Connexion

L’essor des actions  indemnitaires en réparation d’un  préjudice concurrentiel

Par Romain Ferla, associé du cabinet Weil Gotshal & Manges, Thomas Elkins, associé du cabinet Linklaters, Olivier Fréget, associé fondateur du cabinet Fréget Glaser & Associés, Malik Idri, associé du cabinet Orrick Herrington & Sutcliffe, Jacques Bouyssou, secrétaire général de Paris Place de Droit

Connu sous le qualificatif d’ « action privée », le private enforcement en droit de la concurrence consiste à faire appliquer le droit des pratiques anticoncurrentielles par les victimes. Il connaît un fort développement en droit français, tant en ce qui concerne le nombre d’affaires que l’ampleur de celles-ci. Comment ces actions s’organisent-elles ? Comment s’articulent-elles avec le public enforcement ? Comment renforcer l’attractivité de la France pour les actions en réparation
des dommages concurrentiels ?

L’organisation des actions collectives

Olivier Fréget : Dès lors que la victime d’une pratique anticoncurrentielle subit un préjudice dont elle doute, en raison du faible montant de l’indemnisation qu’elle pourrait obtenir ou de ses faibles moyens, qu’elle veuille/puisse assumer le risque de rechercher une indemnisation (frais de conseils, etc.), se pose la question de savoir s’il est possible de mutualiser les frais et les risques en cas d’échec. Cette mutualisation par agrégation des demandes indemnitaires appelle alors à une organisation d’une forme d’action collective qui à mon sens ne sera pérenne que si elle se structure autour d’un financement externe. Ce financement externe m’apparaît comme un prérequis. En effet, une action judiciaire peut durer de nombreuses années et, au fur et à mesure des années, la coalition risque de se déliter. Le financement externe peut prémunir de ce risque à condition bien sûr qu’il s’agisse d’un financeur sérieux disposant de capitaux solides.

Se pose dès lors la question du rôle de l’avocat vis-à-vis des victimes dans la naissance et l’organisation de la « coalition » des demandes. On ne peut à mon sens être dans l’ambiguïté car les intérêts du financeur ne sont pas nécessairement alignés avec ceux de la ou des victimes. Si l’avocat est sélectionné, réglé par le financeur ou même si l’avocat présente le financeur – ce qui suppose qu’il a partie liée avec lui à un titre ou un autre –, il doit se présenter à mon sens comme l’avocat du financeur et non celui de la victime, laquelle doit alors être avertie qu’elle peut/doit se faire conseiller. La représentation judiciaire de l’action collective doit ainsi assumer une séparation réelle entre le financement et l’assistance juridique de la victime.

Ce qui amène à une autre question qui est de savoir quel doit/peut être le rôle de l’avocat dans l’identification des victimes et le travail de conviction pour les convaincre de rejoindre la coalition ? Clairement, cela doit être le travail du financeur. D’abord et en tout état de cause, en l’état de la pratique décisionnelle de l’Ordre, l’avocat ne peut pas, déontologiquement, apporter le financement de ses propres honoraires. Donc même si l’on considérait que l’avocat est le conseil de la victime, la seule circonstance qu’il apporte à son client le financement soulèverait une difficulté majeure. Plus largement, même si l’on admettait qu’un avocat puisse rechercher des victimes pour les apporter au fond au financeur qui finance ses honoraires, cela reviendrait à admettre qu’un avocat puisse agir comme un courtier en financement avec le risque que, vis-à-vis des victimes, son titre serve de caution au financeur. Il ne s’agit évidemment pas d’exclure l’avocat des actions mutualisées ou coalisées, ou de participer à cette nouvelle activité qui exige une rigueur déontologique toute particulière.

Jacques Bouyssou : Sur le plan déontologique, c’est un métier que connaît encore mal la sphère institutionnelle et qu’elle appréhende encore peu, alors que ce marché est appelé à se développer fortement en France. Les petites entreprises, qui y ont désormais accès, doivent être rassurées par un encadrement clair des pratiques. Le rôle de l’avocat dans la recherche des victimes pose en effet un double problème en raison de la commercialité inhérente à une mission de courtage et de la gestion du conflit d’intérêts. Il ne peut pas être le conseil de son client victime en étant en même temps l’avocat du fonds. Il y a un problème de casquette. Cette situation pose également une difficulté au regard de l’obligation de conseil et de mise en garde : le client victime doit être informé des relations de son conseil avec le tiers financeur et être mis en mesure d’apprécier l’intégralité des risques liés à l’action. La transparence doit être totale à l’égard du client victime.

Les entreprises sont intéressées par ce type d’actions intégralement financées. Sauf que les petites entreprises, qui n’ont pas les moyens d’avoir le support de juristes, sont peu conscientes de ce que doit être le rôle de l’avocat. C’est un enjeu majeur pour la profession. Il en va de sa crédibilité. Elle ne doit pas laisser des confrères, peu scrupuleux, tromper les entreprises. Le barreau doit donc réglementer.

Jacques Bouyssou : Les associations professionnelles de juristes pourraient demander à l’Ordre de réglementer les pratiques. Nos institutions ordinales appréhendent peu ce fonctionnement et les directeurs juridiques pourraient les y sensibiliser. L’Ordre ne doit pas attendre l’apparition d’une pathologie pour établir une doctrine sur le comportement de l’avocat.

Romain Ferla : Il est également important d’analyser comment le tiers financement est appréhendé par les juridictions car il a plutôt pour effet de conduire à moins de transactions et à encourager les contentieux jusqu’au-boutistes. Lorsque les entreprises n’avaient pas accès à ce financement extérieur, elles avaient bien sûr tendance à limiter les coûts des contentieux et à favoriser la transaction. Maintenant que les coûts peuvent être portés par quelqu’un d’autre, on voit que les PME n’hésitent plus à porter leur dossier jusqu’à la Cour de cassation. Avec pour conséquence, un effet d’engorgement des juridictions.

Jacques Bouyssou : La concurrence est importante entre les places européennes pour attirer ce type de dossiers. Si Paris parvient à démontrer que les indemnisations sont conséquentes et que le tiers financement est disponible et réglementé, elle sera d’autant plus attractive.

Thomas Elkins : Historiquement, les sociétés de financement de procès se sont d’abord développées dans des pays où les coûts de procès sont plus élevés, comme le Royaume-Uni où ces montages existent depuis longtemps. Ces montages posent toutefois des questions à la fois déontologiques, comme vous l’avez indiqué, et juridiques. Sur le plan juridique, une décision a eu un fort retentissement cet été au Royaume-Uni, dans l’affaire dite PACCAR1, où la Supreme Court a invalidé les accords de financement dans lesquels le tiers financeur était rémunéré par un pourcentage des dommages et intérêts récupérés. Cet arrêt a jeté un froid total sur une système pourtant bien rodé Outre-manche. Dans ce type d’arrangements, les victimes de pratiques anti-concurrentielles doivent donc faire très attention à ne pas devenir, en plus, les victimes d’un montage juridique hasardeux, car les défendeurs n’hésiteront pas bien sûr à soulever toutes les possibles irrégularités.

Olivier Fréget : En France, le pacte de quota litis ne pose des difficultés que lorsqu’il est conclu entre l’avocat et son client. Il serait en revanche un peu étonnant d’interdire à des financiers de prendre les frais d’une action et de leur interdire de ne reverser à la victime qu’une partie de ce qu’ils ont pu parvenir à récupérer dès lors que le mécanisme de financement ne vise pas camoufler un pacte de quota litis interdit. Il faut cependant, comme l’a dit Jacques, que tout soit transparent, que l’avocat ne se présente pas comme celui de la victime alors qu’il apporte un financement de tiers et qu’il agisse aussi dans l’intérêt de celui qui concrètement va régler ses honoraires. Il doit exiger de celui-ci un discours clair sur la thèse que le financeur entend voir présentée au juge, sur l’appréciation par des économistes, sur le calcul du dommage ainsi que sur le rôle de la victime en matière de recherche des preuves qui le concernent. Cette exigence de transparence me semble de nature à éviter qu’on en vienne à une forme de régulation, au surplus par des juridictions qui auront toujours tendance à penser que les intermédiaires sont trop grassement rémunérés.

L’articulation entre le private et le public enforcement

Romain Ferla : Le private enforcement est en voie de développement et le phénomène s’accélère. Certains observateurs ont recensé la masse des actions intentées au cours des années passées. En 2020, environ 300 affaires ont été enregistrées au niveau européen et la courbe d’augmentation s’accélère. Je rappelle qu’en 2016, n’étaient comptabilisées qu’une centaine d’affaires. Le plus grand nombre d’affaires provient d’Allemagne.

Malik Idri : Le cartel des camions fausse un peu les statistiques car cette affaire a généré un grand nombre de dossiers, particulièrement en Allemagne. Cependant, je partage votre avis : le nombre d’affaires en Europe est en forte accélération.

Romain Ferla : La France est en seconde position dans le classement européen.

Olivier Fréget : Le nombre d’affaires augmente parce que l’enforcement en matière de cartel a été radicalement transformé par la procédure de clémence. Ce sont les follow-on de ces demandes de clémence qui alimentent les statistiques.

Je suis persuadé que, dans ce contexte, la fédération des claims engendre une meilleure efficience économique de l’usage de la justice. Sans cette agglomération, le nombre d’actions potentielles exploserait de toute façon. Beaucoup de victimes ont, en tout état de cause, des réclamations qui sont au-dessus d’un seuil de rentabilité, sachant que plus les juridictions accepteront de mettre à la charge de la partie qui succombe les coûts de sa défaite, plus les actions indemnitaires deviendront individuellement économiquement soutenables. À l’inverse, l’agrégation peut réduire le nombre d’actions parallèles sur le même sujet et apporter un bénéfice, y compris à ceux qui auraient été prêts à s’auto-financer. À terme, il me semble ainsi que même les victimes qui auraient pu mener seules les actions pourraient décider de rejoindre des actions coalisées. Les mécanismes d’agrégation pourraient ainsi en réalité permettre de limiter le risque de submersion des juridictions évoqué par Romain.

Romain Ferla : C’est la rançon du succès de la clémence. La préoccupation exprimée par un certain nombre de spécialistes, y compris de certaines autorités, c’est qu’il y ait un effet de rétroaction du private enforcement sur le public enforcement, par le biais de la clémence. Alors que le développement du private enforcement s’est accéléré depuis la transposition de la directive en 2016, un phénomène concomitant a été constaté : celui de la diminution du nombre de procédures de clémence. Les entreprises qui, jusqu’ici, étaient assez promptes à s’auto-dénoncer lorsqu’elles étaient confrontées à une situation de cartel, hésitent aujourd’hui davantage car elles craignent d’être condamnées à un montant de dommages et intérêts conséquent et surtout imprévisible.

Malik Idri : C’est d’autant plus vrai qu’un certain nombre de demandeurs de clémence sont des leaders de leur marché et donc plus exposés à une condamnation indemnitaire.

Romain Ferla : Ils sont d’autant plus exposés que le demandeur de clémence, par principe, ne fait pas appel. Il est donc en première ligne pour les demandes indemnitaires.

Au regard de cette analyse, des réformes du système actuel de private enforcement ne doivent-elles pas être envisagées au niveau européen de façon à préserver les incitations des entreprises à demander la clémence ?

Olivier Fréget : Lorsqu’une entreprise s’engage dans une procédure de clémence, elle doit avoir conscience de son risque d’exposition à un procès en responsabilité, lequel ne sera pas évident à mener puisqu’elle aura souvent renoncé à faire appel d’une décision de condamnation. Vouloir exonérer le demandeur de clémence de risque ne me semble pas acceptable. Prévoir une immunité en matière de dommages et intérêts pour le demandeur à la clémence reviendrait finalement à sacrifier sur l’autel de « l’efficacité de la clémence » les intérêts particuliers de certaines des victimes. L’optimisation des incitations à la révélation des cartels ne doit pas se faire exclusivement au détriment de l’indemnisation des victimes. Il faut remettre l’église au milieu du village : le droit a aussi comme fonction de permettre l’indemnisation des victimes… Il ne me semble pas légitime que ceux qui dénoncent le plus ne supportent aucune conséquence quant à leur comportement passé.

Je crois en outre sain de considérer que l’entreprise qui fait partie d’un cartel et envisage de dénoncer les autres conserve le risque d’avoir à payer en tout état de cause des dommages et intérêts. Cela m’apparaît de nature à responsabiliser les demandeurs de clémence et à limiter le risque de clémences « stratégiques » ou de « rétorsion », celles dont l’objet est avant tout de diriger les foudres du droit de la concurrence sur ses concurrents afin de les déstabiliser à son profit. En refusant d’exonérer le demandeur de clémence de tout risque, on évite que le demandeur auto-dénonce des comportements assez largement fictionnels… Maintenant, on peut peut-être envisager des accommodements. J’écarterai celui de reporter sur les autres membres du cartel les dommages et intérêts qui auraient dû être payés par le demandeur de clémence car cela pose des questions de principe en responsabilité civile. En revanche, les autorités pourraient favoriser la conclusion d’accords transactionnels au moment de la clémence ce qui donnerait une certaine prévisibilité au demandeur sur la « facture » qu’il pourrait avoir à payer.

Romain Ferla : C’est ce qui existe aux États-Unis où les entreprises ne sont éligibles à la clémence que si elles « font leurs meilleurs efforts » pour organiser une « restitution » aux victimes. Les autorités apprécient cet élément pour savoir si l’entreprise peut, ou non, bénéficier de la clémence.

Olivier Fréget : De la part du demandeur, c’est une forme de reconnaissance qu’il y a eue des victimes à son comportement, ce qui allège la preuve du lien de causalité.

Malik Idri : C’est là que l’on voit les deux sources différentes entre le public et le private enforcement. Dans le premier cas, l’État fait en sorte que l’ordre public économique fonctionne bien. Pour cette raison systémique, il peut alors accepter qu’un fautif ne soit pas sanctionné financièrement à condition qu’il permette d’aider à la cessation des faits litigieux grâce à la dénonciation des autres fautifs. On sait que ce système fonctionne, ayant largement fait ses preuves. Le droit à réparation des victimes est différent. L’entreprise qui a subi une perte du fait de la faute d’un tiers ne peut pas entendre qu’elle ne sera pas indemnisée.

Thomas Elkins : Je considère pour ma part que, pour promouvoir le droit des victimes, on est en train de brouiller la frontière entre actions publique et privée. Les juges ont par exemple la possibilité, depuis peu, de saisir l’Autorité de la concurrence sur l’évaluation des dommages. Est-ce véritablement dans la mission de l’Autorité de la concurrence, qui est financée avec des ressources publiques dédiées à la détection et à la sanction, de venir au soutien d’intérêts strictement privés et de dédier ses ressources pour aider à l’évaluation de préjudices purement privés ? Je rappelle que dans son communiqué « Sanction », l’Autorité dit bien qu’il ne relève pas de ses missions de procéder à l’évaluation des préjudices privés subis par les victimes de pratiques anticoncurrentielles et que cette tâche relève de l’office du juge.

Romain Ferla : Les autorités européennes de concurrence ne pourraient-elles pas s’inspirer de l’exemple américain de la SEC, pour mettre en place ce que l’on appelle des fairs funds ? Elles n’ont pas vocation à estimer de manière précise la réparation qui est due à une victime, mais servent à collecter des montants conséquents d’amende. Les victimes n’ont alors pas à attendre l’issue de contentieux de type private enforcement, qui est toujours aléatoire, pour percevoir assez rapidement des sommes leur permettant de se sentir un peu moins lésées par les pratiques qu’elles ont subies. La SEC le fait aux États-Unis en matière d’infraction boursière et cela fonctionne très bien.

Jacques Bouyssou : Je vois mal le parquet accepter de se saisir d’un tel rôle en France sans évolution des textes. Collecter des sommes au nom de la puissance publique pour abonder des intérêts privés paraît a priori peu compatible avec la mission régalienne de justice. Cela étant, les mentalités commencent à changer… Pourquoi pas. Il faudrait un cadre normatif.

Olivier Freget : L’Autorité de la concurrence n’a pas cette compétence et je ne pense pas qu’elle devrait avoir ce rôle. Déjà dans le « deal » entre le demandeur de clémence et l’Autorité, il faut toujours craindre que celui-ci emporte une concession implicite de la part de l’Autorité de ne publier qu’une décision peu détaillée, car ainsi les actions privées seront plus difficiles et correspondront, en quelque sorte, à une vague promesse du type « ne vous inquiétez pas, si vous transigez avec nous, la décision ne sera pas trop incriminante ». Si, en plus, l’Autorité sait qu’elle sera interrogée par la juridiction, elle sera encline à favoriser les intérêts de l’action publique sur ceux de l’action privée en étant extrêmement conservatrice dans l’évaluation des dommages.

Thomas Elkins : À l’inverse, lorsque les entreprises négocient avec l’Autorité de la concurrence une demande de clémence, elles ont une incitation forte à faire preuve de la transparence la plus totale, en incluant un maximum d’éléments afin de rendre leur demande la plus complète possible compte tenu des enjeux. Si elles savent qu’ensuite, la même Autorité sera consultée par les victimes sur le montant de leur préjudice, dans une procédure qui de surcroît n’est contradictoire, cela risque d’introduire un biais majeur dans la confiance que les entreprises pourront accorder à l’Autorité dans le cadre des procédures dites négociées.

Olivier Freget : Par ailleurs, à l’occasion d’un follow-on, le procès en responsabilité ne mobilise pas nécessairement exclusivement les questions de droit de la concurrence qui ont été traitées par l’Autorité de la concurrence. Dans la même action, peuvent coexister un follow-on sur ce que l’Autorité a traité et un stand-alone sur d’autres aspects dont ne s’est pas saisie l’Autorité. On ne saurait ainsi transformer une autorité en évaluateur économique de demandes privées sans déplacer l’entier procès en responsabilité devant elle, ce qui n’est constitutionnellement pas possible. La Commission comme l’Autorité de concurrence ne sont pas des juridictions, mais de simples agences administratives participant de l’exécutif et non du judiciaire.

Malik Idri : C’est hors de sa compétence juridique. Il y a déjà suffisamment de problèmes avec les avis sur lesquels nous ne pouvons pas discuter et qui sont utilisés pour établir des sanctions.

Olivier Freget : Je trouve que l’idée précédemment évoquée par Romain est intéressante. Elle atténue les besoins de financement. Sa mise en œuvre apparaît cependant très complexe. D’autres schémas seraient plus simples à organiser, notamment une répartition du coût du procès et de la charge des honoraires qui reflète la réalité économique de sa complexité.

Tant que nous resterons dans ce rapport pathétique à l’égard de l’argent et du coût des actions, la justice restera pauvre. Il faut qu’elle soit payée pour le service qu’elle rend lorsqu’elle intervient sur des questions de « partage de valeur ». Il est anormal que le coût de la justice, provoqué par des actions sur des marchés, ne soit pas supporté par les acteurs économiques. Les sommes que l’on utilise dans ce cadre ne vont pas à la justice des particuliers qui est très mal en point. En outre, l’absence de répercussion du coût de la justice dans les litiges entre entreprises désincite à la transaction.

Jacques Bouyssou : C’est un sujet majeur sur lequel les pratiques peuvent évoluer. Les esprits commencent à s’y préparer, y compris à la Chancellerie. Plusieurs rapports de praticiens appuient cette idée.

L’attractivité de la France pour les actions indemnitaires en réparation des dommages concurrentiels

Jacques Bouyssou : Deux sujets sont à prendre en considération. D’abord, le coût de la justice à l’entrée, c’est-à-dire celui de la saisine d’une juridiction. Aujourd’hui, il n’y a quasiment qu’en France, parmi les grandes nations industrialisées, où la justice est gratuite y compris en présence d’enjeux qui peuvent être considérables. Ensuite, la question de l’imputation à une partie des frais de justice engagés (article 700 du code de procédure civile) qui reste le plus souvent trop éloignée du coût réel du procès pour la partie qui triomphe. Les mentalités commencent à évoluer, les juges prennent conscience de la réalité des coûts et sont moins réticents à les faire supporter par la partie condamnée.

À cet égard, la chambre internationale n’hésite pas à se référer aux factures communiquées par les conseils. Je pense que cela contribue à faire évoluer la culture judiciaire française. Je suis convaincu des conséquences vertueuses de la pratique de cette chambre, notamment sur la prise en compte des frais de justice.

Olivier Freget : Ce mouvement n’a cependant pas encore atteint les juridictions suprêmes. Les montants alloués par les décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État au titre du remboursement des frais exposés devant elles sont même indécents. Ils sont absolument dérisoires et lorsque l’administration s’est égarée en droit ou en fait, elle ne supporte jamais les conséquences de son action via une indemnisation à tout le moins des frais que ses erreurs ont générés. Cela n’est pas responsabilisant pour elle et favorise l’aventurisme juridique de certaines autorités.

Je crains cependant que tant que les magistrats ne seront pas mis en situation de calculer le coût réel de leur propre travail, c’est-à-dire au-delà de leur rémunération, du « coût complet de production » de leurs propres décisions, ils ne se rendront pas compte du caractère dérisoire des sommes allouées par leurs soins au titre des frais de justice pour le travail effectué par ceux qui se présentent devant eux. Combien de magistrats ont simplement une idée des frais de base de données juridiques, des locaux, des collaborateurs et paralegals.

Malik Idri : Les contentieux concurrentiels ont la particularité d’être particulièrement complexes et d’avoir des enjeux financiers extrêmement lourds. Le tribunal de commerce n’a pas attendu le private enforcement pour voir des demandes affluer. Mais il y a désormais une quantité d’affaires très pointues où les demandes se chiffrent en milliards d’euros, impliquant quantité d’avocats et d’économistes. Je m’interroge sur la capacité du tribunal de commerce, des cours d’appel ou de la Cour de cassation à encaisser ce type de litiges. Ce n’est pas une question de personne car les juges se forment et sont intéressés, mais une question de moyens. Ceux du tribunal de commerce par exemple sont dérisoires.

Faut-il préconiser la spécialisation ? Je ne sais pas. J’ai entendu que le tribunal des affaires économiques, qui est phase de test, rencontrait quelques difficultés. Il me semble que la réflexion pourrait se porter sur la captation, par la juridiction, d’une partie du flux financier des affaires traitées. Un seuil de sensibilité pourrait être fixé en fonction du montant de la demande.

Des règles procédurales particulières pourraient également être instaurées. À ce titre, la chambre internationale effectue effectivement un travail remarquable, car elle a publié un protocole de procédure. D’autres projets comparables sont en cours. Ces protocoles permettent de savoir comment organiser ce type d’affaires, différentes à bien des égards des autres dossiers.

Jacques Bouyssou : Effectivement, il faut avoir le courage de regarder en face la question budgétaire. Les professionnels du droit sont nombreux à plaider pour que l’accès au procès ait un prix quand les enjeux sont élevés : un barème progressif de coûts en fonction des enjeux du litige n’aurait rien de choquant. Une difficulté se pose en droit budgétaire français car une taxe ne serait pas affectée au tribunal.

Olivier Freget : Selon moi, une voie aurait dû mieux être explorée : celle de l’intégration, à chaque procès, sous forme de provision à la charge des parties, de tous les frais de fonctionnement administratif générés par leur procès (recrutement d’assistants de justice, d’économistes, etc.) comme on le fait pour l’expertise.

Je suis convaincu qu’in fine, la juridiction commerciale française bénéficiera de plus de moyens même s’il est difficile de « flécher » les sommes qui seront récoltées auprès des juridictions. Mais, pour l’instant, notre pays est pris dans des corporatismes qui bloquent ces évolutions. Si la place de Paris a bien compris les enjeux, ce n’est pas le cas de toutes les autres juridictions françaises. De la même manière, la position du barreau de Paris n’est pas partagée dans d’autres régions.

Malik Idri : L’absence de spécialisation des magistrats peut entraîner un défaut de prévisibilité de l’issue du procès : selon le juge affecté au dossier, la décision peut être totalement différente.

Soulignons aussi le problème de délai des jugements. En moyenne, s’écoule une durée de deux ans et demi entre l’assignation et le premier jugement d’un tribunal de commerce. C’est beaucoup trop long. À Lyon, l’affaire de l’entente des camions a par exemple été jugée en plus de quatre ans. Pour que la place de Paris soit attractive, il faut qu’elle soit perçue comme étant compétente, donc prévisible, et que les justiciables soient jugés dans des délais raisonnables.

Romain Ferla : Le délai de jugement des juridictions administratives compétentes sur ces sujets est encore plus long.

Olivier Freget : À chaque fois qu’une juridiction administrative est en outre compétente, il y a un tel biais afin d’éviter que l’État ne supporte les conséquences de ses propres fautes, que la question d’aller mener un follow-on contre une entité publique se pose de toute façon de manière manifeste.

Malik Idri : Je trouve qu’au tribunal de commerce de Paris, le niveau de prévisibilité est tout à fait correct. En revanche, la question se pose de manière différente en ce qui concerne les cours d’appel. Il y a encore une quinzaine d’années, c’était le contraire.

Jacques Bouyssou : Les magistrats professionnels ne sont pas suffisamment familiers de la sphère économique et connaissent souvent mal l’entreprise. Au tribunal de commerce, les questions des délais sont plutôt bien traitées parce que les juges consulaires sont issus du monde de l’entreprise ; ayant géré des contentieux dans leur vie professionnelle, ils sont conscients que la question des délais est un véritable souci pour une entreprise.

Thomas Elkins : Pour évaluer l’attractivité d’un forum juridique, il faut revenir aux critères de sélection des tribunaux de la part des plaignants : pourquoi, lorsqu’ils ont le choix, préfèrent-ils le plus souvent aller au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas qu’en France ? Premièrement, il y a l’aspect financier, c’est-à-dire combien coûte le procès et le montant des dommages et intérêts qu’il est possible d’obtenir. Je ne suis pas certain que cet aspect soit le problème central en France, car le coût du procès y est faible et cela n’empêche pas les plaignants d’aller au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, pays dans lesquels les coûts sont beaucoup plus élevés. Par ailleurs les dommages et intérêts versés en France sont tout à fait conséquents.

Deuxièmement, il y a l’aspect probatoire : est-ce qu’il sera plus facile de gagner en saisissant un tribunal français plutôt qu’allemand ou italien ? Cela renvoie aux règles en matière de délais de prescription, de standard de preuve, et présomption, etc. Avec la directive européenne, toutes ces règles sont assez largement harmonisées, donc je ne pense pas non plus qu’il y ait un problème probatoire en France.

Dès lors, le critère d’attractivité qui nous fait défaut est celui de la qualité perçue de la justice rendue. Je ne suis pas certain que les délais du procès soient un problème, parce que la complexité de ces affaires est de notoriété publique. Il y a de longues évaluations économiques, avec souvent une procédure de l’Autorité de la concurrence ou de la Commission européenne qui a duré plusieurs années. Fondamentalement, nous parlons d’entreprises de taille assez conséquente qui comprennent que ces affaires complexes nécessitent d’être traitées convenablement.

S’il y a un sujet de moyens, certaines nouvelles pratiques pourraient pourtant être menées à budget quasiment constant. J’en vois deux : premièrement, il faut donner un rôle beaucoup plus actif au juge, qu’il accepte d’organiser plusieurs audiences de mise en état, de livrer des indications aux demandeurs et aux défendeurs sur les forces et faiblesses de leurs arguments, il doit accepter de se mettre davantage dans l’arène. Devant la Cour de justice de l’Union européenne, nous recevons des questions écrites avant l’audience de plaidoirie qui nous orientent sur la réflexion des magistrats, les points sur lesquels ils semblent être convaincus et ceux sur lesquels ils ont des doutes. Nous pouvons orienter nos plaidoiries en conséquence, ce qui les rend plus utiles pour tous. Deuxièmement, nous devons aussi donner beaucoup plus de poids à la phase orale, en accordant plus de place à l’audition de témoins, d’experts et à des plaidoiries interactives où les magistrats posent des questions.

Jacques Bouyssou : Il faudrait une mise en état plus participative et dynamique, et plus de place à l’oralité, ce que fait actuellement la chambre internationale, avec la mise en place d’une cross examination à la française. Devant la chambre internationale de la cour d’appel de Paris, le juge tient un plus grand rôle dans la conduite de la mise en état en association avec les parties, jusqu’à la préparation de la plaidoirie. Nous recevons par exemple 15 jours à l’avance le rapport du conseil rapporteur et les questions de la cour.

Olivier Freget : Un effort pourrait être fait sur le rôle de l’expert ainsi que sa place à l’audience et dans toute la mise en état : pourquoi se contenter d’un rapport écrit qui sera lu par le tribunal, mais non authentiquement débattu et ne pas plutôt systématiquement convoquer l’expert à l’audience afin de soumettre son travail à une contradiction orale ?

Thomas Elkins : Ces dernières années, on a noté un véritable effort de la part du tribunal de commerce de Paris pour faire vivre le débat. On perçoit aisément lors des audiences que les magistrats ont étudié le dossier et cherchent à l’approfondir en posant des questions. En appel, pour le moment nous n’avons pas ce même débat. Sur le sujet de l’évaluation du dommage, on peut aussi relever une tendance à ordonner des expertises de façon fréquente, comme si certains magistrats renonçaient d’amblée à rentrer dans le détail des évaluations soumises par les parties, et préféraient déléguer l’ensemble de ce sujet à un expert judiciaire. Or une justice déléguée sur cet élément majeur qu’est le préjudice n’est pas satisfaisante, car de nombreuses questions importantes se retrouvent tranchées par l’expert alors qu’elles relèveraient normalement davantage du juge.

Romain Ferla : Le problème central du disfonctionnement des cours d’appel est l’absence de l’oralité. Sans remettre en question le travail des magistrats, s’ils ne posent pas de questions, nous, avocats, serons dans le flou et essaierons d’imaginer celles qu’ils se posent. Nous en viendrons à répondre à des questions qu’ils ne se sont même pas posées et à ne pas aborder les réponses à celles qu’ils ont envisagées.

S’agissant du rôle des experts, qui est le second problème de fonctionnement des cours d’appel, il n’y a pas, de la part de la cour de Paris notamment, de contrôle suffisant sur la qualité intellectuelle des rapports d’expertises. On se retrouve parfois avec des experts judiciaires sur des problématiques extrêmement complexes qui n’ont pas le début de la compétence nécessaire, voire qui ont des biais de jugement. Or un mauvais expert va coûter très cher. D’où la nécessité d’une véritable sélection parmi les meilleurs de la place.

La cour d’appel ayant trop délégué aux experts, ceux-ci peuvent dire à peu près tout ce qu’ils souhaitent dans leur rapport, inventer des scénarios contrefactuels ou en rejeter d’autres sans aucun débat. Il est certain que l’on ne peut pas faire de la bonne justice économique dans de telles conditions.

Thomas Elkins : Sur la qualité perçue de la justice, prenez à titre d’illustration le jugement rendu au Royaume-Uni en début d’année dans l’affaire des camions : celui-ci fait 300 pages, dans lesquelles les magistrats ont étudié en détail chacun des rapports économiques des deux parties. Ils expliquent les points forts et faibles des différentes positions et n’hésitent pas non plus à critiquer de façon étayée le manque d’objectivité et d’indépendance des experts économiques sur leurs propres thèses en précisant les sujets sur lesquels ces derniers auraient pu faire preuve de davantage de coopération – ce qui est une leçon assez forte pour les experts. Les magistrats ont ainsi pris à bras-le-corps le sujet de l’évaluation du préjudice, ce qui donne à la lecture du jugement, l’impression d’un travail particulièrement fouillé et sérieux.

Romain Ferla : Au Royaume-Uni, rappelons que les juges sont spécialisés.

Olivier Freget : Mais les juges sont également spécialisés à Paris ! Nous disposons d’une juridiction spécialisée en droit économique au sens large, avec des magistrats qui se sont investis dans la compréhension de la concurrence. Peut-être que nous ne leur laissons pas suffisamment de temps pour avoir un retour sur les investissements intellectuels qu’ils ont effectués : il faut de la stabilité dans les chambres. Par ailleurs en appel, la faible place laissée à l’oralité peut conduire à un débat plus pauvre que celui que l’on a connu devant le tribunal de commerce. C’est un vrai souci.