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La gestion de carrière  des avocats : défis et opportunités

Par Ian De Bondt, directeur associé, Fed Légal ; Jullian Hoareau, avocat et CEO de Swim ; Natasha Tardif, managing partner, Reed Smith ; Marie- Pierre Dambly, fondatrice, Marie- Pierre Dambly Search ; Stéphanie Encinas, avocate associée, Letang Avocats ; Déborah Fournet, avocate et cofondatrice d’Iris & Thémis.

Avec l’arrivée dans la vie active de la génération dite Z, mais aussi après une certaine prise de conscience par tous, pendant le covid, du besoin de rééquilibrage de l’équation vie professionnelle-vie personnelle, les cabinets ont dû adapter leurs méthodes de gestion de carrière et de recrutement. Car le constat est sans appel : l’attractivité de la profession d’avocat est en berne. Comment les avocats peuvent-ils être accompagnés dans leur parcours professionnel ? Comment attirer et retenir les collaborateurs ? Quel management est aujourd’hui attendu par les équipes ?

Un nouveau contexte

Ian De Bondt : Les cabinets d’avocats sont perçus comme étant moins attractifs par les collaborateurs. En tant que recruteur, je constate que toutes les structures – tant les firmes internationales, que les cabinets français – rencontrent des difficultés à recruter les profils correspondant à leurs attentes. Les aspirations différentes des jeunes avocats sont régulièrement évoquées, mais je n’apprécie guère cette généralisation. Beaucoup de jeunes candidats que je rencontre sont encore prêts à énormément, en échange d’une bonne formation sur des dossiers de place, d’un mentorat et de perspectives d’évolution. Ils ont une réelle réflexion sur leur employabilité et attachent beaucoup d’importance aux « marques » qui seront inscrites sur leur CV. Le sujet est donc surtout de savoir si les cabinets font le nécessaire pour attirer et fidéliser cette population. Or, force est de constater que la simple réponse financière et le saupoudrage de télétravail ne sont pas suffisants. À côté de cela, je ne me voile pas la face, il y a évidemment toute une partie des jeunes avocats qui n’ont pas compris qu’ils avaient choisi un métier fait d’humilité, de labeur et de patience. La collaboration est un apprentissage, une course de fond. Cette approche long-termiste, nécessaire, n’est sans doute pas dans l’air du temps.

Natasha Tardif : Effectivement, ce n’est pas une question générationnelle, car toutes sont concernées. Il s’agit plutôt de l’époque. Les temps changent et nous devons tenir compte de cette évolution. Surtout dans une ère post-covid, où les avocats n’ont plus envie d’exercer de la même manière. Déjà, ils sont en quête de sens dans leur manière d’exercer, se questionnant sur de nombreux sujets, comme la nécessité des deadlines sur leurs dossiers ou le but profond de ces derniers et des tâches réalisées, pour eux et pour la société. Les valeurs et la culture des cabinets deviennent des éléments déterminants pour ces jeunes avocats. D’ailleurs, nous évoquons beaucoup plus longuement les sujets d’engagement et de pro bono en entretien, que les aspects liés à la rémunération.
À mes yeux, les collaborateurs demeurent investis lorsqu’ils exercent dans un cabinet qui tient compte d’un certain nombre d’éléments, relevant souvent du bon sens – ce qui n’était pas le cas pendant longtemps. Plus jeune, je travaillais tous les jours, week-ends et jours fériés inclus, sans véritable raison, mais parce que c’étaient les pratiques de l’époque et les attentes des associés. Les avocats ne sont plus disposés à travailler dans de telles conditions et c’est une juste évolution des choses. À nous, associés et dirigeants de cabinets, de nous remettre en question pour mettre en place, dans nos structures, des actions sensées, comme l’instauration du télétravail. Lorsque l’organisation, les horaires ou le lieu de travail deviennent une lutte, ce n’est pas tenable. Mais lorsque l’organisation se fait en bonne intelligence et que chacun comprend, à son niveau, qu’il doit faire confiance pour avoir un retour sur investissement et un engagement élevé, alors la relation de travail est fluide.

Marie-Pierre Dambly : Le covid a démocratisé le télétravail chez les avocats. Aujourd’hui, le fait de travailler un jour par semaine hors du bureau est devenu la norme. Et les jeunes collaborateurs le considèrent d’ailleurs comme un avantage acquis. Si le télétravail n’est pas proposé par un cabinet à ses candidats, ces derniers le vivront mal.
Par ailleurs, il y a certes des avocats qui sont tout à fait prêts à s’investir, à travailler sur de larges amplitudes horaires et pour qui la carrière est au centre de leur vie. D’autres recherchent effectivement de la flexibilité dans leur mode d’exercice, ainsi qu’une rémunération très élevée, sans horaires à rallonge. Voulant le « beurre et l’argent du beurre », il y a ici quelques petites incohérences.
Mais ce qui me frappe surtout, par rapport à mes dix années d’exercice en tant qu’avocate dans les années 1990, c’est leur maturité professionnelle. Ce n’était pas notre cas. La plupart savent très bien gérer leur employabilité et se posent les bonnes questions.

Jullian Hoareau : Effectivement, le constat est unanime : les jeunes générations sont en demande d’un plan de carrière clair et qui ait du sens. Les avocats ne vivent pas dans une bulle et ont aussi connu la période de remise en question pendant le covid sur leur travail, sur le besoin d’équilibre et leur envie d’exercer différemment le métier. Les études sont bien documentées sur le sujet.

Déborah Fournet : Ces études sont nécessaires. Elles convergent. On collecte de la data. Mais ensuite qu’est-ce qu’on en fait ? Comment les utilise-t-on de manière constructive ?

Ian De Bondt : Les jeunes avocats manquent quand même de lucidité, notamment économique. La plupart de ceux que je rencontre en entretien m’expliquent qu’ils ne veulent « pas se fermer de portes ». Ils ont une forme d’obsession de l’employabilité. Mon avis est que la simple utilisation de cette expression va à l’encontre du métier de conseil. Quand on fait du conseil, on doit devenir un spécialiste et donc s’inscrire dans un marché, en connaître les enjeux, les acteurs, etc. Or, en ne se fermant pas de portes, on finit par n’en ouvrir aucune. C’est comme si, moi, chasseur de têtes dans le monde des cabinets d’avocats, je décidais d’élargir mon périmètre aux directeurs financiers et d’en faire 50 % de mon activité. Je ne nie pas l’intérêt intellectuel de la diversification, mais je deviendrais inévitablement moins bon sur mon marché initial.

L’attractivité des cabinets d’affaires

Jullian Hoareau : À mes yeux, les grands cabinets d’avocats sont toujours aussi attractifs, tant en termes de qualité de dossiers, qu’en matière de rémunération ou encore de formation, même post-covid. Mais le marché est verrouillé. On propose à des avocats de changer de cabinet, pour faire exactement la même chose dans une structure concurrente. Au-delà de l’augmentation de la rémunération proposée, pourquoi changer ? Les collaborateurs ne veulent pas perdre ce qu’ils ont mis du temps à construire dans un cabinet pour seulement tout recommencer dans un autre. Je crois que la marque employeur est la clé, ainsi qu’une véritable flexibilité dans les ressources humaines et dans leur politique de recrutement, afin de permettre aux équipes de se renforcer rapidement, en fonction de leur niveau d’activité tout au long de l’année. Cela permettrait aux collaborateurs (et pas seulement) de maintenir un équilibre de vie, leur permettant ainsi de « tenir » dans le métier.

Déborah Fournet : Les jeunes avocats ont l’impression que les recruteurs ont compris qu’il fallait leur parler de certains sujets en entretien (la quête de sens, les valeurs, les dossiers pro bono, etc.). Mais le gap n’en demeure que plus profond entre la promesse et la réalité du quotidien. Et, trop souvent, la déception est au rendez-vous. Comment traduire ces belles phrases par un véritable changement ? Jusqu’ici, toutes les évolutions ou révolutions dans le monde du travail avaient épargné la profession d’avocat. Ce n’est plus le cas. Il y a un changement global du rapport au travail, en ce compris dans notre profession.

En treize années de barreau, j’ai vu la profession évoluer, dans la manière d’exercer d’abord, mais aussi dans le rapport au client et au recrutement. J’ai le sentiment que lorsqu’un avocat enfilait la robe il y a 20 ans, c’était pour la vie. Nous étions prêts à « souffrir » quelques années, pour accéder à l’Eldorado dans un second temps. Désormais, les projets professionnels sont multiples et être avocat n’est parfois envisagé que comme une partie de leur carrière. Rejoindre une direction juridique n’est plus envisagé comme un accident de parcours, mais peut relever d’un vrai choix d’évolution professionnelle. Comme devenir chefs d’entreprise ou changer complètement de voie. Face à cette vision qui a changé l’exercice de la profession, les avocats n’acceptent plus les mêmes conditions de travail. Dès lors, pour les fidéliser, il convient de s’intéresser à eux, à leurs aspirations personnelles. Il faut faire du sur-mesure. Pour l’un, l’élément fondamental sera la flexibilité, pour un autre, la rémunération et la possibilité de développer sa clientèle personnelle. C’est finalement de la gestion de l’humain. En 2023, pour être performant, un cabinet doit aussi et peut être même d’abord, se soucier de la satisfaction de ses équipes. Et une fois que cela est fait, le faire savoir pour être attractif. C’est tout l’enjeu du travail sur la marque employeur.

Stéphanie Encinas : La réponse à la question de savoir s’il convient d’intégrer un profil de directeur des ressources humaines en interne dépend de la taille de la structure elle-même. En l’espèce, notre cabinet étant composé de deux associées, d’une collaboratrice et d’une secrétaire, nous jouons le rôle du DRH à tour de rôle avec mon associée. Mais nous mettons toujours un point d’honneur à rencontrer ensemble les nouveaux arrivants (collaborateurs, stagiaires, etc.). Nous avons chacun des ressentis, moyens de communication et recrutement différents. 

Par ailleurs, dans les petites structures, se pose la question de la rémunération. Nous ne pouvons pas nous aligner sur celles des grands cabinets d’affaires de la place. Nos candidats en sont conscients en postulant, mais considèrent que nous pouvons leur proposer autre chose, comme des perspectives d’évolution plus rapides que dans de plus gros cabinets, c’est-à-dire les faire passer du statut d’élève avocat à celui de collaborateur et enfin d’associé.

Jullian Hoareau : Il y a une grande variété de cabinets. Environ un tiers d’entre eux n’ont pas de collaborateur en leur sein, aucune solution pour gérer efficacement les pics d’activité et donc finalement aucun équilibre entre la vie professionnelle et personnelle. Quelles sont leurs solutions ? La première est de mettre la priorité sur certains dossiers au détriment d’autres et donc de certains clients. La seconde est de refuser les nouveaux dossiers, entraînant une perte nette de chiffre d’affaires. L’accès aux collaborateurs est la clé de la croissance d’un cabinet… Il est important de maîtriser et d’optimiser cette ressource en veillant à ce que chaque avocat soit affecté aux tâches pour lesquelles il a le plus de valeur ajoutée. Lorsque l’on fait évoluer, en interne, un collaborateur, il faudrait normalement avoir un autre collaborateur pour le remplacer à son ancien niveau, de manière à toujours garder une pyramide des âges équilibrée. Sauf que ce n’est pas la réalité. En l’absence d’organisation, chaque avocat effectue des tâches peu valorisantes par rapport à sa séniorité. Lorsque l’on évoque l’accès aux collaborateurs, on doit aussi penser à la possibilité pour un cabinet de s’adjoindre les services d’autres avocats pour permettre aux équipes en place de faire face à des pics d’activité ou s’assurer que certains collaborateurs se consacrent à des tâches à forte valeur ajoutée, ou à leur business.

Stéphanie Encinas : Ce n’est pas envisageable dans des petites structures, qui doivent attendre que les pics d’activité se stabilisent avant d’embaucher, même si elles en auraient bien besoin dans l’immédiat. Or, quand ce pic s’atténue, ces cabinets ne peuvent plus recruter, pour des raisons de rentabilité. Les collaborateurs et les associés assument donc, chacun, un peu toutes les tâches.

Jullian Hoareau : Je crois qu’il faut pouvoir donner aux avocats la possibilité de travailler de façon simple, fluide, encadrée, avec d’autres confrères. Il existe de nombreuses boutiques, en France, créées par d’anciens collaborateurs seniors de grandes structures, qui sont vraiment employables et en recherche de dossiers. Ayons recours à ces avocats, en freelance, pour soutenir l’activité des cabinets et baisser la pression au sein des équipes, assurant à ses membres de garder un rythme de travail à peu près constant, afin de se concentrer sur le développement du cabinet ou d’autres dossiers à forts enjeux.

Déborah Fournet : Si un confrère a un besoin ponctuel d’augmenter sa capacité de production, pourquoi, en effet, ne pas recourir à des solutions alternatives, comme la sous-traitance ? Je me pose toutefois la question du retour sur investissement, parce que des questions de rentabilité sont en jeu. Je ne suis pas certaine que sur le long terme la sous-traitance ou le freelancing règlent les questions de rentabilité et de fidélisation de la clientèle. La réalité financière est aussi un vrai sujet. Les jeunes n’y sont peut-être pas assez sensibilisés. Nous devons les former là-dessus aussi.

Donner du sens aux équipes

Natasha Tardif : Les avocats sont toujours prêts à beaucoup travailler tant que leurs journées sont mieux organisées et qu’ils effectuent une tâche qui a du sens pour eux. Je le constate avec le pro bono chez Reed Smith, nos collaborateurs y passent même parfois leurs soirées et leurs week-ends. Personne ne les oblige à le faire, ces dossiers étant sur la base du volontariat, mais ils sont toujours présents pour aider et c’est très positif.

Dans nos dossiers, nous devrions sans doute réfléchir à comment plus leur montrer le sens de ce que l’on fait au quotidien. Nous ne prenons pas suffisamment le temps d’expliquer quelle est la pertinence d’un dossier, pourquoi on représente ce client-là, quel est l’intérêt de notre travail pour la société, etc. C’est dommage, car cela nous rendrait heureux d’y réfléchir et de se rappeler à quel point ce que nous faisons pour nos clients est important. En étant heureux, on montre aussi une image positive de la profession. Trop souvent, nous renvoyons une image de sacerdoce face à un métier qui est dur et exigeant. Mais c’est une profession extraordinaire ! Je me considère comme extrêmement privilégiée de pouvoir porter la robe, d’avoir l’honneur de porter les intérêts de mes clients, mais aussi de pouvoir lever la voix et de ne jamais baisser la tête pour les représenter du mieux possible. C’est extraordinaire et on ne le dit pas assez. Faire passer des messages positifs est important.

Ian De Bondt : La définition du « sens » est compliquée. Natasha, tu vis ton métier avec passion et le sens que tu y trouves est dans le service client, la participation au système juridique d’un état de droit. Je comprends et y souscris à 100 %, mais je pense que le « sens » dont parlent certains est tout autre et rejoint davantage une notion de valeur personnelle, notamment liée aux enjeux sociétaux ou environnementaux. Je pense qu’il y a un amalgame entre ces deux acceptions. Un avocat est là pour défendre les intérêts de son client et ce dernier n’est pas forcément en correspondance avec ses propres valeurs personnelles.

Natasha Tardif : Participer à la vie économique de son pays, ce qui est le cas pour un avocat d’affaires, a énormément de sens. Je ne connais pas beaucoup de pays qui fonctionnent aussi bien que la France en termes de protection des droits et libertés fondamentaux, dans un ordre public économique carré.

Jullian Hoareau : Parfois, les avocats n’ont pas la chance de pouvoir choisir leurs dossiers. Certains d’entre eux sont moins intéressants que d’autres, mais les coûts fixes et les charges professionnelles ne permettent généralement pas de refuser ces dossiers. Même s’ils sont moins rentables.

Ian De Bondt : Le sens ne doit pas être lié au dossier, mais à la justice, au simple fait de défendre son client.

Faire évoluer le modèle du statut libéral ?

Déborah Fournet : Je suis parfaitement d’accord avec l’attention qu’il faut porter à cette notion de sens. Elle implique de s’interroger sur la question du statut libéral, qui est assez unique en France. Tous les collaborateurs ne veulent pas devenir associés. Mais il est certain qu’ils cherchent tous de la clarté. Or le contrat de collaboration libérale, tel qu’il existe aujourd’hui, ne leur en apporte pas. Et les associés de cabinets ne cessent de se plaindre de leurs collaborateurs qui veulent des vacances durant lesquelles ils coupent totalement leur téléphone, qui quittent le bureau à 18 heures pour aller faire du yoga, mais en même temps réclament de très bien gagner leur vie. C’est, pour eux, incompatible avec le caractère libéral de la profession. Dès lors, pourquoi ne pas redistribuer les cartes et exploiter la distinction qui existe entre le statut de collaboration libérale et celui de collaboration salariée ? Car tout le monde n’a pas vocation à être dans un parcours d’évolution d’avocat avec du partner track, du counselship, etc.

Marie-Pierre Dambly : Le modèle doit évoluer, car la profession a changé. Il faut déterminer assez vite ce pour quoi les gens sont bons. Certains savent conquérir des clients et développer. Ceux-là seront donc sans doute très heureux dans le statut libéral. D’autres sont d’excellents techniciens, mais aujourd’hui, faire du droit peut paraître à certains moins important que de conquérir des clients et donc ils souffriront sans doute plus dans un statut libéral. Pourquoi ne pas prévoir un statut modulable, plus moderne, de manière à éviter ce taux d’attrition effarant des jeunes qui quittent le barreau pour rejoindre l’entreprise ? Il faut tout de même rappeler que les perspectives de carrière en entreprise sont aujourd’hui très intéressantes pour certains professionnels du droit.

Stéphanie Encinas : Le problème vient peut-être aussi de la formation. Les écoles ne forment pas à devenir avocat. En outre, à Paris, il y a énormément de modes d’exercice et de situations sociales différentes. Elles ne sont pas comparables à ce qui existe en région. Or, ce sont les mêmes règles qui s’appliquent à tous les avocats du territoire et à toutes les hypothèses d’exercice.

Jullian Hoareau : Le contrat de collaboration n’est pas la seule formule pour collaborer avec un confrère. Se soumettre à ce type de contrat, qui est protecteur, rappelons-le, doit rester un choix. Swim propose une alternative à ce contrat de collaboration, car certains avocats veulent vivre véritablement le caractère indépendant de la profession sans pour autant avoir de client. Or, je pense qu’un avocat ne se résume pas à sa clientèle, mais bien à sa compétence technique et à son indépendance. Pourquoi ne pas prendre un peu de recul et observer les tendances en cours dans d’autres secteurs d’activité ? Il existe aujourd’hui un marché de talent economy avec des profils à haute valeur ajoutée, qui ont fait le choix d’exercer en totale indépendance loin des structures traditionnelles. Ce marché n’est plus réservé aux métiers du digital. On voit aujourd’hui des banquiers quitter de grands établissements financiers pour exercer en tant que freelances, ou encore des ingénieurs de grands groupes quitter la protection attachée à leur statut pour exercer en freelance. Tout le monde veut être freelance ! Le marché des avocats est parfaitement adapté à cette organisation du travail et constitue une véritable alternative à la collaboration pour des personnes qui préfèrent mettre à disposition leur expertise et leur valeur ajoutée, quitte à renoncer aux avantages de la collaboration. Il faut créer des alternatives aux choix traditionnels de carrières : travailler pour un cabinet, s’installer ou s’associer, ou quitter la profession pour l’entreprise. Aujourd’hui, il est possible de faire les trois à la fois ! Être indépendant, freelance, c’est aussi choisir les dossiers sur lesquels on veut s’investir et trouver le sens que l’on cherche dans son travail, sans pour autant être obligé de créer son propre cabinet.

Déborah Fournet : Effectivement, pourquoi se cantonner à un seul instrument contractuel pour couvrir une multitude de situations d’exercice ? Comme juriste, c’est dérangeant ! Les jeunes sont perdus et doivent trouver la façon dont ils veulent exercer. Dès lors, les réponses contractuelles doivent être multiples pour embrasser les situations et les couvrir.

Ian De Bondt : Je ne sais pas si le fait de salariser le métier d’avocat va véritablement répondre aux attentes. Ne faudrait-il pas mieux justement attirer de nouveau les profils d’entrepreneurs que ce métier attirait auparavant. Le problème n’est-il pas que les meilleurs profils issus d’une double formation en école de commerce ne souhaitent plus aujourd’hui devenir avocat et préfèrent entreprendre dans un autre cadre ? Ce métier n’est plus vu comme un métier d’entrepreneur. Selon moi, c’est un problème.

Marie-Pierre Dambly : Et pourtant le marché des avocats connaît, depuis plus de dix ans, une création soutenue de petites structures. C’est donc que l’entrepreneuriat est toujours bien présent dans ce métier !

Déborah Fournet : Je ne pense pas qu’il faille salariser la profession, mais ouvrir le champ des possibles.

Ian De Bondt : Le contrat de collaboration libérale ne correspond pas à la réalité de ce que vivent les avocats. On est tous d’accord. Mais, plutôt que d’aller vers le salariat, rendons ses lettres de noblesse au contrat de collaboration !

Déborah Fournet : Pas tous en tout cas, nous sommes d’accord. Mais quels sont les contours de ce contrat de collaboration qui est dénoncé ? Je suis persuadée que la collaboration offre le meilleur des deux mondes : elle permet la protection d’une partie du salariat, la stabilité de la rétrocession d’honoraires, les congés payés, un bureau à disposition… Et la liberté d’entreprendre pour celui ou celle qui le souhaite. Mais 80 % des collaborateurs avec lesquels je discute ne partagent pas mon avis ! Ils y voient, eux, le pire des deux mondes. L’enjeu est de trouver les moyens de les rassurer.

L’attractivité par l’argent, une fausse bonne solution

Ian De Bondt : Est-ce que ces avocats d’affaires ne sont pas aussi enfermés dans une cage dorée ? Quand on est payé 105 000 € en première année de collaboration, il me semble difficile d’expliquer à son associé que l’on arrête de travailler à 17 heures sur les dossiers du cabinet, pour traiter ses affaires personnelles.

Déborah Fournet : Mais ne devraient-ils pas pouvoir le faire, si l’on s’en tient au statut qui est le leur ? Je crois qu’aujourd’hui ils se permettent de le faire ! Les cabinets qui l’autorisent doivent être mis en lumière.

Ian De Bondt : Ces pratiques de marché ne dureront pas. Les années 2021 et 2022 ont été exceptionnelles en termes de recrutement. Des collaborateurs moyens se sont vus recrutés à prix d’or dans de très beaux cabinets, sans un niveau d’engagement en correspondance. Mais c’est terminé. Le marché est en voie de retournement et les cabinets d’avocats vont redevenir beaucoup plus exigeants.

Déborah Fournet : Lorsque je croise des clients recruteurs qui viennent chez Iris & Themis, je leur dis que le jeune avocat qui rejoindra leur cabinet pour l’argent les quittera aussi pour des motifs financiers. L’attractivité par l’argent est une variable d’ajustement dangereuse et, en plus, il y aura toujours un cabinet à côté pour proposer plus haut. Il faut faire de la pédagogie.

Stéphanie Encinas : L’école d’avocats devrait sensibiliser les élèves à ces sujets et proposer des formations en comptabilité, en management, etc. La prise de conscience sur la réalité du métier doit intervenir dès leur début.

Ian De Bondt : La formation économique des élèves est inadaptée. Les collaborateurs des cabinets d’affaires connaissent des augmentations annuelles de 10 %. C’est déraisonnable par rapport à la vie économique, dans un pays comme le nôtre qui a une croissance annuelle de 1 %. Ce n’est pas leur valeur, on paye leur hyper-disponibilité. Mais peu le comprennent.

Jullian Hoareau : En cabinet d’affaires, la règle classique est que le collaborateur doit facturer trois fois sa rémunération chaque année. Sauf que, de son point de vue, il comprend uniquement qu’il ne gagne qu’un tiers de ce qu’il apporte.

Déborah Fournet : Mais il n’a pas payé les charges, ni les locaux, ni les flux de trésorerie… Certaines équipes ont compris qu’il y a d’autres enjeux que le simple ratio économique. Ceux-là se font positivement remarquer par les candidats.

Jullian Hoareau : Je pense qu’il faut revenir sur le principe de base, sur le mot « rétrocession d’honoraires ». L’avocat indépendant, libéral, doit travailler sur un dossier, puis facturer le cabinet. Comme dans toutes les professions libérales. C’est le modèle chez Swim où les avocats facturent par dossier que ce soit à l’heure, au forfait, ou selon un taux journalier.

Déborah Fournet : Mais ce modèle fonctionne entre deux avocats indépendants, pas dans un rapport de collaboration où il y a un rapport hiérarchique avec un associé, qui apporte le dossier, et un avocat, qui produit. Comment quantifier ce qui relève de la contrepartie de la rétrocession d’honoraires ? Est-ce du temps, de l’acte, de la présence ? C’est ce flou qui pose problème et crée des frustrations des deux côtés, de nos jours.

Jullian Hoareau : Ce pourrait être un pourcentage de ce qui est facturé au client et qui a été encaissé. Dans les faits, c’est souvent du temps passé, car malgré ce qui est facturé ou encaissé, la rémunération reste fixe. Par ailleurs, les bonus des collaborateurs sont rarement déplafonnés. Ils sont limités à deux ou trois mois de rémunération. Donc, peu importe ce qui est facturé, c’est souvent un minimum de 1 800 heures par an qui donne droit au bonus dans les grandes firmes.

Déborah Fournet : Dans ce cadre, comment gérer le write-off réalisé par l’associé ?

Veiller à l’organisation
du travail des équipes

Déborah Fournet : Imaginons un collaborateur excellent techniquement et très productif, qui réalise un travail en 4 heures 30. À côté, un avocat moins sûr de lui, ou bien plus dispersé par ses juniors, mettra 10 heures pour faire le même travail. Comment gérer la différence de temps passé pour un travail de même qualité à la fin ?

Natasha Tardif : C’est une question de formation. Avec le temps, les collaborateurs doivent tous être capables de travailler au même rythme.

Déborah Fournet : Je ne le crois pas. Je pense que tout repose sur l’associé, qui devra apprendre à distribuer les dossiers en fonction de la compétence et des capacités de l’un ou de l’autre.

Natasha Tardif : Il est impossible de gérer un cabinet en ayant un collaborateur qui met plus de deux fois de temps que les autres pour faire la même tâche.

Jullian Hoareau : Mais il est possible que le collaborateur à qui la tâche a été confiée ait mal été choisi, car il n’avait pas les bonnes compétences pour aller vite. C’est justement ce que l’on évite chez Swim, en connectant le besoin avec la bonne ressource : pour chaque dossier, est identifié le bon avocat, aux compétences adaptées à la mission.

Déborah Fournet : Il revient au manager d’aller chercher, chez chacun de ses collaborateurs, la bonne personne, ce qui suppose qu’il passe du temps individuellement avec eux pour débriefer de chaque dossier et comprendre où il a performé ou pas. Il doit avoir une vision parfaite des savoir-faire de son équipe, utiliser les compétences là où elles sont adaptées et ne pas enfermer les profils dans une mauvaise case. L’objectif est d’apporter de la flexibilité pour que ses avocats s’épanouissent. Tout en leur laissant aussi la capacité de s’épanouir dans les tâches. L’équation n’est pas simple. Les équipes qui y parviennent ont un vrai avantage compétitif sur le marché du recrutement. À condition que cela se sache.

Stéphanie Encinas : Il serait peut-être intéressant que le métier de legal ops se développe en cabinet. C’est déjà le cas dans certaines firmes anglo-saxonnes.

Natasha Tardif : Notre firme a un legal ops. Si la fonction n’est pas située en France, ces personnes gèrent tout de même l’ensemble du cabinet, mais uniquement d’un point de vue administratif. S’agissant de la gestion des équipes, je crois que c’est aux associés de s’investir. Bien sûr, il faut écouter les qualités de chacun, mais il faut aussi aider les collaborateurs à s’élever et à trouver d’autres savoir-faire qu’ils seraient capables de développer. C’est aussi le rôle d’un mentor et je pense que nous devons y passer du temps.

Dans nos cabinets d’affaires, nous avons souvent des systèmes permettant de connaître les niveaux d’occupation des collaborateurs. Les avocats indiquent leurs disponibilités dans la machine, qui organise les emplois du temps. Autant, je peux comprendre que ce système soit très utile lorsque l’équipe est répartie dans différentes villes ou pays, mais quand on est tous dans le même bureau, se faire dicter l’organisation du travail de ses collaborateurs par un ordinateur est gênant. Je préfère l’individualisation.

Ian De Bondt : Je suis totalement d’accord avec vous. Les jeunes cherchent de l’accompagnement, de la formation, du mentorat. De l’humain ! C’est aussi ça la collaboration libérale. Un cabinet qui ne fonctionnera qu’à travers de la gestion automatisée des équipes pourra payer ses collaborateurs 150 000 € en première année, il ne les gardera jamais.

Natasha Tardif : En même temps, ce système permet aussi de lutter contre une tendance – naturelle d’ailleurs – de toujours s’adresser aux mêmes collaborateurs. Certains se retrouvent parfois occupés à 200 %, tandis que d’autres peuvent moins l’être.

Déborah Fournet : C’est une question de capacité des associés à savoir gérer les ressources humaines.

Natasha Tardif : Les associés sont très indépendants, personne ne peut leur dire comment il faudrait qu’ils occupent leurs équipes.

Déborah Fournet : Tous les six mois, chacun doit avoir un rendez-vous avec soi-même pour s’interroger où il veut aller dans sa carrière et s’il est au bon endroit. Car on a tous le droit de changer.

Jullian Hoareau : Mais ne manquent-ils pas de choix ? L’entreprise a longtemps été une voie de garage pour les avocats. Ce n’est plus le cas. Swim permet aux avocats d’aller dans l’entreprise, sur une base de freelance. C’est une expérience extraordinaire et enrichissante, car nombre de nos confrères ne connaissent pas le monde de l’entreprise. C’est une véritable plus-value pour les avocats en exercice, alors pourquoi choisir ? Tous les avocats n’ont pas la chance d’être détachés par leur cabinet. Mais en étant freelances, ils peuvent aller dans une entreprise pour pallier une hausse temporaire d’activité, ou remplacer une juriste en congé maternité.

Marie-Pierre Dambly : Il s’agit en définitive de management de transition. Cela peut être très efficace. Les expertises les plus recherchées chez les avocats pour faire du management de transition sont en particulier le M&A, les contrats IT, le droit économique, le contentieux, le droit fiscal, la compliance et les données personnelles.

Déborah Fournet : Passer plusieurs jours par semaine dans une entreprise impacte cependant considérablement la capacité de développement de clientèle de l’avocat.

Jullian Hoareau : Mais, pour ceux qui n’ont pas de fibre entrepreneuriale, s’engager dans diverses missions permet à l’avocat de continuer à exercer et à percevoir des revenus en mettant en avant son expérience, surtout dans un contexte de forte activité. C’est une véritable alternative des profils ultra compétents mais qui rencontrent des difficultés ou n’ont pas la volonté de développer une clientèle propre. Certains avocats ne veulent en effet plus gérer des clients ou prospecter. Les confrères deviennent alors leurs clients.

Natasha Tardif : Les avocats ont des parcours de carrière : ils partent en entreprise, reviennent ensuite en cabinet, ou pas. À notre époque, ils peuvent se donner la liberté d’avoir un parcours plus inventif qu’on ne le faisait par le passé. Je pense que c’est une bonne chose et les cabinets en sont très conscients. Il n’y a d’ailleurs plus cette règle ancienne de « up or out ». Certains avocats deviennent counsels, sans avoir le souhait d’être cooptés associés et pourtant ils restent au sein du cabinet, qui comprend que tout le monde n’a pas vocation à suivre la même route. En réalité, toutes ces alternatives font rayonner la profession, qui a d’ailleurs beaucoup à apporter à l’ensemble de la place.