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La preuve comme outil de transaction

Par Denis Musson Président d’honneur du Cercle Montesquieu, senior advisor & médiateur d’Equanim International Elisabeth Iung Directrice juridique contentieux, risques & assurances, groupe L’Oréal François de Bérard Associé, cabinet Lacourte Raquin Tatar, maitre de conférences en droit privé à l’université de Paris-Nanterre Coline Heintz Associée, cabinet Racine Thomas Sely Senior managing director, FTI Consulting Melina Wolman Associée, cabinet Pinsent Masons

Levier stratégique majeur dans les dossiers contentieux, pénaux et les médiations, la preuve est devenue un outil de négociation et de transaction. Quels sont les défis actuels dans un monde en pleine transformation numérique ? Comment les nouvelles technologies modifient-elles les pratiques en matière de collecte ? Comment optimiser les stratégies de négociation tout en respectant les exigences de transparence imposées par le système judiciaire ? Quelle place pour le secret et pour le principe de loyauté de la preuve ?

Etat des lieux des mécanismes de récolte de la preuve en France

Coline Heintz : En France, le recours à l’article 145 du code de procédure civile est la voie privilégiée pour récolter la preuve. En amont de tout procès, le demandeur doit arguer de motifs légitimes auprès du juge pour justifier le recours à cette disposition, c’est-à-dire de l’existence d’un litige potentiel. Les mesures doivent par ailleurs être légalement admissibles, notion dont les contours ont connu une évolution récente dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Si ces conditions sont remplies, le juge autorisera les mesures d’instruction sollicitées, et par exemple pourra mandater un commissaire de justice pour mener la collecte de preuves, ou bien en enjoignant à une partie (tiers ou non au procès potentiel ultérieur) de communiquer certaines pièces.

Nous constatons de plus en plus de recours à l’article 145 qui est un outil très efficace de négociation. Dans de nombreux cas, les parties sont enclines, après une telle mesure, à mener des discussions en vue de trouver un accord. J’observe néanmoins que l’outil devient de plus en plus lourd à manier en pratique.

Melina Wolman : Il existe deux modalités de l’exercice de ­l’article 145. D’abord, la mesure peut être menée de manière non contradictoire, ce qui est assez violent. La partie qui souhaite obtenir un élément de preuve va en effet saisir un juge sans informer la société au sein de laquelle elle souhaite exercer sa mesure. Elle justifie alors des raisons pour lesquelles elle demande la mesure et, si elle obtient une ordonnance, le commissaire de justice est mandaté et, par effet de surprise, se présente dans les locaux visés pour obtenir les éléments. La numérisation des données constitue un réel enjeu puisqu’aujourd’hui, avec les possibilités de falsifier ce dont on dispose, d’obtenir des fichiers extrêmement volumineux, et avec la volatilité des données, le commissaire de justice n’a pas toujours la capacité ou les moyens d’obtenir ce qui est indiqué dans l’ordonnance. Il peut donc se faire assister par un expert informatique. Mais à l’ère du numérique, on ne sait jamais exactement ce que l’on va obtenir. Et c’est là que la question du contrôle de proportionnalité de la Cour de cassation, qui est réaffirmé ces derniers temps, se pose. L’on peut obtenir beaucoup trop de choses ou, au contraire, des éléments pas adaptés. L’ordonnance doit être ciblée et précise pour que la mesure soit efficace. Rappelons en effet qu’en France, contrairement aux États-Unis, lorsqu’une procédure 145 est menée, il faut que la mesure soit proportionnelle aux intérêts antinomiques des parties.

Le recours au 145 peut également avoir lieu de manière contradictoire, mais la situation est alors différente puisque la partie adverse a la possibilité de s’y opposer en expliquant pourquoi la mesure serait disproportionnée.

Denis Musson : À travers notre activité amiable, nous constatons que le recours à l’article 145, compte tenu des contestations qu’elle soulève, enlise fréquemment les procédures contentieuses. Il n’est pas rare que l’entreprise, subissant une telle mesure d’instruction, en sollicite une à son tour à titre de représailles. Au regard du volume de pièces qui sont récoltées et qui doivent être analysées, mais aussi des contestations possibles sur la proportionnalité et le secret des affaires, la procédure au fond se trouve souvent ralentie, voire bloquée pour plusieurs mois. Dès lors que les parties en prennent conscience, et éclairées par les premiers éléments d’information récoltés, elles se montrent souvent désireuses d’explorer la voie amiable pour un règlement plus rapide et plus « commercial » de leur différend tout en évitant une montée en intensité contentieuse qui leur serait dommageable. Dans les médiations, la première phase exploratoire sur l’origine d’un différend met souvent en lumière une asymétrie d’informations entre les parties. Lorsqu’elle se corrige, par l’intervention du médiateur ou qu’une médiation intervient à la suite d’un recours à l’article 145, la négociation d’une transaction s’en trouve grandement facilitée.

François de Bérard : La base de la négociation est en effet l’accès à la matérialité des faits et donc à l’information. La procédure 145 présente une forme de paradoxe : elle est très efficace lorsqu’elle menée de façon non contradictoire, en raison de l’effet de surprise pour une société de voir entrer dans ses locaux un commissaire de justice et son équipe pour saisir par exemple les disques durs du groupe. Cet effet blast passé, la phase de contestation et d’ouverture du séquestre, qui est d’autant plus longue compte tenu du volume exponentiel des données numériques saisies, prend ensuite du temps au regard des délais de procédure et de la nécessité de protéger un certain nombre de secrets.

Cela dit, dans l’optique d’une transaction et même si le séquestre n’est pas encore ouvert, les parties peuvent assez vite anticiper la sensibilité des éléments saisis. Elles doivent alors décider s’il est pertinent de mobiliser du temps et des frais d’avocats dans des procédures pour qu’in fine les preuves soient finalement révélées si la mesure a été correctement menée ou alors mener, souvent en parallèle et de façon confidentielle, des négociations.

Préparer l’entreprise au 145

François de Bérard :
L’article 145 du code de procédure civile est un texte court sur lequel les juridictions ont bâti tout un corpus de pratiques et de normes qui est flou et évolutif. Les avocats ont un lourd travail préparatoire à mener de concert avec leurs clients, par exemple sur les termes de la mise en demeure compte tenu de la jurisprudence de la 2e chambre civile du 18 janvier 2024, car il existe une certaine fébrilité juridique sur le régime de cette disposition.

Coline Heintz : Cet outil s’est en effet considérablement complexifié. La jurisprudence a créé des conditions qui sont de plus en plus contraignantes. Par ailleurs, aujourd’hui, il n’y a quasiment plus aucun secret qui résiste à une mesure d’instruction ordonnée sur le fondement de l’article 145. Même le secret des correspondances entre avocats et clients se réduit. Concrètement s’il ne s’agit pas d’échanges dont l’avocat est l’émetteur ou le destinataire et portant sur la stratégie de défense, l’échange pourrait ne pas relever du secret des correspondances. Le secret des affaires ou le secret de la vie privée ne sont quant à eux pas des obstacles à la réalisation d’une telle mesure d’instruction, une mise en balance des intérêts étant opérée par les tribunaux. J’ajoute que, désormais, même la preuve déloyale est admise si l’on parvient à démontrer que l’équilibre des intérêts en présence est sauvegardé.

Thomas Sely : Les entreprises qui préparent leur demande de 145 en rassemblant méticuleusement un faisceau d’indices à partir des data en leur possession vont pouvoir être plus précises et détaillées dans leur demande au juge. Une entreprise dotée d’une politique de rétention de données claire et d’une gestion avancée des logs d’accès pourra identifier, à la suite du départ d’un salarié pour un concurrent par exemple, les fichiers qui ont été consultés, envoyés ou téléchargés par ce dernier.

De l’autre côté, l’entreprise qui subi un 145, si elle est en mesure de reconstituer le périmètre des saisies et d’en faire une analyse de risque, via des outils adaptés, pourra plus facilement décider de l’opportunité, ou pas, de transiger.

Plus généralement, une entreprise qui ne connaît pas sa data va être dans un flou complet en cas de perquisition : la connaissance de sa data permet la proactivité en termes de stratégie judiciaire.

Elisabeth Iung : La data devient un véritable enjeu pour l’entreprise, et notamment pour la direction juridique. Les données gérées par nos services sont critiques pour les entreprises qui souhaitent – en grande majorité – conserver leurs documents. Mais, dans la mesure où tous ces documents sont saisissables, quelle quantité de données doit-on garder par besoin ? Rappelons tout d’abord que la data retention policy de l’entreprise, qui indique ­combien de temps les données doivent être conservées, doit être mise à jour et appliquée par l’ensemble de la société. À l’inverse, certaines entreprises réfléchissent, au regard des risques et des coûts pour l’entreprise liés à la saisie des documents et à leur analyse, à plutôt appliquer une « destruction policy » qui leur permet de limiter le volume de leurs données. Chaque employé doit également être responsabilisé s’agissant de ses échanges par écrit, car à notre époque, on a tendance à écrire tout ce qu’on pense, sans avoir véritablement réfléchi au préalable et sans en mesurer les conséquences. Sur ce point, l’éducation des salariés est indispensable à travers une « write right policy ». Pour chaque email, il faut s’interroger pour savoir d’abord s’il est vraiment nécessaire de coucher ce message par écrit, puis, si la rédaction du message est indispensable, se demander si l’on sera en mesure de le justifier devant un juge dans l’hypothèse où il serait saisi. Je pense par exemple à des emails qui relatent de manière exhaustive des conversations qui ont eu lieu par oral.

Thomas Sely : Ce que vous dites est en effet valable pour les emails, mais aussi – et surtout – pour les messageries instantanées et plus largement toutes productions écrites susceptibles d’être conservées et donc saisies.

François de Bérard : La meilleure des recommandations est de réfléchir à ce que l’on écrit et de ne pas oublier que le 145 permet de saisir tout type des supports numériques à usage très fréquent au sein de l’entreprise (Outlook, WhatsApp, Signal, les notes Iphone…), y compris sur les téléphones personnels des salariés ou dirigeants de l’entreprise.

Elisabeth Iung : La préparation des directions juridiques est donc essentielle.

Lorsque l’entreprise est en attaque, le 145 agit comme une « fishing expedition » (évidemment encadrée par un ensemble de garanties qui n’existent pas aux États-Unis) : on ne sait pas exactement ce que l’on cherche, mais il est à peu près certain que l’on va trouver quelque chose. C’est donc un outil efficace.

Inversement, lorsque l’entreprise subit le 145 et voit arriver des commissaires de justice ou des agents d’une autorité, parfois accompagnés d’OPJ, la situation est inquiétante. Mais, celle qui est bien préparée aura d’ores et déjà un document indiquant le nom des avocats à prévenir, la personne en charge de la communication en interne et en externe, les bonnes pratiques à suivre pour les juristes et les informaticiens qui accompagneront les commissaires de justice ou les agents des autorités, les noms de domaine de tous ses avocats permettant d’opposer le secret professionnel sur la saisie d’un certain nombre de documents, etc. Les équipes auront également participé à des formations.

Denis Musson : Ceux qui ont été confrontés à des actions contentieuses aux États-Unis ont beaucoup appris en termes de bonnes pratiques. Ils ont dû en particulier se pencher sur la politique de gestion des données, notamment informatiques, s’interroger sur leurs durées et moyens de rétention ou de destruction. Devant les juridictions américaines, une destruction de documents doit se justifier par l’existence et la mise en œuvre d’une procédure générale et systématique de gestion des données applicable à l’ensemble de l’entreprise.

J’ajoute que les actions de groupe qui sont amenées à se renforcer en Europe, vont probablement conduire les associations de plaignants, en déficit de preuves à l’encontre des entreprises poursuivies, à recourir encore plus largement à l’article 145 en France. On voit également se développer un « forum shopping » des plaignants entre les différents pays ­d’Europe pour l’introduction de leurs actions de groupe. L’existence et l’efficacité d’un outil procédural tel que l’article 145 peut faire de Paris une place de choix attractive pour de telles actions.

145 vs. discovery américaine

Thomas Sely : Un parallèle intéressant peut être fait entre l’exécution d’un 145 par un commissaire de justice accompagné d’un expert informatique et les opérations de visite et saisie menées par les autorités. Ces opérations se rallongent et se complexifient à mesure que les systèmes d’information gagnent en volume et migrent vers le cloud. Le téléchargement de boites email depuis une messagerie cloud peut prendre plusieurs jours, ce qui a conduit certaines autorités à faire évoluer leurs pratiques en suspendant temporairement leurs opérations, le temps que les données soient téléchargées et accessibles. Le temps nécessaire pour collecter la data se rallonge et implique pour l’entreprise de revoir ses process internes pour ne pas être désorganisée sur la durée.

Elisabeth Iung : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Et j’ajoute que le temps est encore bien plus long dans le cadre d’une discovery américaine qui suppose des mois de disruption pour l’entreprise. La demande émane des autorités américaines et implique des recherches tentaculaires pour l’entreprise qui doit mener elle-même son enquête, par tout moyen, pour fournir les documents pertinents à la procédure.

François de Bérard : Sous peine de se voir accusée de contempt of court si elle ne le fait pas !

Elisabeth Iung : La pression est bien différente que dans le cas d’un 145 qui est mené par le commissaire de justice, seul responsable de ce qu’il trouve, ou pas. En matière de discovery, si l’entreprise ne produit pas tous les documents pertinents à la demande, sa responsabilité est directement engagée.

Melina Wolman : C’est en effet la vraie différence entre le 145 et la discovery américaine : d’un côté il en va de la responsabilité du juge, tandis que de l’autre il en va de la responsabilité individuelle des parties. En l’absence de communication, les faits allégués peuvent être considérés comme établis. Une lourde amende est encourue. Si la société ne produit pas des documents, la partie adverse peut, aux États-Unis, être sanctionnée. La pression est bien différente Outre-Atlantique.

Denis Musson : Sans oublier les coûts engendrés par la procédure de discovery pour les entreprises ! Et si jamais le contentieux doit être tranché par un jury, la collection et ­l’exploitation par l’avocat de plaignants de l’écrit malheureux d’une entreprise peut s’avérer dévastateur !

Thomas Sely : La charge de la preuve ne repose pas sur la même partie donc l’entreprise ne se prépare pas de la même façon à un 145 et à une procédure de discovery. Dans le second cas, c’est à l’entreprise elle-même d’identifier au sein de ses propres données celles qui sont potentiellement pertinentes. Elle doit mettre en place un litigation hold, collecter, trier et revoir les documents concernés avec l’aide de prestataires spécialisés et d’avocats, avec un risque de sanction si le travail est mal mené. Elle peut en effet être challengée sur le périmètre de la collecte, les mots clés choisis, l’intégrité des données, les personnes visées, etc. À l’inverse, les mesures techniques du 145 sont exécutées par le commissaire de justice, assisté d’un expert informatique.

Melina Wolman : Dans le cas d’une discovery, le contexte est bien différent puisque l’entreprise n’est pas surprise par la procédure. Elle sait ce qu’elle a à chercher et doit mettre tous les moyens dont elle dispose pour communiquer l’intégralité des documents et ne rien cacher. Au contraire, dans l’hypothèse d’un article 145 non contradictoire, il n’y a pas d’organisation de l’entreprise. Elle subit. Ce n’est donc pas comparable.

François de Bérard : La procédure de discovery américaine est, en pratique, extrêmement lourde, pesante, et très largement entre les mains des avocats, qui négocient pendant des années. Or, ce que recherche avant tout une partie, en particulier le demandeur, c’est de pouvoir étayer ses prétentions pour engager son procès. À ce titre, une requête sur l’article 145, bien préparée et conduite, me semble bien plus efficace qu’une discovery. Les juridictions – en particulier ­commerciale – s’efforcent d’encadrer et améliorer les délais de sorte qu’une fois les recours épuisés, on peut espérer obtenir l’accès aux pièces au plus tard au bout d’un an/un an et demi de procédure et entamer la procédure au fond. À titre de comparaison, aux États-Unis vous pouvez passer trois ou quatre années à négocier l’étendue de discovery sous le contrôle du juge pour simplement déterminer la compétence internationale du juge des États-Unis contre un défendeur français sans que le fond ait commencé à être abordé. Dans ces conditions, le procès au fond n’interviendra probablement pas avant cinq à dix ans, si tant est qu’il ait lieu. Quand un choix est possible, il faut intégrer ces considérations temporelles dans l’analyse d’efficacité des dispositifs.

Comment réagir en pratique à un 145 ?

François de Bérard : Ça semblera une évidence aux sociétés qui y sont rompues, mais d’abord, quand l’entreprise voit arriver les équipes du commissaire de justice, accompagnées parfois de la force publique, le premier réflexe est d’appeler son avocat, d’offrir un café au commissaire de justice le temps que son conseil arrive et de garder son calme pour organiser l’exécution sereine de la mesure.

Elisabeth Iung : On le voit tous les jours aux États-Unis et même dans les lignes directrices du PNF sur la CJIP, la coopération avec les autorités est aujourd’hui absolument clé. Il y a même des points de bonne conduite pour l’entreprise qui fait preuve de coopération

Melina Wolman : Coopérer ne veut pas dire tout donner. La coopération totale doit être encadrée, c’est-à-dire que les limites tenant au secret professionnel, au secret des affaires et à la vie privée doivent être respectées. Il convient de guider le commissaire de justice dans sa démarche et d’initier nos clients à ce type de mesures.

Thomas Sely : La préparation aux 145 peut rentrer dans un plan plus large de préparation et réponse aux saisies informatiques, notamment celles conduites par les autorités. Selon les autorités de saisie, l’appréhension du secret professionnel est totalement différente.

Denis Musson : Aux états-Unis, la force du legal privilege est très importante et les juristes d’entreprises américains en bénéficient au même titre que les avocats externes. Le juge le respecte totalement. C’est une mesure de protection indispensable aux intérêts du défendeur dans le cadre inquisiteur de la discovery.

Thomas Sely : Des mises en situation et simulations de perquisition peuvent aider à sensibiliser les dirigeants de l’entreprise sur l’impact des saisies informatiques et l’importance d’avoir une bonne hygiène numérique.

Coline Heintz : La préparation à un article 145 suppose un temps long. Une réflexion sur ce que l’on stocke, ce que l’on détruit, ce que l’on écrit, quel outil utiliser pour communiquer… La plupart des salariés sont persuadés qu’en écrivant des informations sensibles sur Signal par exemple, leur message est totalement crypté. Voire qu’en supprimant leur email sur Outlook, l’entreprise est protégée. Mais c’est faux. Les groupes doivent impérativement préparer les salariés et avoir une politique de data.

Elisabeth Iung : De la même façon, classifier son message en ultra confidentiel (C3) n’empêche pas sa saisie ! Et préciser en objet du mail la mention « privileged and confidential » alors qu’on est un salarié français n’apporte aucune protection non plus ! Il faut donc absolument former les employés sur la question du secret professionnel et son bon usage.

François de Bérard : Il y a un point contre-intuitif mais fondamental : il faudrait faire l’économie des mots et tenter de limiter l’envoi de courriels en rafale. Cela concerne nos clients mais aussi nos confrères du M&A impliqués dans des opérations sensibles, complexes sur les plans structurel et fiscal. On peut souvent régler un point en cinq minutes au téléphone. Ce conseil peut sembler basique, mais il est très difficile à appliquer dans un monde où la communication écrite est devenue un réflexe quasi automatique. Or, chaque écrit laisse une trace, dont nul ne maîtrise totalement la portée.

Elisabeth Iung : Je partage entièrement l’idée selon laquelle il serait idéal de se passer d’écrits. Mais dans les faits, c’est presque impossible. En entreprise, il existe par exemple des processus internes qui nécessitent des validations formelles. Un simple accord oral ne suffit pas. Il est donc essentiel d’être entouré d’experts qui savent ce qu’ils peuvent écrire, ce qu’il est nécessaire de formaliser, et ce qui doit rester à l’oral. Ce n’est pas une tâche qu’on peut déléguer à une IA – cela nécessite une vraie réflexion. Dans les directions juridiques qui traitent par essence de sujets sensibles et confidentiels, on passe beaucoup de temps à se demander : « Puis-je écrire cela ? Et si oui, comment le formuler ? » Cette réflexion est essentielle car tout ce qui est consigné par écrit peut potentiellement être sorti de son contexte et se retourner contre l’entreprise. Ce sont des préoccupations que les general counsels américains n’ont pas, car leurs emails sont, à juste titre, protégés par le secret professionnel (legal privilege).

François de Bérard : À ce propos, je suis surpris de constater que certains confrères utilisent la fonction d’enregistrement et de retranscription automatique des logiciels de visio. Cela me semble particulièrement risqué.

Elisabeth Iung : Si l’initiative vient de vous, en tant qu’avocat, cela ne pose pas de difficulté car le document est a priori protégé par le secret. Mais pour nous, salariés – en particulier dans les fonctions juridiques sensibles comme le contentieux –, ce n’est évidemment pas envisageable.

Globalement, les entreprises françaises qui opèrent à l’international gagneraient à adopter des standards plus exigeants – à l’image des pratiques américaines. C’est une démarche que je cherche à promouvoir au sein de mon entreprise. Les vrais risques aujourd’hui ne sont plus seulement en France. L’article 145 reste un outil utile, mais les enjeux majeurs se situent ailleurs. Aux États-Unis, le changement d’échelle est radical : les risques sont bien plus élevés, les discovery bien plus intrusives. Il me semble donc essentiel d’adopter une approche plus maximaliste, à l’américaine, tant en prévention qu’en gestion des risques. Et c’est là, chers amis avocats, que vous avez un rôle à jouer : sensibiliser vos clients aux risques extraterritoriaux et aux bonnes pratiques mises en place à l’étranger ! Beaucoup de sociétés françaises ignorent encore qu’un juge américain peut directement s’adresser aux filiales implantées sur le sol américain pour obtenir des documents de la société mère étrangère, sans même passer par la société mère. Cela nous place, nous, entreprises françaises, dans une position délicate : nous devons potentiellement nous soumettre à une discovery alors même que nous ne sommes pas officiellement parties à la procédure et n’avons donc pas de garantie procédurale ni de moyens de nous opposer à la mesure devant le juge américain. Il est donc impératif d’éduquer les entreprises à ce risque juridique extraterritorial.

Thomas Sely : En effet, on observe une évolution de fond vers une approche de l’administration des preuves à l’américaine, non seulement dans le cadre de la discovery, mais également dans d’autres contextes comme les enquêtes internes, institutionnalisées par les lois Sapin II et Waserman. Les entreprises doivent désormais réaliser un véritable travail de collecte et de revue documentaire, rigoureux et systématique. L’enquête interne devra être d’autant plus exhaustive et méthodique lorsqu’elle s’inscrit dans une transaction avec l’autorité judiciaire.

Les contentieux prud’homaux constituent un autre exemple de cette évolution de fond : nous voyons de plus en plus de salariés utiliser le RGPD et le droit d’accès aux données personnelles comme un levier pour obtenir des preuves – une forme de discovery déguisée. En effet, il est désormais fréquent de voir d’anciens collaborateurs demander une copie du contenu de leur boîte e-mail professionnelle, une requête que la CNIL autorise avec toutefois certaines limites. Cela pousse les entreprises à s’interroger sur la manière de répondre à ces demandes qui peuvent être très larges et très disruptives, tout en protégeant leur secret d’affaires et les droits des tiers. On en revient encore et toujours au rôle central des data et à la nécessité pour les entreprises de savoir ce qu’elles contiennent pour mieux agir.

L’optimisation de la stratégie de négociation par la maîtrise de la preuve

Denis Musson : Quand l’entreprise voit poindre un contentieux, il serait utile qu’elle prépare et simule en interne un éventuel usage de l’article 145 à son encontre. Cela l’obligerait à identifier les informations qui en seraient la cible. Cette démarche lui donnerait souvent, sur la base de ces pièces, une vision un peu différente des faits litigieux et du rapport de force avec son adversaire. Dès lors, elle pourrait mieux apprécier les éventuelles opportunité et stratégie de règlement du litige par un mode amiable qui serait plus rapide et parfaitement confidentiel. Tous les échanges qui ont lieu avec le médiateur sont en effet protégés par la confidentialité en vertu d’un texte qui sera d’ailleurs renforcé prochainement dans la nouvelle mouture des dispositions du code de procédure civile sur l’amiable. Un exemple : pour permettre le règlement amiable, les parties peuvent avoir besoin d’échanger des pièces avec la crainte qu’elles soient utilisées ultérieurement en violation de la confidentialité de la médiation. Pour s’en prémunir, les parties pourront simplement échanger la pièce avec le médiateur qui pourra en tenir compte dans ses rapports avec l’autre partie, sans dévoiler ou ­communiquer la pièce en elle-même. Cela permettra ainsi de rétablir une symétrie d’informations entre les parties sans prendre le risque d’un éventuel détournement des pièces échangées.

Coline Heintz : Pour avoir accompagné des dossiers complexes, je constate que les entreprises ont rarement la maîtrise de la création de la preuve – cela supposerait un contrôle absolu sur chaque salarié ou opérateur. Par ailleurs, une fois les mesures d’instruction réalisées, l’entreprise visée a une meilleure visibilité sur son risque. Et souvent, cela ouvre la voie à une résolution amiable. Dans un contexte judiciaire engorgé, avec des moyens limités, il est parfois préférable, surtout entre acteurs économiques habitués à collaborer, de sortir par le haut. Connaître ses risques permet une évaluation plus fine : on analyse ce que le commissaire de justice a pu collecter, on redéfinit ses prétentions. Parfois, on découvre que les soupçons initiaux étaient exagérés. Parfois, on découvre l’inverse. Ces mesures peuvent favoriser le dialogue et les issues négociées.

François de Bérard : Je partage cette vision. Avoir une bonne connaissance de ce qu’on détient, de ce que l’adversaire possède, change la donne et la perception du dossier. Plus le client connait de façon profonde le matériau du dossier, plus il sera mieux en mesure d’évaluer le temps, le coût, les chances de succès de ses procédures. Ces éléments mis en balance il pourra alors privilégier une solution amiable, souvent facilitée par un tiers médiateur.

Elisabeth Iung : À ce propos, au-delà de la masse de données collectées, la question de leur traitement, de leur analyse, se pose. Comment gère-t-on l’analyse de centaines de milliers de documents ? L’intelligence artificielle peut aider, mais elle est loin d’être totalement opérationnelle à ce stade.

Thomas Sely : En effet, l’IA ne fait pas tout, mais elle peut constituer un outil précieux. Côté américain, elle est utilisée depuis près de 13 ans dans les procédures de discovery sous sa forme machine learning. Au regard de la masse de données à analyser, il est devenu difficile de s’en passer. À ce jour, je ne crois pas qu’il existe de décision portant spécifiquement sur l’usage de l’IA générative pour revoir et produire des documents dans une procédure de discovery. En revanche, l’utilisation de l’IA générative pour accélérer la revue d’emails dans le cadre d’enquêtes internes n’est plus de la fiction. C’est un cas d’usage très prometteur.

Denis Musson : Ce qui pose aussi la question des outils utilisés pour les échanges et le stockage des données numériques au sein de l’entreprise. Face à des risques de contentieux aux États-Unis, l’utilisation dominante des solutions et services digitaux nord-américains reste une source de préoccupation pour les entreprises européennes. Cette problématique stratégique de ­souveraineté numérique se trouve accrue dans le contexte géopolitique actuel, avec une instrumentalisation possible de ces outils par le pouvoir exécutif américain.

Elisabeth Iung : La saisie ou la production de grandes masses de documents constitue une forme de stratégie contentieuse coercitive. Que ce soit via un 145 ou une procédure de discovery, l’objectif est clair : épuiser et déstabiliser l’adversaire, démontrer sa capacité à le faire plier. Une procédure de discovery peut coûter des millions d’euros, voire bien plus. Alors parfois, on finit par se dire qu’il vaut mieux transiger, verser une somme aux adversaires, même si l’on sait qu’on a raison, plutôt que de s’enfoncer dans ce gouffre procédural. Aux états-Unis, cela est intégré dans les mentalités : ce n’est pas parce qu’on transige qu’on reconnaît qu’on a fait quelque chose de mail. La transaction y est un simple outil de gestion des procédures. En France, on commence lentement à comprendre cela.

François de Bérard : À ce propos, je voulais dire un mot sur la loi de blocage, qui a été renouvelée. La jurisprudence évolue. En Angleterre, dans l’affaire des camions Renault, le juge a confirmé qu’il n’en tenait pas compte. Mais un juge américain, récemment, a rendu une décision intéressante en estimant, à la lumière de l’évolution législative française et du décret de 2022 qui renforce le pouvoir du SISSE, rattaché à Bercy et qui est très efficace, que les parties devaient passer par la convention de La Haye. Cela permet, a minima, d’instaurer une forme de distance : lorsqu’une société française reçoit une injonction directe d’un juge américain, cela crée une pression immense. Or, avec la loi de blocage et le filtre du SISSE on peut prendre un peu de recul dans le processus.

Mélina Wolman : Un dernier point que nous n’avons pas abordé mais qui me semble essentiel : la gestion contractuelle du risque lié à la preuve. Il est tout à fait possible, contractuellement, de définir avec son cocontractant la valeur probante de certains éléments, ou la nature des documents qui devront être produits en cas de litige. Ce sont les conventions de preuve, pleinement reconnues et appliquées par les juridictions françaises en vertu de l’article 1356 du code civil. Il s’agit d’un outil que nos clients gagneraient à mieux connaître. Mais ce texte date de 2016. Rapporté au rythme de la vie des entreprises, c’est relativement récent, et c’est probablement la raison pour laquelle on en voit encore peu dans la pratique en France, alors qu’elle est extrêmement courante aux États-Unis. D’où l’intérêt de faire intervenir très en amont des spécialistes du contentieux, voire en phase de précontentieux.

Je ne pense pas que cette contractualisation puisse faire échec à une demande fondée sur l’article 145 du code de procédure civile mais cela ne peut être exclu non plus. En revanche, une fois au fond, elle peut être un argument. Les parties peuvent s’en prévaloir pour contester la recevabilité d’un élément, en invoquant le fait que la charge de la preuve reposait contractuellement sur telle ou telle partie. Et les tribunaux prennent en considération ce type de clauses.

Elisabeth Iung : Cela dit, une fois que le document est sorti, il est très difficile de revenir en arrière, même s’il entre en contradiction avec une convention de preuve…

François de Bérard : C’est vrai. Le moment où le document est divulgué est souvent décisif.

Denis Musson : La preuve permet aussi de dépasser l’émotion initiale des parties à un différend. Lorsqu’on entre dans une logique factuelle, que l’on confronte les éléments de preuve, on revient à une forme de rationalité dans l’analyse et l’appréciation du différend. Cela ouvre souvent, après une phase de confrontation, la voie à la discussion qui aboutit généralement à une issue amiable… souvent facilitée par l’intervention d’un bon médiateur ! T