dix maisons – terme préféré à celui, plus froid de « filiales » – alors qu’il en comptait moins de dix lorsque Bernard Arnault en a pris le contrôle. « L’accompagnement de la croissance externe a représenté une part substantielle de l’activité de la direction juridique du groupe », se souvient Bernard Kuhn qui revendique une conception « instrumentaliste » du droit des affaires, qui a toujours été pour lui un moyen ou un outil au service de l’expansion économique. « Si l’argent est le nerf de la guerre, le droit est indispensable pour arriver à ses fins. Nous agissons toujours de manière pragmatique et naturelle. Une idée germe, un projet surgit, nous l’étudions, nous en appréhendons les éventuelles difficultés de toute nature et la façon de les contourner ou de les surmonter, nous préparons minutieusement l’approche, et cultivons l’art de la négociation et de la diplomatie », dit Bernard Kuhn, qui se méfie des postures et expressions grandiloquentes qui ont parfois cours dans le milieu du « M&A ». « Dans le récent dossier de l’acquisition de Tiffany, qui a connu quelques vicissitudes, nous avons dû faire preuve de qualités que ne requièrent effectivement pas tous les dossiers. Ce n’en est pas moins intéressant », lâche-t-il, mais il n’en dira pas plus, lui qui se définit volontiers comme un sarcophage, quand il s’agit d’informations confidentielles touchant ses activités. Le juriste reconnaît qu’il aime tout particulièrement la négociation, la dialectique, l’aspect humain. Les aspérités ne lui déplaisent cependant pas, il préfère un chemin caillouteux et semé d’embûches à un sentier lisse. La satisfaction d’arriver au bout du chemin n’en est pour lui que plus grande. Bernard Kuhn cite en exemple l’acquisition du château d’Yquem, qui a donné lieu à d’âpres procédures judiciaires entre 1996 et 1999 qui se sont achevées par une transaction bienvenue. Il explique que la satisfaction de l’homme de loi d’obtenir la décision d’une juridiction qui lui donne raison doit savoir s’effacer devant les impératifs économiques de l’entreprise. « C’est parfois frustrant pour le juriste, reconnaît-il, mais il n’est pas là pour faire avancer la jurisprudence. »

Les qualités du juriste

Bernard Kuhn pendant toutes ces années, a évidemment travaillé avec des avocats, auxquels il a été fidèle et n’est pas convaincu par la nécessité d’une « grande profession ». Parmi ceux qu’il a appréciés, il cite volontiers Jean-François Prat, un homme d’une belle intelligence et toujours perspicace dans son analyse grâce à sa connaissance approfondie des réalités de l’entreprise et aussi Georges Terrier, autrefois chez Jeantet et maintenant chez Davis Polk, faisant toujours preuve d’une grande hauteur de vue et aussi bon à la barre du tribunal qu’autour d’une table de négociation. « Il a aussi beaucoup d’imagination pour résoudre les difficultés et rapprocher les points de vue, ce qui est une qualité fondamentale », ajoute-t-il. Il se souvient aussi de Philippe Giroud, qui a longtemps dominé la pratique du droit financier en France. « Au-delà de leurs qualités d’éminents juristes, ces avocats marquent par leur forte personnalité, par leur aptitude à prendre du recul et à avoir une vision d’ensemble et aussi par une grande humanité », raconte-t-il, observant qu’aujourd’hui les relations entre entreprises et avocats ont changé. « Ils sont désormais souvent enfermés dans leur spécialité, en raison, il est vrai, de la multiplication et toujours plus grande complexité des règles juridiques et certains sont devenus principalement des prestataires, comme je dis parfois pour les provoquer, sans égard pour leur égo ! » lance-t-il avec un sourire. Il avoue ne jamais s’être senti lié à un cabinet, mais davantage à des personnes.

Il a souhaité organiser sa direction juridique comme un cabinet d’avocats, et comme recruteur, attachait beaucoup d’importance chez les candidats, à deux qualités fondamentales à ses yeux : l’imagination et une parfaite maîtrise de la syntaxe et de la sémantique, à l’écrit comme à l’oral. « Je suis parfois effondré de voir des juristes s’exprimant mal, faisant douter de la clarté de leur pensée », lâche-t-il, en disciple de Boileau. Il souhaite également que ses juristes (une trentaine au sein de la holding), hormis certains spécialistes indispensables, restent généralistes et le principe prévaut de « faire au maximum par nous-mêmes », lance-t-il. Il considère d’ailleurs que l’on retient ses collaborateurs en leur confiant des dossiers intéressants, diversifiés et gérés avec une certaine autonomie plutôt qu’en leur conférant des titres hiérarchiques. « Ce n’est pas la philosophie du groupe, nous fonctionnons sur la base d’une autorité de compétence et non de statut, les prises de décisions importantes peuvent avoir lieu en quelques jours et il n’est pas nécessaire d’avoir l’aval de toute une hiérarchie pour agir », explique-t-il avec conviction.

Bernard Kuhn a l’habitude de fonctionner avec des équipes légères et conçoit qu’il a la chance, au sein de son groupe que les dirigeants aient le réflexe de l’impliquer très en amont. « Dès qu’un projet d’acquisition germe chez notre président, nous sommes sollicités et nous travaillons dessus. » Il se souvient de dossiers d’acquisition où il s’est trouvé exclusivement en présence d’avocats qui négociaient pour le cédant, sans juriste d’entreprise. « C’est assez dommage », pense-t-il. Bernard Kuhn craint qu’en s’obsédant à obtenir le titre d’avocat, les juristes d’entreprise ne perdent leur temps. « C’est prendre le problème dans le mauvais sens. Le titre d’avocat n’est pas un sésame et ce n’est pas ainsi que les juristes d’entreprise frustrés gagneront en autorité. » Il considère en revanche que l’obtention du legal privilege correspond à une vraie nécessité notamment dans les procédures américaines et face aux autorités de régulation.

Satisfactions et regrets

Bernard Kuhn a d’ores et déjà préparé sa succession, il laissera les clés de la « Maison », celle qu’il a si longtemps habitée, à Caroline Bergeron, sa brillante adjointe, à ses côtés depuis plus de vingt ans. Il dit avoir pris du plaisir à travailler dans un secteur prestigieux où il existe une magie que l’on ne trouve sans doute nulle part ailleurs. Il concède toutefois qu’il aurait apprécié avoir une activité de juge consulaire, mais le rythme soutenu de ses activités professionnelles ne lui aura pas permis de concrétiser ce désir. « Intellectuellement, la pratique m’aurait intéressé », pense-t-il. Au soir de sa carrière professionnelle cependant, l’homme n’entend pas cesser toute activité. S’il compte bien profiter de sa famille et de ses petits-enfants, et se remettre au latin, il indique avec malice, qu’il « serait peut-être temps d’étudier le droit ». Il entend par là qu’il aura enfin le loisir de réfléchir à la philosophie des règles de droit, ce qu’il n’a pas pu faire, pris par l’urgence de les utiliser.

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