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Les entreprises dans le flou face à la pénalisation du droit de la concurrence

Par ordonnance de 1986, le droit de la concurrence a été dépénalisé. Le Parquet national financier (PNF) possède, depuis décembre 2020, une compétence en la matière. Il a indiqué, dans son dernier rapport, que 16 procédures pour atteinte à la concurrence étaient actuellement en cours. Le procureur financier, Jean-François Bohnert, a récemment précisé que « le PNF n’a pas pour vocation à concentrer l’intégralité des procédures du territoire national. Il agit de concert avec les parquets territoriaux, sa saisine pouvant être commandée notamment par la complexité des faits, leur dimension transnationale ou encore l’importance du préjudice ». Toutefois, la volonté affichée du PNF d’investir la matière interroge les entreprises et les autres acteurs du secteur sur la manière dont s’articulent les différentes procédures lorsque l’Autorité de la concurrence est amenée à intervenir. La rigidité du droit pénal est-elle adéquate dans un domaine aussi technique qu’économique ?

État des lieux du marché

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Le mouvement actuel de pénalisation ou de repénalisation du droit de la concurrence se manifeste de diverses manières. On constate d’abord que les derniers rapports de l’OCDE révèlent cette tendance qui est, semble-t-il, de plus en plus partagée entre les pays. D’autres évolutions dépassant le droit de la concurrence sont également perceptibles et notamment une forme de moralisation de la vie des affaires, qui a pour corollaire la montée en puissance de la pénalisation. Enfin, en France, les prérogatives du PNF ont été élargies au droit de la concurrence puisque la réforme de décembre 2020 a ajouté l’article L.420-6 du code de commerce à la liste déjà longue des infractions relevant de son champ de compétences. Je ne sais pas s’il faut parler de « mode » ou d’une montée en puissance progressive, mais il est certain que cette évolution institutionnelle sera pérenne et que le PNF va s’inscrire durablement dans cette nouvelle modalité de répression pénale du droit de la concurrence. Depuis quelques années, on a beaucoup parlé du recours à l’article 40 du code de procédure pénale pour « nourrir » les dossiers devant les autorités de concurrence. Je rappelle que ce texte est très générique et peut être applicable à différentes situations. Il impose à tout officier public, ou fonctionnaire, de signaler des crimes ou délits dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Il a parfois été présenté comme une possibilité, une forme d’arbitrage des autorités, alors qu’en réalité le texte fait clairement référence à une obligation du fonctionnaire ou de l’officier public.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : L’article 40 prévoit en effet une obligation pour le fonctionnaire, qui consiste en une analyse prima facie, visant à déterminer s’il y a des éléments laissant présumer une infraction. Un tri est ensuite réalisé par le parquet, qui a l’opportunité des poursuites, et décide si des suites doivent être données à ce signalement. Je rappelle que la DGCCRF, et non l’Autorité de la concurrence, est à l’origine de la très grande majorité des 16 dossiers visés par le PNF dans son rapport, peut-être parce que le service chargé des affaires juridiques et de la concurrence est traditionnellement dirigé par un magistrat, qui a sans doute plus facilement le « réflexe » de l’article 40.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Ce tri doit justement être réalisé par le procureur de la République, qui est le seul à disposer de l’opportunité des poursuites.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Je suis magistrate judiciaire et j’ai exercé des fonctions de parquetier. J’ai pu constater que les fonctionnaires, peut -êt re parce qu’ils craignent de manquer à cette obligation, transmettent parfois des articles 40 à tout le moins infondés. Il est donc opportun que le filtre se fasse également au niveau de la fonction publique pour éviter que le parquet soit envahi par des dénonciations en tout genre. Vous pouvez d’ailleurs constater que l’Autorité fait un usage très modéré de cette disposition.

DOMINIQUE BLANC : Je ne cesse de m’étonner de ce débat récurrent entre juristes concernant la dépénalisation ou la repénalisation du droit de la concurrence. La vérité est de dire que le droit pénal n’a jamais déserté le champ du droit de la concurrence : dans un article que j’avais écrit en 2008 intitulé « droit de la concurrence : la dépénalisation n’est pas la solution », je dressais un état des lieux de l’intervention du juge pénal en droit de la concurrence. Certes, les affaires étaient moins volumineuses, moins techniques et moins médiatiques que celles traitées par l’Autorité de la concurrence, mais le juge pénal n’a jamais renoncé à intervenir dans ce domaine. La vraie nouveauté est institutionnelle puisque le PNF se voit à présent doté d’une compétence pour traiter des cas de droit pénal de la concurrence. Saura-t-il s’en saisir ? En a-t-il les moyens ?

FRANCK ROHARD : Les autorités de concurrence sont nées de l’incompétence technique du corps de la magistrature face à une matière complexe et économique. De façon antagoniste à la professionnalisation de cette répression, on redonne aujourd’hui compétence aux juges. Se pose alors la question d’une potentielle réaction face à un constat d’échec des autorités. Est-ce que l’outil pénal est le seul efficace, ou l’expression de la volonté de l’État d’appréhender directement cette matière ? Je ne commenterai pas cet article 40, tant les échanges ont été nourris et de qualité, mais je vous propose juste une réflexion sur la différence de temporalité. Cet article oblige un fonctionnaire à qualifier une infraction en droit de la concurrence en quelques minutes seulement, alors qu’il faut 12 mois d’instruction au minimum, avec de nombreuses études économiques et juridiques pour une autorité pour qualifier les faits et confirmer ou pas l’existence d’une infraction. Il existe donc deux entités aux dynamiques totalement différentes, avec des analyses parfois opposées et l’incertitude juridique associée.

CHRISTELLE ADJÉMIAN : Je suis totalement d’accord avec vous. À l’origine, le transfert de compétence à l’Autorité était pour accroître l’indépendance et la réactivité (avoir des rapporteurs experts). J’ai exercé quelques années à l’Autorité de la concurrence et j’ai eu à traiter de nombreux marchés publics. J’ai pu constater que nous n’étions pas embarrassés par la complexité des sujets économiques pour traiter des ententes dans les marchés publics ou des grands cartels – qui sont souvent les dossiers où il y a le plus de coexistence entre le pénal et la concurrence. Il s’agit essentiellement de questions de preuves, la qualification n’est pas à chercher dans la théorie économique. Aujourd’hui, il n’y a plus de décisions ou quasiment plus de décisions dans le domaine des marchés publics. Et lorsque je lis une décision de l’Autorité de la concurrence, je la trouve d’une grande complexité. Je crois qu’elle rend l’application pratique bien plus difficile pour les entreprises. Ajouter du droit pénal à cette théorie économique rend l’application du droit bien trop complexe. Le pénal doit rester clair, compréhensible par tous. La complexité de la matière rend l’instruction bien plus longue et plus complexe. Et je ne suis pas sûre que cela serve l’effectivité de la matière et l’ordre public économique.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Dans ma carrière, j’ai pratiqué le droit de la concurrence tous les 10 ans. Il y a 20 ans, il me suffisait, je crois, d’être juriste pour traiter les dossiers. Dix ans après, il fallait être juriste et économiste. Maintenant que je suis vice-présidente de l’Autorité, avec la montée en puissance du numérique, il me faudrait idéalement être juriste, économiste et ingénieur ! Je partage donc votre avis sur la complexification du métier. La magistrature, à quelques exceptions près, s’est jusqu’alors peu investie en droit de la concurrence, les spécialistes sont rares, et c’est encore plus vrai pour le droit pénal de la concurrence. Le PNF, s’il souhaite investir pleinement ce champ de compétences, devra donc déployer des efforts significatifs. Si on revient au sujet de la pénalisation du droit de la concurrence, j’ai pris mes fonctions à l’Autorité en 2018, au début de l’émergence de cette prétendue tendance. Mais depuis mon arrivée, il y a eu deux utilisations de l’article 40 en tout et pour tout et je n’ai pas entendu parler de nouveaux cas, même si je ne suis évidemment pas, en tant que membre du Collège, dans les secrets de l’instruction. Le pénal fait peur, c’est certain. Pour autant, il faut rappeler que la sanction pénale des ententes remonte au code de 1810, donc c’est loin d’être une innovation. C’est également loin d’être une spécificité française, bien au contraire. De plus, les poursuites pénales « pures », où les infractions au droit de la concurrence ne sont pas assorties d’autres infractions, comme la corruption ou le favoritisme, sont rarissimes et les sanctions sont encore plus faibles. L’amende est d’ailleurs plafonnée à 75 000 € pour les personnes physiques, et le serait à 375 000 € si l’article L. 420-6 devait s’appliquer aux personnes morales. Enfin, personne, à ce jour, n’a été emprisonné pour des infractions uniquement liées au droit de la concurrence.

CHRISTELLE ADJÉMIAN : Les ententes classiques en matière de marchés publics, où s’applique également le droit pénal, n’existent quasiment plus à l’Autorité et ce, depuis la suppression en 2010 de la direction Nationale des enquêtes de concurrence de la DGCCRF, la suppression des directions départementales de la DGCCRF mais aussi depuis que les enquêteurs de la DGCCRF ne sont plus membres ou conviés aux commissions d’appels d’offres. Lorsqu’il n’y a plus d’enquêteur, il n’y a plus de détection. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’entente. Du point de vue de l’ordre public économique (les consommateurs mais aussi les entreprises non parties aux ententes), ce n’est pas sain.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : C’est en effet l’une de nos préoccupations. La cause est certainement celle que vous évoquez, à savoir un appauvrissement des pouvoirs d’enquête de la DGCCRF qui, pour les marchés publics, était notre « fournisseur » principal. La DGCCRF, même si son apport reste essentiel pour l’Autorité, et même si notre coopération fonctionne très bien, a perdu des effectifs et des attributions, au niveau territorial comme national. Elle paraît s’attacher prioritairement aux questions de consommation. Nous réfléchissons donc actuellement à l’amélioration de nos moyens de détection, notamment par voie numérique, en liaison avec d’autres services de l’État, comme la direction des affaires juridiques de Bercy.

CHRISTELLE ADJÉMIAN : Ce sont des dossiers où l’entente est souvent liée au délit de corruption, ou en tout cas de favoritisme.

DOMINIQUE BLANC : Je vous rejoins sur ce point : le droit pénal de la concurrence peut être une porte d’entrée que le juge pénal utilise pour investir le champ des affaires, avec en arrière-plan la possibilité d’élargir ses investigations aux faits nouveaux qui peuvent apparaître au cours des enquêtes, comme des faits de favoritisme, de corruption ou de trafic d’influence par exemple.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Le fait que la DGCCRF traite depuis 2008 les micros-pratiques anticoncurrentielles, n’emporte-t-il pas une déviation de ces dossiers qui remontaient auparavant à l’Autorité ?

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Je ne le pense pas. L’Autorité récupère parfois des petits dossiers locaux dans lesquels les entreprises n’ont pas souhaité transiger avec la DGCCRF. Mais le partage des eaux est le même. Quoi qu’il en soit, il me semble que ce n’est pas ce type de dossiers qui intéresse en première

Des lignes de partage à définir

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Il faudrait tout de même que la fameuse question du champ d’application de l’article L 420-6 du code de commerce soit tranchée. S’applique-t-il aux personnes morales ou pas ? Lors des débats parlementaires sur la loi sur le Parquet européen – qui, rappelons- le, a attribué compétence, non exclusive, au PNF – pour la première fois, un parlementaire a laissé entendre que ce texte avait pour finalité de permettre au PNF d’agir en matière de droit de la concurrence p o u r l e s personnes morales. Ce n’est qu’une interprétation à ce stade, la question n’a jamais été tranchée. Il existait jusqu’à présent, à défaut de réponse jurisprudentielle, une pratique consensuelle consistant à ce que l’Autorité de la concurrence s’occupe des personnes morales, le juge judiciaire statuant sur les personnes physiques. Le PNF et les juges d’instruction financiers semblent considérer que l’article L.420-6 s’appl ique aux personnes morales. Le sujet sera certainement, un jour, examiné par la Cour de cassation, voire clarifié par le législateur.

DOMINIQUE BLANC : Depuis la loi Perben II du 9 mars 2004, la responsabilité pénale des personnes morales est générale et les personnes morales peuvent être pénalement responsables de toute infraction. Rien ne s’oppose donc en théorie à ce qu’une personne morale puisse être poursuivie au pénal pour des pratiques anticoncurrentielles.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Il me semble dommage que l’on s’en remette aux juridictions de contrôle sans avoir clarifié le sujet d’une autre manière, y compris législative. Je ne pense pas que le PNF ait l’ambition de faire une OPA sur le droit de la concurrence. Ce n’est pas le sens de l’histoire. En revanche, l’évolution du droit qui mixe le pénal et la concurrence est une source d’incertitudes pour les entreprises parce qu’elle génère une forme d’insécurité juridique. Ce manque de lisibilité et de clarté rend plus difficile l’information et la sensibilisation des collaborateurs et peut avoir une incidence sur le recours ou non, par les entreprises, aux outils procéduraux à leur disposition comme la clémence ou la transaction.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Le meilleur moyen d’y répondre est d’avoir une ligne claire de partage des dossiers : les personnes morales relevant de l’Autorité, les personnes physiques aux juridictions.

FRANCK ROHARD : L’une des principales sources de l’efficacité de la répression est la dénonciation. Or si elle n’est pas transparente et sécurisée, elle ne sera pas utilisée par les entreprises, ou en tout cas pas de manière totale. Si pour des faits similaires, l’entreprise obtient une clémence face à l’Autorité, mais que son dirigeant se fait lourdement sanctionner au pénal, la source risque dès lors de se tarir.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : L’Autorité s’est, depuis l’origine, engagée à ne pas transmettre un dossier au parquet quand il y a une procédure de clémence, même en cas d’exonération partielle. Nous restons sur cet engagement. Ce qui a engendré de la complexité, c’est qu’à la suite de la directive ECN+, l’article L. 420-6-1 a été ajouté au code de commerce, qui prévoit, sous certaines conditions, pour les seules personnes physiques d’ailleurs, une exemption de peine, mais pour les clémences de premier rang ayant donné lieu à exonération totale des sanctions admi- nistratives. Vous noterez donc que notre politique de non transmission pourrait être considérée comme plus favorable aux entreprises que les termes mêmes de la loi. Si nous persistons dans cette voie, ce qui paraît acquis, il faudra donc que le parquet détecte lui-même ce type de dossier. S’agissant des échanges entre l’Autorité et le PNF et des mécanismes de coopération entre nos deux instances, certains ont pu suggérer de calquer nos pratiques sur le mécanisme d’aiguillage instauré entre le PNF et l’AMF, qui donne compétence au procureur général pour statuer sur la répartition des dossiers. Ce mécanisme n’est pas transposable à l’Autorité, car en raison des textes européens, une autorité administrative indépendante de concurrence ne peut se voir dicter le choix de ses dossiers par une autorité judiciaire.

FRANCK ROHARD : Mais le procureur c’est l’État.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : La formule est un peu abrupte ! II me semble réducteur de dire que le parquet relève du pouvoir exécutif. En tout cas, il est vrai qu’en l’état actuel de la jurisprudence de la CEDH, un parquetier, fût-il procureur général, ne présente pas suffisamment de garanties d’indépendance pour qu’il soit l’arbitre de la répartition des compétences dans notre domaine.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Il y a un modus vivendi à définir mais qui ne peut pas se faire au détriment des droits des entreprises.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Absolument, en bonne entente. Mais pour le moment, on manque de pratique et de recul. Et j’entends parfaitement le sentiment d’insécurité des entreprises.

DOMINIQUE BLANC : J’ai pour ma part toujours été réservé sur l’engagement de l’Autorité de la concurrence à ne pas transmettre au parquet de procédures dès lors qu’une procédure de clémence est engagée. Si au cours de l’instruction de la clémence il apparaît que des délits ont été commis par les acteurs en cause, qu’ils soient personnes physiques ou morales, l’Autorité n’a, à mon sens, aucune latitude pour apprécier s’il lui faut transmettre ou non ces faits à l’autorité judicaire. Elle y est tenue comme tout acteur public.

CHRISTELLE ADJÉMIAN : Ce manque de clarté participe à mon avis également d’une volonté de dissuasion. Mais je pense que c’est surtout l’intérêt pour la procédure de clémence qui pourrait être le plus impacté dans certains dossiers.

FRANCK ROHARD : Je ne partage pas votre avis. L’incertitude n’est jamais une dissuasion. Le risque l’est, mais pas l’incertitude. Même en prévoyant tous les plans possibles de compliance, l’entreprise doit faire face à la réalité des comportements des salariés qui ne sont pas toujours alignés avec sa politique. La société doit alors coordonner ses actions entre les différentes options, et ne pourra entrer dans un programme de clémence qui préjudicie à ses organes dirigeants.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Nonobstant le « traumatisme » de 2018 à la suite de l’utilisation de l’article 40 donnant lieu à des investigations pénales avec écoutes et gardes-à-vue, l’Autorité continue depuis à recevoir des demandes de clémence. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que la crainte de sanctions pénales soit le seul facteur expliquant la tendance à la désaffection pour la procédure de clémence que l’on a pu constater dans l’ensemble des États membres de l’UE, et pas seulement en France. La perspective de devoir faire l’objet d’actions en réparation du préjudice engendré par des pratiques anticoncurrentielles joue certainement aussi un grand rôle.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : L’enjeu pour l’entreprise, c’est la maîtrise. Je ne doute pas que nous aurons des réponses légales ou jurisprudentielles, dans les années à venir, sur tous les sujets évoqués précédemment. Mais en attendant, les entreprises doivent s’assurer d’avoir un programme de compliance robuste et que leur système d’alertes est efficace. Elles doivent mener des audits réguliers, qui font remonter les informations afin de précisément voir ce qui se passe en leur sein. C’est ainsi qu’elles auront la meilleure maîtrise des situations car, une fois qu’une mauvaise pratique est détectée, elles seront en mesure de prendre les mesures qui s’imposent à elles en connaissance de cause.

L’utilisation des outils pénaux

CHR IST EL L E ADJÉ- MIAN : Pourquoi reparler aujourd’hui de repénalisation ? Le caractère dissuasif de la sanction et la publicité faite par les autorités de concurrence ne suffisent- ils pas ? On ne peut pas considérer que le droit de la concurrence tel qu’appliqué aujourd’hui avec ce niveau de sanction n’est pas aussi dissuasif que le pénal. Pour rebondir sur les programmes de compliance, je dirais que la meilleure compliance est d’avoir une décision de sanction, ce n’est pas le programme mis en oeuvre par l’entreprise en lui-même. Un autre point peut être : le recours au droit pénal est-il un moyen plus efficace de détection et de collecte de preuves ? Est-ce que les outils de l’Autorité de la concurrence sont aujourd’hui adaptés ? Auparavant, les preuves étaient contenues dans des documents papier et matérialisaient l’infraction. De tels éléments sont plus rares à trouver aujourd’hui car les entreprises écrivent moins « dans des cahiers », mais les enquêtes informatiques se sont depuis développées et constituent des outils redoutables des enquêteurs. Est-ce que l’Autorité les juge aujourd’hui moins efficaces, ou insuffisants ? A-t-elle besoin d’autres outils, comme les gardes-à-vue, pour enquêter ?

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Je ne pense pas, à nouveau, que ce soit le pénal qui inquiète le plus les entreprises à l’heure actuelle, mais d’avantage l’indemnisation du préjudice des victimes.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : D’autant que l’on pousse à la facilitation de l’indemnisation du préjudice.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Absolument. La question de la rapidité dans le traitement des dossiers peut également être évoquée. Elle est indissociable du sujet de la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Je crois que l’action du PNF ne peut pas se comprendre sans la volonté de pousser ce nouvel outil « magique » qu’est la CJIP. Je rappelle qu’aujourd’hui, la CJIP n’est pas possible à titre principal en droit de la concurrence. Il faut que l’infraction de concurrence soit connexe à d’autres infractions. Or la notion de connexité pourrait être qualifiée de « molle ». Elle est parfois un peu étirée… Le PNF, me semblet- il, je crois d’ailleurs qu’il s’est déjà exprimé sur ce sujet, souhaite étendre la CJIP au droit de la concurrence à titre principal. Il lui faudra néanmoins un texte législatif. Les conséquences pourraient être importantes : le risque de divergence d’action, la question du non bis in idem va se poser, tout comme celle de l’indemnisation des victimes. La simple reconnaissance des faits par la personne morale sera-t-elle un socle suffisant pour une action en réparation ?

CHRISTELLE ADJÉMIAN : Dans la CJIP, la victime est prise en compte.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : C’est vrai, mais la loi n’exclut pas qu’elle saisisse les juridictions civiles après la signature de la CJIP. Reste à voir si le juge estimera que cette demande est infondée, la réparation du préjudice ayant été assurée via la CJIP…

FRANCK ROHARD : Toute la théorie économique, le travail sur la preuve de la structure de la faute, de l’atteinte au marché et du lien de causalité est réalisé par les autorités de concurrence qui prennent en compte la position des victimes dans leurs analyses. Au contraire, la voie pénale établira une transaction très rapidement et n’investira pas dans des recherches supplémentaires. Le gap de la preuve de la faute pour les victimes, donc probablement le consommateur, pourra être important.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Évoquons également le travail de balisage qui a été opéré par la directive Dommages et sa transposition, qui s’appuie sur une décision de l’Autorité de la concurrence. Est-ce que ce balisage bénéficiera aux victimes sur la base d’une CJIP ? J’aurais tendance à penser que non.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : La jurisprudence en France paraît plus restrictive que dans d’autres États membres, alors qu’il y a clairement la volonté de pousser les actions en réparation au niveau européen. Sauf que sur une base aussi fragile que la CJIP, signée par l’entreprise notamment pour éviter des poursuites extraterritoriales, la question n’est pas réglée.

CHRISTELLE ADJÉMIAN : L’intérêt de la CJIP sera d’abord la rapidité. Une procédure de concurrence, sans parler ensuite des recours indemnitaires, a un rythme totalement décorrélé de celui de l’entreprise. Entre la commission des faits et la décision, il y a en général trois directions juridiques qui se sont succédé et plus aucun opérationnel en poste.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Je suis, pour différents motifs qu’il serait trop long d’exposer ici, parfois réservée à l’égard de la CJIP, mais je reconnais son atout principal qu’est la célérité et, bien sûr, les gains pour le trésor public. Je comprends également les entreprises qui évitent, en signant une CJIP, une mauvaise publicité et surtout une inscription au casier judiciaire.

DOMINIQUE BLANC : La CJIP n’a de sens que si l’autorité qui poursuit se fonde sur un dossier étayé qui rend les négociations avec les entreprises plus équilibrées. À trop vouloir aller vite, on prend le risque de ne pas prendre la mesure du cas qui est présenté et de s’en remettre aux avocats des entreprises pour diriger la négociation.

CHRISTELLE ADJÉMIAN : Je n’y suis pas forcément favorable pour toutes les bonnes raisons juridiques, en tant que citoyenne mais aussi en tant que victime. Mais en même temps, j’aurais tendance à la conseiller à mon entreprise car elle permet de clôturer un dossier et un risque rapidement. Or aujourd’hui, l’entreprise doit rendre des comptes à ses actionnaires, à ses sous-traitants, etc.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Mais attention à ne pas oublier les conséquences de la CJIP pour les personnes physiques. La CRPC peut être une réponse, mais pas garantie… Je sais de quoi je parle, j’ai moi-même refusé d’en homologuer une dans un dossier économico- financier sensible.

Tout reste à faire

FRANCK ROHARD : Nous sommes tous d’accord pour dire que la voie pénale ouvre des champs d’intervention nouveaux, mais en réalité pour le moment nous faisons tous également le constat d’une utilisation assez limitée. Nous sommes un peu au milieu du gué entre deux autorités qui se regardent, chacune recherchant son efficacité. Au global, l’outil du droit pénal n’est probablement pas encore finalisé si l’on écoute certaines velléités du PNF. Mais le jour où sa compétence sera pleine et entière, le champ des possibles sera ouvert. Et je ne sais pas si la défense de l’intérêt public sera vraiment bien coordonnée entre deux corps autonomes aux dynamiques différentes et aux pleines compétences concurrentes.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : À titre de coopération informelle, je peux donner la garantie que tout sera fait pour éviter les frottements que vous décrivez. Il en va de l’intérêt de tous. Tout dépendra des outils que le PNF pourra, ou pas, utiliser.

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Les recours à l’article 40 à la procédure pénale ont beaucoup été critiqués puisque les garanties offertes au titre des droits de la défense sont considérablement affaiblies, notamment lors des perquisitions qui, entre autres critiques, se font hors la présence des avocats et ne donnent pas lieu à la remise d’un procès-verbal. Les entreprises n’ont donc pas connaissance précise de ce qui a été saisi et cela rend beaucoup plus difficile la mise en place de leur défense.

FABIENNE SIREDEY-GARNIER : Les OVS de l’Autorité de la concurrence n’ont jamais été autant vantées depuis qu’il y a des perquisitions pénales en concurrence !

JEAN-JULIEN LEMONNIER : Il faut dire que les perquisitions pénales sont encore plus traumatisantes pour les entreprises. De manière plus fondamentale, il me semble que les textes rédigés pour être appliqués par une autorité administrative ne doivent pas être utilisés par une juridiction pénale car les concepts ne sont pas appréhendés de la même façon. La plasticité du droit de la concurrence se marie mal, selon moi, avec le droit pénal qui est d’interprétation stricte. Je comprends que le recours à la CJIP peut être, à certains égards, séduisant dans la mesure où celle-ci donne la possibilité de clore de manière globalisée un dossier dans un délai rapide. Par ailleurs, il ne faut pas oublier la vertu pédagogique des décisions des autorités de concurrence pour l’ensemble des entreprises.

DOMINIQUE BLANC : Le juge pénal utilise les pouvoirs qui lui sont conférés par le code de procédure pénale. Il applique tout le code et rien que le code. Il ne peut lui être reproché d’exercer ses prérogatives dès lors qu’il a à mener des investigations, dans quelque champ que ce soit. L’utilisation de la procédure pénale dans le domaine du droit de la concurrence fait encore débat en France. Il y a bien longtemps que ce débat a été balayé aux États- Unis, où personne ne conteste les pouvoirs des procureurs américains de poursuivre et sanctionner durement les pratiques anticoncurrentielles. La France manquerait-elle de maturité sur ce point ?