Connexion

Table ronde - Prévenir et gérer les risques liés aux droits humains

Par Ondine Delaunay • Reportage - Photographique : Claire Demoute

Principes directeurs de l’OCDE ou encore des Nations Unies, plusieurs textes internationaux incitent les entreprises à identifier les violations des droits humains intervenues dans leurs activités commerciales. Mais, depuis l’accident tragique du Rana Plaza, certains pays ont entrepris de transformer cette soft law en hard law. La France a été précurseur avec la loi sur le devoir de vigilance en 2017, puis la loi Sapin II, suivie par la création de l’Agence française anti-corruption (AFA). Au niveau européen, a été annoncé un projet de refonte de la directive 2014/95 pour introduire une obligation de vigilance harmonisée entre les États membres. Que faut-il en attendre ? Comment mettre en place une prévention efficace ? Quels sont les risques pour les entreprises ?

Avec : Caroline Le Mestre, directrice éthique des affaires et droits humains, GoodCorporation, François Jambin, responsable conformité vigilance groupe, chef du pôle pénal, direction juridique d’EDF, Lydia Méziani, directrice juridique pôle conformité, éthique et droits humains, Nestlé France, Arnaud Robert, senior compliance officer - direction conformité groupe Veolia, Marie-Aude Ziadé, associée, Fierville Ziadé, Arnaldo Bernardi, avocat, Hughes Hubbard & Reed, Thomas Millet, relations parties prenantes/droits humains, RSE groupe, BNP Paribas & Olivier Dorgans, associé, Ashurst.

La définition et le périmètre liés au respect des droits humains

Olivier Dorgans : Définir les droits humains est une démarche ambitieuse. Ils sont en réalité presque un concept de droit naturel. Certains parlent de droits de l’Homme et d’autres de droits humains. L’harmonisation vers le vocable droits humains est souhaitable, car la différence n’est pas anodine, et tendre vers un terme commun (human rights en anglais, derechos humanos en espagnol et droit humains en français) renforce la portée universelle de ceux-ci. Le concept même de droits humains est subjectif et empreint de marqueurs de la pensée occidentale, la Chine étant par exemple en train de définir parallèlement sa propre conception idéologique des droits humains. Les entreprises se trouvent donc placées dans une situation assez difficile car elles peuvent se retrouver à la fois soumises à des conceptions occidentalisées des droits humains et à des modèles alternatifs concurrents, comme c’est le cas en Chine.

Pour définir le sujet plus directement, je crois qu’il faut dans un premier temps partir du concept de soft law de droit humain, issu du droit naturel et repris dans toute une série de déclarations et chartes qui, pour certaines, remontent à plusieurs siècles. L’influence anglo-saxonne (Magna Carta Libertatum, Habeas Corpus, le Bill of Rights, la Déclaration d’Indépendance des États-Unis pour ne citer que les principaux textes) sur la définition des droits humains est, à ce titre, centrale. Il est cependant intéressant de voir depuis quelques année émerger un droit opposable avec des textes, comme la loi française sur le devoir de vigilance, qui témoignent d’un intérêt croissant pour le législateur d’encadrer la matière et de la rendre plus contraignante. Force est de constater par ailleurs que certains droits humains ont depuis longtemps été intégrés dans le droit pénal, le droit du travail et le droit de l'environnement français. Je pense par exemple à la répression de l’esclavagisme moderne et du travail des enfants, mais également à la qualification de circonstances aggravantes dans le cadre d’infractions pénales pour motifs raciaux, liés au sexe, ou à l’appartenance religieuse par exemple. Aujourd’hui, la matière se trouve à un carrefour entre des droits historiquement ancrés, plutôt « mous » et l'émergence nette d’un droit dur.

Concernant leur très large périmètre, les droits humains peuvent notamment couvrir des problématiques de droit de l’environnement, comme le droit à l’accès à l’eau et à la nourriture, la répression du travail forcé, l’interdiction de la torture et des violences physiques sur des personnes et communautés… Les droits humains sont très larges dans leur acception. Dans la mesure où ils sont en train de se structurer en tant que droit positif, il est urgent de les définir plus précisément afin de garantir leur opposabilité. Cet écueil d'imprécision a notamment été relevé par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2017-750 DC du 23 mars 2017 (lors de l’examen de la loi sur le devoir de vigilance). Dans cette décision, le Conseil a considéré que le terme « droits humains » était « large et indéterminé » et que par conséquent, « le législateur ne pouvait […] retenir que peut être soumise au paiement d’une amende d’un montant pouvant atteindre dix millions d’euros la société qui aurait commis un manquement défini en des termes aussi insuffisamment clairs et précis ».

Marie-Aude Ziadé, associée, Fierville Ziadé

Marie-Aude Ziadé : La plupart des entreprises ont en tête les concepts que vous évoquiez, comme l’interdiction du travail des enfants ou du travail forcé. Mais les droits humains recouvrent en réalité un périmètre beaucoup plus large. Je pense par exemple à la limite du nombre d’heures de travail quotidien, qui est une problématique récurrente pour certains de nos clients dans des pays comme la Chine. De nombreux pays ne partagent pas la vision occidentale d’un nombre d’heures limitées de travail, et ce sont ainsi parfois les travailleurs de ces pays qui demandent de travailler davantage que ce que le groupe occidental qui les emploie leur impose, aux fins de respecter ce qu’ils considèrent comme leurs droits fondamentaux. Un autre exemple est celui du droit de faire grève. L’un de nos clients a été confronté dans sa chaîne de valeurs à un sous-traitant qui avait sanctionné de manière très rude des salariés grévistes, et ces salariés exigeaient de la part de notre client qu’il agisse pour sanctionner ce comportement. La notion de droits humains mérite donc d’être mieux définie pour que les entreprises, qui ont le devoir de les protéger, prennent conscience de ce qu’ils représentent en pratique.

Arnaldo Bernardi : La problématique du périmètre du respect des droit humains se pose notamment à chaque fois que nous réalisons une cartographie des risques avec nos clients dans le cadre du devoir de vigilance. Une étape essentielle au préalable est de définir les risques que nous allons analyser. C’est intéressant de relever que la loi allemande sur le devoir de due diligence dans la chaîne d'approvisionnement, qui a été promulguée cet été, énumère les droits qui vont être intégrés dans le devoir de vigilance des entreprises. C’est une approche différente de celle adoptée par la loi française sur le devoir de vigilance qui s’appuie sur la soft law. Cette énumération permettra aux entreprises rentrant dans le champ d’application de la loi allemande de se mettre plus facilement en conformité avec les obligations établies par cette dernière. Bien entendu, cette mise en conformité ne garantira pas le respect des droits humains au sein de la chaîne d'approvisionnement.

La mise en œuvre par les entreprises

Arnaud Robert : En entreprise, pour appréhender cette notion de droits humains, nous définissons pour le moment le cadre en se rattachant aux grands textes fondamentaux des Nations Unies ou de l’OCDE en la matière. Ce sont les bases sur lesquelles nous travaillons ensuite pour améliorer les conditions de travail de nos employés, de nos sous-traitants et de nos fournisseurs.

Lydia Meziani : Pour Nestlé France, la mise en œuvre de la loi a été très intéressante. D’habitude, c’est le siège en Suisse qui définit les politiques et les standards. Derrière les États-Unis et la Chine, le marché français n’est pas moteur. Mais la loi sur le devoir de vigilance est une vraie fierté, parce qu’elle nous a permis d’être à nouveau un laboratoire d’innovation, une force de proposition. Nous avons pris notre place de grand marché – la France est tout de même le 3e marché du groupe Nestlé dans le monde et le premier en Europe.

Généralement, les relations au droit du travail entre la France et la Suisse sont extrêmement différentes, notamment sur la question du droit de grève comme des heures travaillées. Cette question des droits humains nous a donné la possibilité d’échanger avec le siège et nous avons eu beaucoup d’influence, je pense, notamment en ce qui concerne le reporting extra-financier. Comme Nestlé n’est pas coté au CAC40, nous n’avons que très peu d’obligations en la matière. Et de façon très pratique, lorsque cette loi a été promulguée, nous ne savions pas dans quel support publier notre reporting. Une simple publication sur le site internet suffisait-elle ? La question s’est ensuite posée de savoir s’il fallait dresser un inventaire à la Prévert en expliquant les plans cacao en Côte d’Ivoire ou au Ghana, alors que la marge de manœuvre de la France sur ces enjeux est quasiment inexistante. La loi française nous a aidé et permis de valoriser ce que l’on fait en matière de promotion des droits humains, au global mais également ici, en France, où le sujet est d’actualité. En interne c’est une vraie fierté, l’équipe était contente d’avoir un lieu où elle exprime ce qu’elle fait différemment. Je pense par exemple pour Mousseline, à nos relations avec les producteurs de pommes de terre en Picardie.

François Jambin : Pour la France, « qui n’a pas toujours été la patrie des droits de l’Homme au regard de son histoire mais qui est la patrie de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen » comme l’aime à le rappeler malicieusement Robert Badinter, cette loi sur le devoir de vigilance est une avancée notable pour la promotion des droits humains. Pour autant, cette législation ambitieuse est source d’insécurité pour les entreprises obligeant les compliance officers à s’interroger pour trouver des solutions pragmatiques. Insécurité d’abord. La loi sur le devoir de vigilance est relativement floue en imposant des obligations larges aux entreprises, avec de nombreuses possibilités d’interprétation et ce d’autant plus que les décrets d’application, bien qu’annoncés ne viendront sans doute jamais… Qu’est-ce qu’« une relation commerciale établie », une « partie prenante », un « risque grave » au sens de la loi française sur le devoir de vigilance ? Opportunité, ensuite. Face à cette insécurité, les praticiens doivent s’organiser, innover, partager avec leurs pairs - d’où l’intérêt des tables rondes de la LJA - discuter avec les « parties prenantes », les associations, les ONG, les syndicats pour réfléchir à la meilleure manière de satisfaire aux exigences de la loi. Ceci est une opportunité, car un dialogue constructif peut permettre d’aboutir à des solutions pragmatiques, robustes donc durables. Enfin, sachant qu’un projet de « directive relative au devoir de vigilance et la responsabilité des entreprises » est actuellement en gestation et que le droit européen est souvent plus prescriptif que le droit napoléonien, nous sommes encore spécialistes de la mise en conformité, dans un momentum, pour réfléchir avec une relative liberté aux mesures de vigilance raisonnable propres à « prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement résultant des activités de l’entreprise », comme l’exige la loi française sur le devoir de vigilance.

Marie-Aude Ziadé : Il est vrai que ce flou donne une certaine liberté aux entreprises dans l’interprétation des textes, mais la réalité est tout de même que cette interprétation appartient in fine aux juridictions saisies de ce type de différends. L’insécurité juridique en la matière m’apparaît donc davantage constituer un risque qu’une liberté. Un texte lacunaire est un boulevard pour les contentieux, puisqu’il ouvre la porte à diverses interprétations possibles (et donc à autant d’arguments à plaider). On l’a bien vu avec la loi française sur le devoir de vigilance, qui a déjà conduit des entreprises françaises à dépenser beaucoup de frais d’avocats sur la simple question de la compétence du juge (juge du commerce ou juge judiciaire), en l’absence de précision dans le texte. L’imprécision dans un domaine aussi fondamental que celui de la protection des droits humains et des sanctions attachées à leur violation par les entreprises, le cas échéant, ne me semble donc pas souhaitable.

François Jambin : Il est évident que ces premières décisions judiciaires vont être structurantes pour les entreprises. Les quelques décisions relatives aux droits humains en entreprise qui ont déjà été rendues ne permettent pas d’avoir beaucoup de recul, même si certaines notions sont plus claires. Il existe aussi un projet de loi en discussion, qui pourrait notamment régler l’épineuse question de la compétence juridictionnelle en matière de devoir de vigilance. La matière se construit.

Olivier Dorgans, associé, Ashurst

Olivier Dorgans : Le projet de directive va par ailleurs permettre, d'un point de vue opérationnel, une convergence avec d’autres obligations positives. Je pense par exemple aux définitions des sous-traitants, des chaînes de valeurs, etc. Ce projet permettra également des recoupements avec des recommandations et exigences de l’AFA sur certaines définitions. Les entreprises qui sont engagées dans la prévention de la corruption et du trafic d’influence vont pouvoir capitaliser sur certaines des actions qu’elles ont, pour certaines, déjà mises en œuvre, ce qui facilitera grandement le déploiement d'un système effectif de prévention des risques en matière de droits humains. Cette synergie contribue fortement à renforcer l'assise croissante des droits humains au sein du droit de la compliance.

Marie-Aude Ziadé : Je suis tout à fait d’accord : on perçoit clairement désormais le rapprochement de tous les pans de la compliance. La protection des droits humains par les entreprises est en effet à la croisée des chemins du droit pénal, civil et administratif, puisqu’elle donne lieu le cas échéant aux trois types de responsabilité dans les divers pays où cette triple sanction est en train d’être instaurée, et bientôt au sein de l’Union européenne.

Caroline Le Mestre : Nombre d’entreprises avaient déjà mis en œuvre une démarche droits humains avant l’adoption de la loi, soit parce qu’il y avait un engagement fort du top management sur le sujet, soit parce qu’elles étaient déjà sous le feu des critiques. Dès 2011, depuis l’adoption des principes directeurs des Nations Unies sur les droits de l’Homme et les entreprises, la plupart en avaient pris conscience. Et donc l’adoption de la loi française n’était pas si difficile à appréhender. Il existait beaucoup de guides interprétatifs et d’études publiées notamment par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme visant à clarifier ce que recouvre ce devoir de vigilance ou ‘human rights due diligence’. À cela s’ajoutent des groupes de travail multi-parties prenantes et initiatives sectorielles qui ont permis de préciser ce qui est attendu des entreprises en fonction de la nature de leurs activités ou de leurs contextes d’opération. Désormais la loi sur le devoir de vigilance est un driver supplémentaire, un atout pour les directions du développement durable ou les directions juridiques en charge de piloter le devoir de vigilance. Ces démarches volontaires en entreprise couplées à une réglementation contraignante permettent d’encourager l’entreprise à progresser.

Par ailleurs, les droits humains recouvrent une multitude de droits comme il a été mentionné précédemment. Il est dès lors important pour chaque entreprise d’identifier les risques droits humains majeurs, ou saillants, liés à ses activités et en fonction des zones géographiques dans lesquelles elle opère. Cela permet de traduire la notion de droits humains en des termes concrets, adaptés à la situation de l’entreprise, ce qui est d’autant plus important pour sensibiliser les opérationnels qui sont ceux qui déploient le programme sur le terrain.

Identifier les risques saillants

Lydia Méziani : Chez Nestlé, nous n’avons bien entendu pas attendu la mise en œuvre de la loi Sapin II pour commencer à évaluer nos risques, y compris les risques liés à la corruption ou ceux liés aux droits humains et environnementaux. Cela fait pleinement partie de notre façon de faire du business qui s’appuie sur la création de valeur partagée. Dans mon périmètre de responsabilité, je gère les droits humains, la compliance et l’éthique. Nous avons regardé les exigences de l’AFA quant à la cartographie des risques, mais nous avions déjà des méthodologies qui étaient assez claires en interne. Nous n’avons donc pas créé une méthodologie spécifique mais avons intégré les recommandations de l’AFA. Nous sommes en pleine capacité d’expliquer notre décision business en matière de cartographie et de gestion de nos risques. Les évolutions législatives en compliance sont une réelle opportunité pour nos directions juridiques car en interne c’est un vrai moteur. C’est finalement très concret puisqu’il s’agit de redonner du sens en interne à ce que nous faisons afin de le partager en externe.

Lydia Méziani, directrice juridique pôle conformité, éthique et droits humains, Nestlé France

Thomas Millet : La mise en œuvre de cette loi a été assez fluide au sein du groupe BNP Paribas. L’industrie bancaire est, depuis longtemps, concernée par le risque et nous étions déjà dotés de nombreux outils et de procédures internes pour nous permettre de l’évaluer et de le gérer. La spécificité du secteur bancaire c’est qu’il parle aussi à ses clients, et pas uniquement aux fournisseurs. Les risques les plus importants sont d’ailleurs portés par les clients. Nous avions donc, depuis 2011, des politiques, dites sectorielles, définissant nos critères pour accompagner, par le biais de financements ou d’investissements, des entreprises actives dans des secteurs que l’on considère comme porteurs de risques en termes d’ESG : le charbon, les hydrocarbures non conventionnels, l’agriculture… L’intégralité de ce corpus de procédures et de normes internes préalablement développés a été mis sur la table pour nous adapter à cette loi de 2017. Nous avons publié nos premiers plans de vigilance à cette date en travaillant avec une approche par les risques, d’abord en définissant ce qu’étaient les risques saillants de façon à éviter que notre plan de vigilance compte 300 pages et soit illisible et inefficace. Nous avons également défini qui étaient les parties prenantes importantes : nos collaborateurs, nos fournisseurs et nos clients.

Arnaud Robert : Nous ne partions pas de zéro non plus. Les enjeux de sécurité sont essentiels dans notre groupe et nous n’avons pas attendu les ONG pour être attentifs aux conditions de travail de nos salariés. S’agissant de nos chaînes d’approvisionnement, nous avons des dispositifs d’évaluation des fournisseurs. Nous hiérarchisons et catégorisons les risques car nous avons des dizaines de milliers de fournisseurs. Nous identifions également les secteurs aux risques saillants.

Arnaldo Bernardi : La loi française sur le devoir de vigilance couvre les activités des sociétés mères, leurs filiales, ainsi que des fournisseurs ou sous-traitants avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie. Mais la question du respect des droits humains se pose également dans la chaîne de distribution, où les atteintes à ces droits peuvent être importantes. Le projet de directive européenne sur le devoir de vigilance définit la chaîne de valeur comme l’ensemble des activités d’une entreprise, en y incluant expressément les entités qui « reçoivent des produits ou services de l’entreprise ». Si cette définition est maintenue, les entreprises seront tenues de mettre en place des mesures supplémentaires afin de couvrir les risques liés aux chaînes de distribution.

Dans ce sens, la loi norvégienne sur le devoir de vigilance, qui a également été adoptée cet été, couvre aussi les opérations des « partenaires » impliqués dans la fourniture des biens et services de l’entreprise. À l’instar de la loi allemande, celle-ci s’applique non seulement aux entreprises d’une certaine taille ayant leur siège en Norvège, mais aussi à certaines sociétés étrangères qui commercialisent des biens et services dans le pays. Certaines entreprises françaises seront donc dans l’obligation de se mettre en conformité avec les dispositions de cette loi en couvrant leurs chaînes de distribution.

Marie-Aude Ziadé : Il est par ailleurs prévu que l’ensemble des dispositions du projet de directive européenne, y compris la partie portant sur les sanctions applicables en cas de manquements, devront être considérées par les juges des États membres comme des lois de police, c’est-à-dire des dispositions impératives sur le territoire des États membres, dès lors que l’entreprise y a une activité, indépendamment du droit applicable désigné par les règles de conflits de lois et donc, par exemple, indépendamment du droit désigné par le contrat dont l’exécution a conduit à la violation d’un droit humain. Le législateur français n’était pas allé jusque-là… La vigilance des entreprises européennes s’étendra ainsi au-delà du respect de leurs lois nationales, à celui des normes impératives européennes.

Olivier Dorgans : En amont de la chaîne de distribution et de production, il faut également analyser les zones géographiques au sein desquelles les entreprises opèrent. Le risque n’est pas le même en fonction des zones géographiques. C’est d'ailleurs sans doute la première étape de l’analyse. L’une des approches que l’on met en œuvre avec nos clients est d'identifier avec précision les zones géographiques d'activité de l’entreprise afin de déterminer spécifiquement les risques en matière de droits humains intrinsèques à ces pays. On retrouve là une perméabilité entre le devoir de vigilance et des enjeux de géopolitiques, le risque n’est pas le même en Norvège et en Chine, par exemple. C'est un excellent moyen pour l'entreprise de prioriser et hiérarchiser ses risques afin de mieux allouer ses ressources et d'assurer un suivi plus précis des risques réels de contraventions aux droits humains.

Lydia Méziani : Vous évoquez le risque pays, mais je suis aussi interpellée par celui portant sur une joint-venture. Je ne suis pas très au clair sur le risque que je prends si j’ai 30 % ou 40 % dans une joint-venture dans des pays aux législations et aux coutumes différentes de l’Europe. L’AFA nous explique dans ses guidelines que nous devons être attentifs à la politique des cadeaux, aux conflits d’intérêts. Ce qui est en effet une évidence ici est une différence culturelle ailleurs. Les grandes entreprises ont les moyens de se mettre en conformité, et elles sont souvent déjà exemplaires et vertueuses. Évidemment, il y aura toujours des entreprises ou des États qui voudront contourner en faisant jouer la concurrence entre les États et leurs législations, comme ce fut le cas en matière fiscale d’ailleurs.

François Jambin, responsable conformité vigilance groupe, chef du pôle pénal, direction juridique d’EDF

Ces textes sont nécessaires car ils donnent un cadre et finalement assurent que les règles du jeu soient les mêmes pour tous. De plus, s’agissant d’une soft law, nous échangeons les uns avec les autres sans risque de concurrence pour mettre en place des schémas vertueux. Mais la contrepartie négative est de vouloir maîtriser tous les risques, quitte à en faire une priorité absolue. Or la priorité c’est la promotion des droits humains. Je m’explique : nous travaillons directement avec 165 000 fournisseurs et près de 700 000 agriculteurs dans le monde ; indirectement nous travaillons avec près de 6 millions de fermiers dans le monde. La simplicité serait de se concentrer sur les plus gros pour assurer une plus grande traçabilité sur notre chaîne de valeur. Mais cela ne renforcera pas la promotion des droits humains, cela privera de revenus les tous petits producteurs. En ce sens, la méthodologie de calcul des agences de notation doit absolument inclure les plans de remédiation mis en place par nos entreprises. La promotion des droits humains passe nécessairement par la promotion législative car elle garantit la prise de conscience des États mais en l’absence de législations fortes, nous pouvons, ensemble, créer des alliances.

Arnaldo Bernardi : En effet, une disposition du projet de loi climat et résilience, qui a ensuite été intégrée dans le projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, vise à identifier des tribunaux spécialement désignés pour connaître des différends relatifs au devoir de vigilance. Cette désignation permettra de traiter la question relative à la compétence, ainsi que celle de la spécialisation des tribunaux.

Comment appréhender sa cartographie des risques ?

François Jambin : Sans agence au niveau européen, ni de ligne directrice, nous nous sommes naturellement tournés vers les guidelines de l’OCDE mais aussi sur les pratiques les plus avancées en matière de compliance c’est-à-dire celles de l’AFA. Le programme de conformité vigilance du groupe EDF s’appuie sur la plupart des piliers de la loi Sapin II et des nouvelles lignes directrices de l’AFA, notamment en ce qui concerne l’engagement de l’instance dirigeante. Le PDG d’EDF a signé, au mois de mars, un document intitulé Engagements du groupe et vigilance vis-à-vis des sous-traitants et prestataires en matière de droits humains/santé sécurité et environnement. Ces engagements concernent tous les collaborateurs du groupe, mais aussi nos cocontractants pour lesquels ils deviennent des exigences. La cartographie, et plus largement la démarche de vigilance, vise à identifier et prévenir les risques d’impacts négatifs sur les droits humains du fait des activités des entreprises. Les risques à appréhender vont donc au-delà de ceux considérés dans les analyses de risques traditionnelles puisqu’ils doivent intégrer une dimension supplémentaire à savoir « les parties prenantes potentiellement affectées ». Pour que la démarche de vigilance soit effective encore faut-il qu’elle soit comprise de tous. Les dirigeants de business units ne comprendraient pas que l’on vienne les sensibiliser à la compliance anti-corruption en semaine 1, au devoir de vigilance en semaine 2, à la compliance-RGPD en semaine 3, etc. Il me semble donc que le challenge des directions de la conformité, dont les missions n’ont cessé de s’élargir, est maintenant de réfléchir à une homogénéisation des process afin de renforcer l’impact et l’effectivité de leurs actions au sein de l’entreprise.

Caroline Le Mestre : Il est intéressant de noter que plus l’entreprise est mature dans sa gestion des risques, plus elle a tendance à séparer chacun de ces domaines de compliance, par le biais de dispositifs spécifiques et de méthodologies qui leur sont propres. Ils sont ensuite difficiles à mutualiser. Les entreprises qui débutent aujourd’hui sur ces sujets ont une approche plus globale, qui intègre l’ensemble de ces exigences d’éthique et de conformité. Cela facilite le déploiement des politiques et procédures récemment élaborées et l’appropriation de ces nouveaux sujets par les parties prenantes de l’entreprise. Dans tous les cas, quelle que soit la stratégie ou l’organisation choisie par l’entreprise, l’objectif doit être de mesurer et d’améliorer de manière continue l’effectivité de ses mécanismes de prévention des risques au regard des meilleures pratiques internationales.

Oliver Dorgans : La loi sur le devoir de vigilance est d’application très spécifique aux grands groupes, qui ont pour l’immense majorité une relative maturité sur ces sujets. Les droits humains constituent une part croissante des obligations de compliance incombant à ces mêmes groupes et viennent par ailleurs irriguer d’autres sujets de conformité, comme les sanctions économiques, ou la lutte contre la corruption. Je pense notamment à l’utilisation des droits humains en matière de sanctions économiques et en mesures de contrôle des exportations (avec la Chine, l’Iran et bientôt l’Afghanistan). Je pense également à la réglementation britannique en matière de corruption qui fait explicitement référence aux droits humains. Cette convergence des sujets de conformité appelle un traitement plus homogène de la part des entreprises. Nous avons constaté, chez certains de nos clients les plus matures sur ces sujets, un glissement d’une approche par silo (gestion séparée et autonome des problématiques de lutte contre la corruption, de sanctions économiques et contrôle des exportations, ou encore des droits humains) vers une approche plus monolithique et coordonnée de ces impératifs de conformité. Il est fort à parier que cette évolution se généralisera dans les prochaines années à l’ensemble des entreprises avec pour objectif une mise en œuvre efficace, claire et auditable de l’ensemble de ces obligations.

Marie-Aude Ziadé : Je constate par exemple qu’il y a encore quelques années, on n'aurait pas invité à cette table ronde des spécialistes du contentieux (en aval), comme moi, mais uniquement des spécialistes de la compliance (en amont). Nous avons tous comme mauvaise habitude d’exercer en silo. Alors qu’il est indispensable, en particulier dans cette matière de protection des droits fondamentaux, de s’enrichir de nos expertises respectives. Un système de responsabilité n’est efficace et effectif, selon moi, que si les mesures de prévention mises en place par les acteurs de l’amont (compliance) le sont en connaissance des sanctions applicables (en aval) et, inversement, si les sanctions des autorités en aval sont prononcées en connaissance - et en proportion - des mesures que les entreprises avaient véritablement la capacité de prendre, au moment considéré et dans le contexte particulier de leur secteur d’activité. Nous conseillons ainsi à nos clients de faire travailler ensemble leurs départements compliance et juridique contentieux, afin que les mesures de prévention du risque soient élaborées à la lumière de l’interprétation que les autorités et juridictions ont l’habitude d’en faire, en pratique.

Thomas Millet, relations parties prenantes/droits humains, RSE groupe, BNP Paribas

Thomas Millet : On ne parle pas suffisamment de communication interne. BNP Paribas compte 200 000 collaborateurs et il me semble fondamental d’avoir des procédures d’information interne adaptées et lisibles, avec des pôles d’expertises comme sur la RSE et les droits humains. La fonction RSE groupe n’est pas systématiquement en contact direct avec les clients. Une bonne communication avec les référents du réseau RSE en charge de l’interface avec ces derniers est donc cruciale. C’est un enjeu que l’on retrouve également sur les sujets de formation des collaborateurs, un pan essentiel de notre politique droits humains : si nos formations ne sont pas visibles, elles ne seront pas efficaces.

Lydia Méziani : Dans notre groupe, nous avons l’habitude de partager les bonnes pratiques. Nous respectons les législations locales en vigueur bien sûr, mais si nos standards sont plus élevés, nous nous conformons aux standards le plus haut. Or sur les sujets de droits humains, droits environnementaux et lutte contre la corruption, il est indéniable que les Américains et les Britanniques étaient plus en avance que nous. Lorsque la loi Sapin a été adoptée, ce fut une surprise pour mes homologues américains ou suisses qui étaient convaincus que la France avait déjà un tel niveau d’exigence. Le dispositif de maîtrise des risques de Nestlé s’appliquait déjà chez Nestlé en France et était au fondement de son univers de risques. Depuis, cette section a pris de l’importance et a fait grossir le tableau Excel de notre univers de risques…

Anticiper le risque judiciaire, tant civil que pénal

François Jambin : La compliance vigilance permet d’opérationnaliser des mesures afin de protéger au mieux les droits humains et l’environnement au sein de l’entreprise, en conservant un suivi précis des activités et en prévoyant des mesures de réaction en cas de survenance de risque. La compliance qui permet d’éviter des comportements contraires à la loi, ou aux grands textes internationaux, est aussi un moyen d’éviter le risque judiciaire. Au-delà, le fait d’avoir mené des démarches de conformité périodiquement réévaluées constitue un moyen de défense efficace au civil, ainsi qu’au pénal.

J’ajoute que la loi sur le devoir de vigilance a été retoquée par le Conseil constitutionnel sur ses aspects pénaux. Mais si le législateur s’est cantonné à la matière civile, cela ne signifie pas pour autant que le risque pénal est éteint. Même si aucune entreprise n’était, jusqu’à il y a quelques jours, mise en examen pour des faits de complicité de génocide, de crime contre l’humanité ou de crime de guerre, il y a de plus en plus de plaintes déposées devant les juridictions pénales françaises contre des sociétés, et parfois leurs dirigeants, pour des faits de complicité ou de recel de crimes les plus graves imputés à des sociétés mères et donneuses d’ordre du fait de leurs activités à l’étranger. D’ailleurs dans une décision très récente, rendue par la chambre criminelle, la Cour de cassation a invalidé la décision de la cour d’appel de Paris qui avait annulé la mise en examen d’une entreprise franco-suisse pour complicité de crimes contre l’humanité, considérant que « le versement en connaissance de cause de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet est exclusivement criminel suffisait à caractériser la complicité, peu importe que l’intéressé agisse en vue de la poursuite d’une activité commerciale ». Ainsi au-delà de l’indispensable poursuite des buts monumentaux que sont la protection des droits humains et de l’environnement, la conformité est un moyen de gérer le risque civil, mais aussi pénal. Et c’est sans doute pourquoi, en à peine quelques années, elle est devenue, comme la direction juridique, une fonction stratégique pour l’entreprise !

Caroline Le Mestre,​ directrice éthique des affaires et droits humains, GoodCorporation

Olivier Dorgans : L’action pénale en cours dans le dossier sur les Ouïghours est une excellente illustration du risque pénal croissant qui pèse sur les entreprises en matière de droits humains et sur les enjeux liés à la communication de ces dernières sur le sujet. Rappelons que celle-ci est cruciale. Des obligations de communication et de publicité des mesures entreprises ont été instaurées par la loi sur le devoir de vigilance. Or, cette dernière fait peser un risque majeur sur les entreprises dans la mesure où le respect des droits humains fait par ailleurs l’objet d’une judiciarisation de plus en plus intense. Dans ce contexte, chaque mot du moindre communiqué de presse a son importance et peut, le cas échéant, donner à engagement de la responsabilité civile et/ou pénale de l’entreprise.

Les ONG sont toutes dotées d’excellents juristes connaissant très bien la matière judiciaire qui se basent aussi sur la communication, parfois un peu trop imprécise, des entreprises pour chercher à engager leur responsabilité et arguer que ces dernières ont manqué à leurs obligations. Dès lors, la communication qui se voulait vertueuse peut devenir contre-productive.

Marie-Aude Ziadé : Oui, il faut en effet être extrêmement vigilant en matière de communication écrite, pour éviter que celle-ci se retourne contre l’entreprise. Nous formons ainsi régulièrement la population interne de nos clients (des membres du comex, en passant par les commerciaux et les assistantes) sur le sujet, afin d’éviter que des campagnes de communication qui avaient toutes pour objectif (positif) de traduire concrètement les engagements de l’entreprise en matière de vigilance, ne deviennent les instruments de la contestation des parties prenantes, comme les ONG. Dans les procès en responsabilité civile, le juge est particulièrement attentif aux engagements pris et communiqués par l’entreprise. L’interprétation de la portée exacte de ces engagements forme ainsi une part importante de la défense de l’entreprise, le jour venu. La responsabilité d’une entreprise en cas de dommage causé par un manquement à ses obligations peut par ailleurs être allégée si, en application de sa politique de vigilance, elle a immédiatement pris des mesures adéquates en vue de faire cesser (et sanctionner le cas échéant) le comportement ayant conduit au dommage. Définir par écrit sa politique de sanctions, en cas d’alerte de violation d’un droit humain, est ainsi tout aussi important que déterminer les mesures visant à l’éviter.

Lydia Méziani : Éviter une condamnation judiciaire n’empêche, en aucun cas, une condamnation de l’opinion publique donc de nos consommateurs. J’ajoute que durant le temps qui s’écoule entre le début d’un procès et le moment où l’entreprise est blanchie – parfois une douzaine d’années – les entreprises restent dans la liste des entreprises à risque. Le risque image et réputationnel est colossal.

Quel meilleur forum pour sanctionner les droits humains ?

Marie-Aude Ziadé : Au-delà de la nature des sanctions les plus appropriées pour sanctionner la violation des droits humains (administratives, civiles et/ou pénales ?), la question se pose désormais pour les entreprises du meilleur forum juridictionnel pour les traiter (dans l’hypothèse où les parties prenantes ne seraient pas parvenues à les régler à l’amiable). Toutes les institutions internationales, au premier chef desquelles l’ONU, mais aussi les ONG les plus représentatives en matière de protection des droits de l’Homme s’accordent en effet sur un constat : l’échec des juridictions nationales, dans le monde entier, à traiter ces litiges très spécifiques de manière effective et appropriée, tant du côté des victimes que des entreprises, à la fois en termes de durée, mais également (et surtout) en termes de pertinence. En effet, outre que de nombreux pays n’offrent toujours pas un système judiciaire fiable (c’est-à-dire a minima non corrompu, ou non soumis aux pressions politiques), les juges nationaux ne sont pas les mieux outillés pour mener ce type de contentieux. Ces derniers sont en effet généralement internationaux et complexes, à la fois sur le plan juridique (questions procédurales multiples de droit international privé…) et factuel (puisque tant la définition du droit humain revendiqué, que la démonstration concrète et quantifiée du dommage allégué et de son lien causal direct avec le manquement reproché à l’entreprise sont extrêmement délicates à établir en pratique). Or, les juges nationaux sont peu habitués aux litiges internationaux, encore moins à interpréter et appliquer les normes protégeant les droits de l’Homme, auxquels ils n’ont le plus souvent pas été formés. Ils ne peuvent par ailleurs pas se déplacer sur place, ni envoyer des experts, et ont rarement une connaissance assez approfondie des activités de l’entreprise concernée, et des multiples contraintes auxquelles elles font face, concrètement, pour chaque grand projet.

Arnaud Robert, senior compliance officer - direction conformité groupe Veolia

Une question se pose donc aux entreprises : ne préféraient-elles pas, en cas de contentieux en lien avec les droits humains non réglés à l’amiable, que ces litiges soient traités en arbitrage international, par des arbitres spécialisés, plutôt que par des juges nationaux ? L’arbitrage a en effet l’intérêt d’offrir une justice à la fois neutre et impartiale (les arbitres internationaux n’étant notamment affectés par aucune pression politique particulière), mais également rapide (une sentence arbitrale définitive peut être obtenue en moyenne entre 6 à 18 mois, alors que les procès judiciaires durent entre 2 et 7 ans, en raison des recours et multiples incidents de procédure) et spécialisée (les parties ont la liberté de choisir leurs arbitres et donc des personnalités spécialisées par exemple en matière de droits de l’Homme, ou dans le secteur d’activé concerné de l’entreprise ou, pourquoi pas, dans le type de dommage allégué dans le dossier). Cette expertise des arbitres, couplée au temps dont ils bénéficient pour juger de l’affaire, et à la possibilité pour les parties en arbitrage de faire appel à des experts et témoins de manière bien plus vaste que devant les juges nationaux, m’apparaissent autant d’atouts indéniables en faveur de l’arbitrage, si l’on recherche bien en effet un forum juridictionnel effectif pour ce type de différends très particuliers.

Le règlement d’arbitrage spécifiquement pensé pour ces litiges et proposé par La Haye en décembre 2019 (les Hague Rules on Business and Human Rights Arbitration), m’apparaît à cet égard très intéressant. Conçu et rédigé par un groupe indépendant d’experts et praticiens du monde entier (spécialistes des droits de l’Homme, juges nationaux et internationaux, professeurs de droit, avocats, membres de la supply chain de grandes entreprises, etc.), ce règlement d’arbitrage a pour but d’offrir aux victimes de violations des droits de l’Homme du fait des activités des entreprises un effective remedy , conformément aux Guiding Principles on Business and Human Rights édictés par l’ONU en 2011. Il propose ainsi des règles inédites en arbitrage (notamment des cas d’ouverture de l’arbitrage aux victimes tierces, de publicité des débats, ou encore de charge de la preuve ou d’allocation des frais) afin de tenter de concilier les besoins recherchés par les deux parties prenantes à ces litiges, c’est-à-dire à la fois les victimes et les entreprises.

François Jambin : Le recours effectif au juge est un droit fondamental. Quid de l’accès effectif à la justice arbitrale, et notamment celui des parties prenantes et des victimes, d’un strict point de vue financier ?

Marie-Aude Ziadé : L’accès à la justice arbitrale pour les victimes ou leurs représentants comme les ONG est en effet une difficulté et ce groupe d’experts de La Haye, comme d’autres praticiens, se sont penchés sur cette question. L’une des idées serait celle d’un fonds de financement indépendant qui serait alimenté (de manière anonyme ou non) par les grandes entreprises, sur une base volontaire – comparable à celui crée par exemple dans les années 1970 pour les victimes de dommages causés par les grands sinistres pétroliers. Ce fonds permettrait ainsi aux victimes d’obtenir un financement pour initier leur demande, voire même des services juridiques (du type liste d’avocats spécialisés, agissant en pro bono ou non etc.). Je pensais que les entreprises seraient contre cette idée : pourquoi accepteraient-elles d’alimenter elles-mêmes un fonds permettant aux victimes de prétendus dommages de financer leurs réclamations à leur encontre ou celle d’autres entreprises ? Mais, en réalité, la plupart de celles que nous avons consultées trouvent l’idée intéressante, notamment parce qu’un tel fonds permettrait d’éviter, par exemple, de laisser une trop grande place aux tiers financeurs, qui ne manqueront pas de s’emparer de ce secteur et pourraient in fine générer davantage de procès qu’il n’y en a aujourd’hui dans ce domaine. Du reste, elles constatent en pratique que leurs contentieux nationaux coûtent souvent plus cher qu’un arbitrage unique bien mené en 12 à 18 mois !

François Jambin : Dans le projet de loi confiance dans l’institution judiciaire qui sera examiné par le Sénat au début de l’automne, il est question de trancher cette question de la compétence du juge. Il y a deux thèses en présence : d’une part, les supporters d’une compétence universelle du juge civil, sur le modèle de la compétence universelle du juge pénal au motif que les allégations de violation portent atteinte aux droits humains dans leur ensemble ; d’autre part, les partisans d’une compétence du juge du commerce qui font valoir que le plan de vigilance touche à l’organisation de l’entreprise telle que prévue par le Code de commerce. Le projet de loi en discussion irait plutôt dans le sens du juge civil, avec cette idée, sur le modèle du PNF, de spécialiser les magistrats en réservant la compétence exclusive des tribunaux judiciaires de Paris et de Nanterre pour connaître de tous les contentieux liés au devoir de vigilance.

Arnaldo Bernardi, avocat, cabinet Hughes Hubbard & Reed

Arnaldo Bernardi : Les risques afférents aux joint-ventures où les sociétés ont une participation minoritaire sont souvent négligés dans le cadre des efforts liés au respect du devoir de vigilance. En effet, le Haut-Commissariat aux droits de l’Homme des Nations Unies s’était prononcé, déjà en 2013, sur la question de l’applicabilité des Principes directeurs aux actionnaires minoritaires. À cet égard, il avait indiqué que les investisseurs institutionnels sont tenus de prévenir les risques liés aux droits humains identifiés en relation avec leurs participations, y compris quand il s’agit de participations minoritaires. Les actions à mener dépendront de la marge de manœuvre que la société pourra concrètement exercer et peuvent aller jusqu’à mettre un terme à la relation.

Marie-Aude Ziadé : Parce qu’ils sont (ou ont été) des praticiens, les arbitres internationaux comprennent en effet les enjeux du business des entreprises, notamment ceux des entreprises industrielles, contrairement aux juges nationaux qui ont parfois une méconnaissance de leurs activités ou, en tous les cas, certains a priori. Par exemple, certains juges nationaux ne comprennent que la société n’a pas d’autres choix, parfois, que d’intervenir sous la forme de tel ou tel projet industriel, dans telle ou telle région, à défaut de quoi elle ne pourrait techniquement jamais avoir d’opérations dans cette région. Cela n’ouvre bien entendu pas le droit aux entreprises d’y opérer n’importe comment et de porter atteinte aux droits des populations locales par exemple. Mais mieux comprendre les difficultés et enjeux auxquels l’entreprise est confrontée dans le cadre de certains grands projets industriels m’apparaît essentiel pour être à même de bien juger ces différends touchant aux conséquences concrètes de ces activités sur le plan des droits humains.

Une autre limite du système judiciaire classique est son manque de moyens financiers et techniques. Quels que soient leurs efforts et volonté, les juges nationaux n’ont pas autant de moyens que les arbitres, et notamment la capacité de se déplacer sur site. Or, dans le cadre des litiges touchant aux droits de l’Homme que j’ai pu connaître, il est impossible d’avoir une vision fidèle de la réalité de la situation, sans se déplacer sur place. Les juridictions nationales n’ont pas non plus la possibilité de nommer des experts d’aussi haut niveau que les arbitres, par exemple en matière de quantification de dommages environnementaux. Ces limites plaident, selon moi, en faveur de la nécessité d’un questionnement sain à avoir du côté des entreprises, s’agissant du meilleur forum pour régler, le plus efficacement possible, ce type de litiges particuliers en lien avec les droits humains, si elles y sont confrontées un jour.