Connexion

Contrôle des concentrations : Guidelines de la Commission européenne sur l’article 22

Par Ondine Delaunay Reportage | Photographique : Mark Davies

Répondant à une attente de l’Autorité de la concurrence française depuis 2017, la Commission européenne accepte, depuis mi-2021 d’examiner les demandes de renvoi au titre de l’article 22 du règlement européen sur les concentrations, présentées par les autorités nationales, y compris lorsque les opérations ne dépassent pas les seuils nationaux de notification. L’institution française avait en effet noté un angle mort dans le contrôle des concentrations s’agissant, par exemple, des acteurs innovants ayant un chiffre d’affaires insuffisant pour que les seuils de notification s’appliquent. Quelle est l’essence du texte ? Quelles conséquences à l’évolution de cette doctrine ? Quelles pistes d’améliorations possibles ?

Avec de gauche à droite : Laurent Binet, in house counsel, EDF, Romain Ferla, associé, Weil Gotshal & Manges, Delphine Delvert-Montigny, directrice juridique, Manutan, Jérôme Philippe, associé, Freshfields Bruckhaus Deringer, Anne-Sophie Poirier, group head of legal M&A, Atos, Thierry Boillot, ex-directeur juridique concurrence, membre du bureau de l’AFEC, Ombline Ancelin, associée, Simmons & Simmons, Gabriel Lluch, directeur juridique concurrence et réglementation télécom, Orange, Étienne Chantrel, chef du service des concentrations, Autorité de la concurrence, Adrien Giraud, associé, Latham & Watkins & Laurence Bary, associée, Dechert ;

Historique de cette évolution

Étienne Chantrel : Certains d’entre vous ont pu lire ce que nous avions écrit ces derniers mois sur l’évolution de la position de la Commission européenne s’agissant de l’article 22 du règlement européen sur les concentrations. En ce qui concerne l’Autorité de la concurrence française, nous ne parlons pas, et la Commission encore moins, de nouvelle doctrine ou de nouvelle interprétation. Il s’agit plutôt d’un changement d’approche, ou plutôt d’un retour au texte de l’article 22. Il existe bien une nouvelle politique, mais elle s’inscrit dans l’esprit originel du texte. Pour quelle raison ?

Un débat sur les lacunes du contrôle des concentrations a eu lieu dans quasiment toute l’Europe, car plusieurs opérations importantes ont échappé au contrôle. Il convient donc de se demander si l’extension du contrôle des concentrations est le bon outil pour remédier au problème. La réponse n’est pas évidente, mais nous pensons que c’est le cas.

Adrien Giraud : Du point de vue de la Commission européenne, lorsque la réforme a été annoncée, les industries tech et pharma étaient notamment visées. On constate avec les lignes directrices du 26 mars 2021 qu’aucun secteur n’échappe a priori à cette réforme.

Étienne Chantrel : S’en suit la question de savoir comment faire pour y remédier et ce qui doit changer dans le contrôle, car à chaque fois que l’on resserre les mailles du filet, beaucoup d’opérations sont contrôlées. Il faut donc effectuer un calcul coûts/bénéfices, du point de vue de l’Autorité bien sûr, mais aussi de la société en général car le coût va également augmenter pour les entreprises. Le jeu en vaut-il la chandelle du point de vue des objectifs de politique économique générale ? L’Autorité ne risque-t-elle pas de contrôler des opérations sans intérêt ?

Ce débat a eu lieu de manière publique et transparente en France et plusieurs consultations ont eu lieu en 2017, puis en 2018, à des étapes différentes de notre raisonnement. En 2017, pour la première consultation publique, toutes les options étaient sur la table : abaisser le seuil de chiffre d’affaires, revenir aux parts de marché, utiliser la jurisprudence Continental Can – ce qui est un peu moins possible depuis la décision TDF/Itas – créer, à côté du seuil existant, un nouveau type de contrôle, et si oui, lequel ?

Au fil du temps, l’Autorité a estimé que certaines opérations n’étaient pas examinées et qu’il fallait y remédier par le biais du contrôle des concentrations. Dans le cas de la France, l’outil que nous avions mis en avant était le pouvoir d’évocation de l’Autorité qui s’ajoutait aux seuils existants. La balance avantages/inconvénients montre que le pouvoir d’évocation, à côté de la procédure de contrôle obligatoire, existe en Europe dans une demi-douzaine d’États (en Suède, en Irlande et en Hongrie notamment). L’expérience démontre toutefois qu’en abaissant les seuils, beaucoup d’opérations sans intérêt sont examinées. C’est en cela que la piste de l’évocation est intéressante, car elle permet d’opérer une sélection et de ne se pencher que sur les opérations dont l’Autorité décide de se saisir.

Le revers de la médaille, c’est que l’évocation est moins automatique que des contrôles fondés sur un seuil, comme celui en valeur de transaction, que les Allemands et les Autrichiens ont choisi de mettre en place en 2017. Il pose en outre des questions de prévisibilité et de sécurité juridique pour les entreprises. À ce stade, le gouvernement n’a pas donné suite au système d’évocation. Il a relevé l’intérêt de l’outil, mais a indiqué que le débat devait d’abord avoir lieu au niveau européen.

Au niveau européen, la Commission, après une longue réflexion menée à travers le livre blanc de 2014 et la consultation publique de 2016, a décidé qu’elle pourrait adapter sa position à droit constant, c’est-à-dire revenir à la portée originelle de l’article 22. Il s’agit pour la Commission d’accepter d’opérer un contrôle, même lorsqu’il n’y a pas eu de saisine de l’autorité nationale pour l’opération. Il faut se rendre compte de la portée de cette décision qui, en pratique, change beaucoup de choses. Mais juridiquement, en réalité, le changement est infime. Le texte de l’article 22 s’accompagnait d’une recommandation de la Commission invitant les États-membres à ne pas lui renvoyer l’affaire si l’autorité nationale n’était pas saisie. La Commission a juste retiré cette recommandation.

La priorité est aujourd’hui de faire vivre ce nouvel outil. Il y a d’ores et déjà eu un cas de renvoi par la France à qui s’est joint notamment la Hollande. Il s’agissait du cas Illumina/Grail, qui a donné lieu à du contentieux y compris devant les cours européennes. Ils viennent de se mettre d’accord pour une procédure accélérée et une décision devrait aboutir au début de l’année 2022.

Anne-Sophie Poirier group head of legal M&A, Atos

Thierry Boillot : La FTC aussi a réagi, postérieurement à la décision du Conseil d’État. Elle a décidé de suspendre l’opération.

Étienne Chantrel : La FTC avait demandé au juge de suspendre l’opération pour examen, mais elle a décidé de retirer sa demande de suspension without prejudice – c’est-à-dire en se réservant la possibilité de demander plus tard à procéder à l’examen. Le juge a accepté, ce qui n’était pas évident.

Jérôme Philippe. : Le texte de l’article 22 est effectivement très large, et visait initialement la situation de pays, comme les Pays-Bas, qui n’avaient pas à l’époque de contrôle des concentrations. C’est pourquoi on l’appelle la clause hollandaise. Le texte permet d’attraper à peu près toute concentration, sur la base de critères peu prévisibles du point de vue des entreprises, et de la renvoyer à la Commission européenne. S’il n’existe pas de divergence importante d’interprétation du texte entre la France et la Commission, en revanche, à la lecture de ce qui a été écrit par la Commission récemment dans ses lignes directrices, il apparaît que cette dernière met surtout l’accent, pour l’application de cette clause, sur des situations dans lesquelles le chiffre d’affaires est un mauvais indicateur de la situation de marché de l’entreprise. Tel peut être le cas pour différentes raisons : par exemple parce que la R&D de l’entreprise n’a pas encore généré de chiffre d’affaires, ou parce que l’entreprise a conquis d’importants portefeuilles d’abonnés qui ont de la valeur mais qui ne sont pas encore bien monétisés. Il s’agit bien souvent aussi de cas où des startup ont créé de nouveaux produits qui n’ont pas encore été mis sur le marché. C’est une approche qui ne vient explicitement pas du texte, mais c’est ce que dit la Commission européenne. Par contraste, au regard des débats qui ont eu lieu en France en 2017-2018 et qui ont préfiguré l’évolution de l’article 22, la problématique était posée un peu différemment par l’Autorité, en incluant aussi des cas où le chiffre d’affaires est parfaitement représentatif de l’activité de l’entreprise, mais demeure néanmoins sous le seuil car le marché ou le segment concerné est petit. Ce dernier cas ne semble pas du tout visé par la Commission, alors qu’il était au cœur des débats en France en 2017-2018. Comment donc articuler ces deux approches, qui n’ont pas l’air d’être tout à fait convergentes ?

Adrien Giraud : L’article 22 a été modifié à une époque où tous les États-membres s’étaient dotés d’un contrôle des concentrations et où la raison d’être de la clause néerlandaise, citée à l’instant, n’existait plus. Ce champ d’application, datant de 2004, n’a pas été testé, la Cour ne s’est pas prononcée. Le tribunal de l’Union européenne va se prononcer dans cette première affaire mentionnée et nous pourrons voir si effectivement, la lecture qui est faite par la Commission européenne de l’applicabilité de l’article 22 aux opérations qui sont sous les seuils, est la bonne. Cette lecture est faite de longue date, mais elle n’a jamais été appliquée. Le changement fondamental, dans les faits, c’est qu’avant, nous pouvions dire à nos clients que nous étions en dessous des seuils et qu’il n’y aurait donc aucune contrainte de contrôle des concentrations, mais désormais, il est impossible de l’assurer sans procéder à un examen au fond de l’impact de l’opération.

Ombline Ancelin : Avant 2009, lorsque le contrôle des concentrations était entre les mains du ministre, celui-ci avait déjà une lecture de l’article 22 lui permettant de renvoyer une opération à la Commission, même si c’était en dessous des seuils. J’ai en tête le cas d’un tiers mécontent d’une fusion entre ses concurrents ne tombant pas dans le champ du règlement, ni dans les seuils nationaux de notification obligatoire qui avait tenté, en 2006, de suggérer une demande de renvoi du ministre à la Commission. Cela n’avait pas abouti, car ce tiers n’avait pas réussi à intéresser suffisamment le ministre au problème de concurrence.

Étienne Chantrel : Permettez-moi deux remarques. La première c’est que cet article a en effet été modifié à une époque où il existait partout un contrôle des concentrations, sauf au Luxembourg. La disposition selon laquelle un contrôle peut être mené même en dessous des seuils, n’a jamais été retirée. Elle invalide donc une partie des critiques qui ont été formulées à l’égard de la Commission lui reprochant de ne plus être dans l’esprit originel de l’article. Cette possibilité a été conservée à dessein en 2004, alors que déjà, la clause hollandaise ne s’appliquait plus.

Sur le point soulevé par Jérôme Philippe, il est vrai qu’il pourrait exister une petite divergence de champ entre les positions française et européenne, au sens où le débat qui avait eu lieu en interne et l’outil qui avait été proposé avait peut-être une vocation plus large. Ce n’est qu’une hypothèse, car l’on ne sait pas encore bien ce que la Commission pourrait accepter. Nous aurons peut-être l’occasion de tester le cas d’une entreprise dominante sur un marché de niche, qui n’atteint pas le seuil de notification en termes de chiffre d’affaires, mais qui n’est pas une startup ou une entreprise qui n’a pas encore monétisé sa position. Je me souviens d’ailleurs d’un cas où une acquisition en dessous des seuils avait permis à une entreprise de gagner 90 % de parts de marché. Un tiers nous avait interpellé, mais nous ne pouvions pas intervenir.

Romain Ferla, associé, Weil Gotshal & Manges

Ombline Ancelin : Pourtant, il semble que le critère de la disproportion entre la valeur de la transaction et le chiffre d’affaires de la cible soit un critère évident pour la Commission. Tel n’est pas le cas pour l’Autorité ?

Étienne Chantrel : Lorsque l’on rachète une entreprise de niche qui fait 40 M€ de chiffre d’affaires, en général la valeur de la transaction est en adéquation.

Delphine Delvert-Montigny : L’entreprise ne regarde pas que le chiffre d’affaires dans une opération M&A, mais aussi le prix d’acquisition qui est le reflet de la valeur incluant le potentiel de développement de la cible.

Anne-Sophie Poirier : Le fait que le prix d’acquisition devienne un critère pose un problème. Le marché du M&A est très actif, sellers friendly et les prix sont très élevés. On voit des acteurs américains venir acheter des technologies en Europe parce que les prix restent plus abordables. Nous nous retrouvons sur des acquisitions, face à des potentiels concurrents ayant plus de moyens que nous et qui nous soufflent parfois quelques pépites. Le marché conjoncturellement est dénaturé avec une réelle volatilité des prix, ce qui est un sujet pour les corporates actifs en M&A. Il est donc nécessaire que les autorités prennent conscience de l’évolution du marché actuel lorsqu’elles feront usage de ce critère.

De simples pistes de reflexion données par la Commission européenne

Delphine Delvert-Montigny : La Commission a livré des pistes de réflexion, avec plusieurs indicateurs qui sont sujets à interprétation. Au final, l’outil de contrôle est relativement étendu, voire extensif, mais les définitions demeurent difficiles à interpréter avec des méthodes d’application qui seront sans doute compliquées à mettre en œuvre. Par exemple, l’analyse du « risque d’impact concurrentiel » ne mentionne pas précisément de critères. Tout risque d’évolution peut alors être pris en compte. Il s’agit de l’objet même des approches M&A. La cible est bien sûr vouée à se transformer mais l’acquéreur ne dispose pas de tous les éléments pour apprécier exactement dans quelle proportion.

Toutes ces définitions sont donc difficiles à évaluer malgré les pistes données par la Commission. Cela donne le sentiment d’être passé d’une approche objective – basée sur des chiffres et des seuils – à une approche beaucoup plus subjective.

Il existe, bien sûr, une vertu à contrôler des opérations dont l’objet serait d’évincer et même d’éradiquer des concurrents potentiels. On ne peut qu’approuver que certaines opérations de concentration ne passent dorénavant plus entre les mailles du filet. En revanche, il est nécessaire que la Commission européenne soit plus précise, définisse des délais, les opérations concernées, voire revienne éventuellement à la notion de seuil. Cela permettrait d’accroître la visibilité concernant le pilotage d’intégration d’une entreprise. Or, le délai de six mois, voire plus si la Commission juge que ce sont des circonstances exceptionnelles, risque de retarder ce processus de fusion au sein d’un groupe et pourrait être dès lors un frein aux opérations de M&A.

Laurence Bary : Les inquiétudes liées à ce nouvel outil sont également nombreuses chez nos clients. Les guidelines de la Commission européenne sont utiles mais restent très courtes et générales.

Premièrement, pour revenir sur la remarque d’Étienne Chantrel relative aux marchés de niche, il me semble que si la réforme a été faite au niveau de la Commission et non des États membres de l’Union européenne, cela devrait entraîner certaines conséquences. Rappelons que la Commission doit se saisir de sujets ayant un impact au niveau européen. La situation sur un marché de niche, qui ne concerne qu’un seul État membre, ne devrait donc pas avoir vocation à être examinée par la Commission.

Deuxièmement, si cette réforme à droit constant est très habile, elle a l’inconvénient de conserver les imperfections du texte existant. À mes yeux, la grande faille de l’article 22 est qu’en cas de renvoi sur ce fondement, la Commission n’a compétence pour examiner l’impact de l’opération que sur le territoire des États membres qui se sont joints audit renvoi. Cela ne pose pas nécessairement de problèmes dans l’hypothèse d’acquisitions par les GAFAM, par exemple, parce que les marchés dans le secteur du digital sont généralement de dimension paneuropéenne : à partir du moment où un État membre aura renvoyé, la Commission pourra examiner la transaction sur tout le marché pertinent, c’est-à-dire sur l’ensemble du territoire européen. En revanche, cela pose des difficultés sur les marchés pharmaceutiques, qui sont strictement nationaux. Nous allons nous retrouver, dans le cadre d’un examen par la Commission, avec des situations ubuesques d’un point de vue M&A, puisque la Commission va examiner l’effet de la transaction sur la concurrence dans quelques pays de l’Union, mais pas dans tous les États membres affectés. Le danger est de se retrouver avec des engagements différents suivant les États membres, qui pourraient aboutir à la situation absurde du maintien de deux produits concurrents dans certaines juridictions alors que dans d’autres (qui n’auront pas renvoyé à la Commission), un seul produit sera disponible sur le marché.

Thierry Boillot, ex-directeur juridique concurrence, membre du bureau de l’AFEC

Rappelons que la Commission avait envisagé de régler cette question, en 2014, dans son working paper sur la révision du règlement Concentrations. Elle avait proposé de modifier le texte pour faire en sorte que, lors d’un renvoi sur le fondement de l’article 22, elle ait compétence sur l’ensemble du territoire de l’EEA. Cela ne s’est fait pas fait. Aujourd’hui, nous sommes bloqués par cette limite qui pose des problématiques pratiques aux entreprises.

Romain Ferla : Dans son working paper, la Commission européenne annonçait que cette réforme serait peut-être envisagée dans un second temps. Elle aurait eu compétence sur tous les État membres, y compris ceux qui n’ont pas demandé expressément le renvoi.

Cette réforme est, comme dit précédemment, un retour au sens original du texte. Il s’agit finalement d’une révolution au sens étymologique du terme, c’est-à-dire à un retour au point de départ, après un cycle. Nous revenons à une période que nous pensions révolue. Mais elle n’est pas si ancienne, elle était notre quotidien et notre pratique à la fin des années 1990. En effet, jusqu’au début des années 2000, le système en vigueur était un système facultatif, comprenant des seuils liés au chiffre d’affaires mais aussi en parts de marché. À chaque fois qu’une opération soulevait potentiellement des sujets de concurrence, on se demandait s’il convenait de notifier l’opération, même si on n’y était pas obligé. C’étaient des discussions sans fin sur le marché lui-même, le risque de plainte, etc. Avec cette réforme – cette « révolution » –, nous revenons à cette époque, sauf que les deux systèmes se combinent : l’ancien et le nouveau monde.

Adrien Giraud : Précisément, ce qui nuit à la cohérence globale du système. Le système de seuils connaît des imperfections au fond, mais qui étaient tolérées car il garantissait en même temps un certain degré de sécurité juridique. Or, celle-ci est désormais mise à mal par ce nouveau système fondé sur la substance même de l’opération.

Thierry Boillot : Cet article 22 est très astucieux et extraordinairement souple. On perçoit à peu près les types d’opérations visées. Les opérations prédatrices ont toujours existé, même bien avant la nouvelle économie. Chaque fois qu’un petit opérateur avec un chiffre d’affaires minime voulait entrer sur un marché oligopolistique, il se faisait souvent racheter pour des montants importants en valeur de marché. C’était le prix de la paix. Aujourd’hui, face à cette souplesse de l’article 22, il faut se demander si l’on ne se dirige pas vers un système similaire à celui du Royaume-Uni, où il faudra informer la Commission européenne de toutes les opérations, afin de ne pas être rattrapé ensuite par un renvoi à la Commission.

Adrien Giraud : J’ajoute que, contrairement au Royaume-Uni qui n’a qu’une seule autorité de la concurrence, nous avons 27 autorités nationales de concurrence dans l’Union européenne. Cela crée des problèmes de coordination important et retardera nécessairement le développement d’une sorte de « pratique de place », qui seule pourra permettre de retrouver un minimum de sécurité juridique.

Gabriel Lluch : Tout à l’heure, a été évoqué le fait que la réforme ait été effectuée à droit constant, ce qui se traduit par la reprise des imperfections du droit positif existant. Néanmoins nous discutons depuis sept ans d’un droit spécifique qui permettrait de pouvoir saisir sans effet de bord un certain nombre d’opérations qui étaient mal appréhendées jusqu’alors. Personne n’y est arrivé jusqu’à présent. L’Autorité de la concurrence française a proposé plusieurs scénarii, et il n’y a pas eu consensus. Que les entreprises et juristes puissent avoir peur de l’insécurité juridique, je peux me joindre à ce débat. Pour autant, je constate que nous n’avions aucun outil depuis sept ans. Il y en a désormais un qui est mis sur la table.

En cinq ans, 400 acquisitions ont été menées par les GAFAM, et ce quasiment sans jamais être soumises au contrôle des concentrations. C’est quand même une inquiétude pour les acteurs de l’économie, y compris ceux de l’économie traditionnelle. De quoi devons-nous avoir le plus peur exactement ? D’avoir plus de contraintes supplémentaires sur des opérations à venir, ou d’être sortis du marché parce que des opérations auront lieu et ne seront pas contrôlées ? Il y a un bilan coûts/avantages à réaliser et les risques sont sans doute plus grands à n’avoir aucune corde de rappel.

Se poser les bonnes questions pour évaluer le risque

Gabriel Lluch : Ces guidelines comportent des zones d’incertitudes. C’est une évidence. Pour autant, cet outil va sans doute permettre de saisir des opérations qui ne l’étaient pas jusqu’ici. Il se combine en outre avec d’autres dispositions. Alors effectivement, quand on ajoute une contrainte, nous avons tous le réflexe conditionné de se dire que nous n’en voulons pas. Mais en pratique quelle est cette contrainte ? Car nous menons déjà tous une auto-évaluation en interne des risques sur les opérations de concentrations et les risques d’exécutions liés à ces dernières.Les opérations comportent toujours des zones grises qui peuvent avoir des impacts sur le timing de ces dernières ou leur réalisation. Concernant d’éventuels remèdes, la qualification d’un contrôle exclusif ou d’un co-contrôle des parties etc.. Dans chaque opération, il y a une analyse de risque mais elle n’est jamais associée à un degré de certitude absolue, aucun juriste, aucun avocat ne peut garantir de façon certaine la manière dont les choses vont se passer. On prend toujours une part de risques lors d’une opération de concentration dont on cherche à minimiser les effets.

La vraie question est : est-ce que le contrôle va générer un risque supplémentaire ou disproportionné par rapport aux avantages ? Je regarde cette évolution un peu froidement par rapport aux débats que nous avons eus avec l’Autorité sur son pouvoir d’évocation. Or ce pouvoir d’évocation existe déjà ailleurs en Europe et le flux d’affaires concernées n’est pas conséquent. Il ne s’agit créer une insécurité juridique absolue mais d’avoir un mécanisme qui peut saisir des cas sur lesquels il est généralement possible d’anticiper qu’il y aura des préoccupations.

Ombline Ancelin associée, Simmons & Simmons

Anne-Sophie Poirier : Je fais partie de ceux qui souhaitaient qu’un outil soit instauré pour capter certaines transactions qui échappaient au contrôle des concentrations alors même qu’elles avaient un effet négatif sur le marché. Je suis un peu surprise que ce soit celui-là qui ait été choisi. En lisant les lignes directrices, j’ai constaté que cela allait générer la nécessité de davantage se projeter, en tout cas pour les juristes d’entreprise, pour anticiper les interprétations parfois erronées et tenter d’apporter du confort à leur management. Globalement ce texte va nous forcer à nous poser davantage de questions sur la stratégie de l’entreprise : si je fais une opération dans quelques pays, qu’est-ce que je vais faire avec cette acquisition ? Quel est l’outil que j’achète ? Comment vais-je utiliser la technologie ? Comment vais-je intégrer ce produit dans mon écosystème ? Quel sera mon impact sur les différentes géographies où je suis acteur ? C’est une véritable analyse des conséquences de son propre projet et plus simplement en terme marketing.

Thierry Boillot : Nous évoluons d’un contrôle ex ante, pour lequel l’entreprise peut se préparer, à un contrôle ex post. Il n’y a pas de parade à un contrôle ex post.

Gabriel Lluch : Je ne suis pas certain que l’on passe d’un contrôle ex ante à un contrôle ex post, ou du moins qu’il s’agisse d’un véritable contrôle ex post car, en réalité, les opérations concernées correspondent à un contrôle qui se combine avec l’existant. On parle d’un contrôle qui s’appliquerait à la marge sur d’autres opérations qui n’étaient pas saisies jusqu’alors. Ces guidelines sont imparfaites et nous aimerions tous avoir des garanties sur le moment où l’opération est formellement considérée comme connue par les autorités, quand le délai commence à courir et avoir de manière générale un calendrier certain. Pour autant, si l’on se met du côté de l’entreprise, elle fait déjà un self assessment lors de chaque opération de concentration et donc elle ajoutera cela à sa boite à outils. En lisant les guidelines de la Commission, il est possible de pressentir ou non qu’il y a un risque d’être concerné par ce contrôle. Ces cas seront probablement rares et conduiront à chercher à réduire le degré d’incertitude sur la réalisation de l’opération. Personnellement, je ne crois pas que le choix de l’entreprise puisse être de jouer à la roulette russe. Et c’est probablement ce qu’anticipent la Commission et les différentes autorités nationales. La meilleure manière de procéder est de réduire le risque en ouvrant un dialogue avec les autorités et en faisant, le cas échéant, une déclaration volontaire de cette opération pour faire courir le délai de 15 jours. Cela permettra d’avoir un délai visible, donc de rassurer le management de l’entreprise. La logique devrait conduire avoir ce réflexe dans les cas où les parties notifiantes ont déjà conscience que l’opération peut soulever débat.

On peut regretter que ces guidelines laissent des zones grises et qu’elles imposent d’attendre la jurisprudence pour les combler. Mais l’on voit bien que la pratique va sans doute concerner qu’un petit nombre d’opérations. Les cas non anticipés ne pourront pas être évités, mais en cas de doutes, au sein de l’entreprise, le meilleur choix restera d’approcher les autorités. Il n’y a donc pas de no man’s land absolu.

Laurent Binet : Je partage votre avis sur cette recherche de confort en allant voir les autorités de façon pro-active. Toutefois, de façon très concrète, cela va poser de réelles difficultés pour traduire ces démarches dans les clauses à insérer dans la documentation corporate, notamment les conditions suspensives. Dit autrement, comment considère-t-on qu’une telle condition suspensive est levée ? C’est donc une réflexion qui doit être menée conjointement par les spécialistes du droit de la concurrence et ceux du M&A.

Les changements induits par ce changement de doctrine de la Commission vont également avoir une conséquence très concrète dans les processus compétitifs à l’occasion desquels un vendeur met en concurrence plusieurs acquéreurs potentiels. On savait jusqu’ici les fonds d’investissement relativement à l’aise avec ces questions, notamment lorsqu’il s’agit de s’engager auprès du vendeur sur les délais d’exécution de l’opération, alors que les acteurs industriels étaient tenus d’être beaucoup plus prudents dans leurs offres, ce qui rendait inévitablement leurs offres un peu moins « sexy » aux yeux du vendeur chargé de choisir entre les différentes offres. La nouvelle interprétation de l’article 22 par la Commission et les autorités nationales va donc encore accroître l’avantage concurrentiel des investisseurs financiers lorsqu’ils se retrouvent en compétition avec des acteurs industriels.

Jérôme Philippe associé, Freshfields Bruckhaus Deringer

Romain Ferla : Sans doute que le gap constaté entre les acquéreurs fonds et industriels va s’accroître. Cependant, les grands fonds d’investissement ont aujourd’hui un portefeuille tellement étoffé qu’il peut aussi leur arriver de rencontrer des sujets de concentration horizontale ou verticale. D’ailleurs, si j’en crois le communiqué de l’Autorité sur la décision récente d’interdiction concernant le fonds français Ardian et le pipeline SPMR, l’opération a été interdite alors qu’il n’y avait même pas vraiment de chevauchement.

Étienne Chantrel : D’un point de vue concurrentiel, je parlerai plutôt d’un bonus pour les investisseurs qui n’ont pas de position sur le marché. Ce n’est pas un bug, je crois que c’est normal que le contrôle des concentrations décourage la concentration du marché.

Laurent Binet : Le contrôle des concentrations n’a pas vocation à empêcher la conclusion d’opérations !

Étienne Chantrel : Il me semble normal qu’il soit vécu comme un frein à la concentration des marchés. La littérature économique qui évalue l’efficacité, sur une longue période, du contrôle des concentrations dans différents pays, n’est pas toujours brillante, notamment pour le cas des États-Unis. Thomas Philippon considère que la manière dont est appliqué le contrôle depuis 20 ans explique la baisse de la productivité américaine, justement parce que les marchés se sont concentrés.

La question fondamentale du délai

Delphine Delvert-Montigny : Une consultation informelle au préalable de la Commission reste une piste sérieuse à envisager. Cependant, il n’existe pas, à ce stade, de définition du degré d’information préalable. Quelles seraient dès lors les démarches à effectuer, sous quelle forme et à quel moment ? Les délais des opérations de M&A s’en trouveront d’autre part fortement impactés, sans compter la négociation contractuelle des clauses qui devront viser ces situations.

Ombline Ancelin : S’agissant du contrôle ex post, il y a une inquiétude sur les délais dans lesquels une opération pourrait être remise en cause. La Commission et l’Autorité ont toutes deux fait référence à une période qui ne devrait pas dépasser six mois après la réalisation de la transaction, sans exclure une durée plus longue. Pourquoi ces délais ? Par exemple, au Royaume-Uni, alors que le nombre des opérations à examiner est potentiellement beaucoup plus important puisqu’il n’y a pas de régime de notification ex ante obligatoire, la CMA se donne une fenêtre de quatre mois sauf circonstances exceptionnelles.

Delphine Delvert-Montigny directrice juridique, Manutan

Étienne Chantrel : L’autorité suédoise s’accorde deux ans et aux États-Unis, il n’y a même pas de délai précisé par le Clayton Act. Rappelons que le record américain est une réponse donnée 29 ans après le closing !

Romain Ferla : Olivier Guersant, le directeur général de la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, a expliqué, lors d’une conférence, que la limite des six mois était une limite “soft”, donc a priori dépassable, mais qu’en tout état de cause, le délai d’intervention post-closing ne devrait pas dépasser trois ou quatre ans.

Laurence Bary : Nous allons évidemment nous inspirer de ce qui se passe aux États-Unis, ou devant la CMA en Grande-Bretagne, mais avec la limite que les guidances sont bien plus étayées là-bas, et que les garde-fous ne sont pas les mêmes. À ce titre, il me semble intéressant d’évoquer une nouvelle fois le dossier Illumina/Grail dans lequel, pour suspendre l’opération pendant la durée de son examen, la FTC a dû saisir un juge pour le convaincre d’ordonner cette suspension, et donc engager un débat contradictoire devant un acteur impartial. C’est très différent de la situation devant la Commission, où l’ouverture d’une procédure d’examen suspend automatiquement l’opération, ce qui est un outil beaucoup plus puissant. D’ailleurs, la FTC l’a bien compris puisqu’elle a immédiatement stoppé ses démarches judiciaires dès que la Commission a annoncé la suspension automatique. Certes, il y a un examen complet au fond par la Commission qui permet d’ouvrir le débat contradictoire avec les entreprises, mais c’est très long.

Pour une phase 2, on parle généralement d’un délai de six mois, mais nous menons un travail en interne pour évaluer la durée réelle des procédures d’examen en matière de contrôle des concentrations. Or en comptant la durée de la pré-notification, en phase 2, la durée d’analyse moyenne de la Commission est plutôt de 15 mois. On est loin de la façon dont ça se passe devant la CMA, la FTC ou le DoJ. Cela peut devenir aussi fluide avec le temps, mais aujourd’hui, ce n’est pas encore le cas.

Étienne Chantrel : Mais les phases 2 sont assez rares. En France, elles représentent 1 à 2 décisions par an, sur 250 à 300.

Laurent Binet, in house counsel, EDF

Laurence Bary : Les transactions qui doivent être saisies par l’article 22 sont bien celles qui posent problème et ont vocation à aller en phase 2.

Adrien Giraud : Dans les cas d’articles 22 dits « classiques », c’est-à-dire quand il y a eu renvoi d’opérations effectivement notifiables, la proportion de phases 1 avec engagements ou de phases 2 est beaucoup plus importante que dans les cas de compétence « directe » de la Commission.

Étienne Chantrel : Mais ces cas restent minoritaires !

Adrien Giraud : Certes, mais l’ordre de grandeur n’est plus le même. Dès lors on ne peut plus simplement dire « les cas compliqués sont rares » pour nier l’impact d’une réforme qui a pour objet justement d’appréhender des cas perçus – à tort ou à raison – comme compliqués.

Étienne Chantrel : Lorsqu’une nouvelle politique est annoncée, il y a forcément une part d’incertitudes, mais elles se lèveront à l’usage. Rappelons que le Clayton Act a quasiment 110 ans. Les Américains ont donc plus de recul que les européens, qui disposent de guidelines depuis trois mois. Et encore une fois, dans les textes américains, il n’y a aucun délai mentionné après le closing.

Anne-Sophie Poirier : Il y a tout de même un problème pour coordonner ce contrôle avec le temps du M&A qui ne cesse de s’accélérer.

Étienne Chantrel : Les Américains y arrivent. Quand le HSR Act a été créé en 1973, le M&A ne s’est pas arrêté outre-Atlantique. Donc une partie des incertitudes va forcément être levée à l’usage.

Le recours aux lettres de confort

Étienne Chantrel : J’ajoute qu’il n’est écrit nulle part dans les textes français qu’une mission de l’autorité est de répondre aux demandes de contrôlabilité. Nous le faisons pourtant depuis des années parce que nous considérons que cela fait partie de notre rôle et que c’est dans l’intérêt bien compris de tous. Vous avez tous pratiqué la demande de lettres de confort. Ce n’est pas une pratique encadrée par un texte, il n’y a pas de délai, mais elle permet au contrôle de mieux fonctionner pour tout le monde. Et elle peut exister sur cette question de renvoi. Pour tout dire, nous avons déjà reçu une demande de ce type il y a quelques semaines. Nous anticipons très peu de contrôle d’évocation de ce type. Pour donner un point de comparaison, en Suède, l’évocation concerne 1 ou 2 opérations par an, étant précisé que l’autorité locale publie environ 80 décisions par an.

Adrien Giraud : C’est la partie émergée de l’iceberg. La réforme impose une analyse de substance d’exactement 100 % des dossiers de concentration sous les seuils. Il s’agit de centaines – sinon de milliers – d’opérations. C’est loin d’être neutre pour les entreprises.

Adrien Giraud associé, Latham & Watkins

Étienne Chantrel : En tout cas, l’Autorité de la concurrence n’a reçu qu’une demande en trois mois.

Romain Ferla : Comment articulez-vous la demande de lettre de confort avec la communication article 22 ? Est-ce qu’une demande de lettre de confort implique nécessairement une communication article 22 ?

Étienne Chantrel : En l’espèce, ce n’était pas une demande de contrôlabilité, mais une information sur la communication d’un article 22, afin de faire courir le délai de 15 jours ouvrables.

Ombline Ancelin : Mais comment les parties peuvent-elles savoir si l’Autorité considère que le délai de 15 jours a commencé à courir ? L’Autorité a beaucoup de latitude et il est craint que, par exemple en cas d’engorgement des services, la tentation soit grande pour l’Autorité de ne pas faire démarrer le délai au jour de la communication des informations sur la transaction par les parties, en retenant que les informations fournies par les parties sont insuffisantes. En l’espèce, comment l’Autorité a-t-elle considéré qu’elle avait suffisamment d’informations ?

Adrien Giraud : C’est l’un des problèmes auquel tout le monde pense : que les autorités nationales exigent, en plus d’une « communication » de la transaction, telle ou telle information supplémentaire et qu’elles considèrent que le délai de 15 jours ouvrés ne commence à courir qu’à réception des éléments en question. S’engagerait ainsi une sorte de pré-pré-notification qui ralentirait encore davantage un processus déjà très long. Or, les guidelines de la Commission européenne ne donnent aucune indication supplémentaire sur ce point absolument fondamental de ce que constitue une « communication » de la transaction au sens de l’article 22.1. Elles n’en fournissent pas davantage sur le point d’une éventuelle coordination entre autorités nationales à ce titre.

Étienne Chantrel : Elles ne donnent aucune indication car elle ne peut pas se prononcer pour les États nationaux. Ce qui est sûr, c’est que l’on va discuter de la manière dont nous allons appréhender ces demandes, nous avons même commencé. Il va forcément faire partie de l’équilibre du dispositif que d’avoir la possibilité de recevoir des déclarations volontaires.

Ombline Ancelin : La question peut aussi se poser du cadre juridique dans lequel vous demanderiez des informations complémentaires. Il n’y a pas de pouvoir spécifique prévu. Si vous souhaitez demander des informations supplémentaires, quel fondement juridique utiliserez-vous ?

Laurence Bary associée, Dechert

Étienne Chantrel : Le pouvoir d’enquête simple, issu de l’article L. 450-1 du Code de commerce. Une anecdote sur le sujet : en Norvège, pour encadrer son pouvoir d’évocation, l’Autorité dispose d’une liste des entreprises systémiques. Il s’agit d’une douzaine d’entreprises locales qui doivent informer l’Autorité norvégienne de toutes leurs opérations. C’est une simple liste, sans base légale qu’ils considèrent entrer dans le champ de leur pouvoir d’information général, l’équivalent de notre article L. 450-1.

Thierry Boillot : Nous évoluons d’un contrôle ex ante, pour lequel l’entreprise peut se préparer, à un contrôle ex post. Il n’y a pas de parade à un contrôle ex post.

Étienne Chantrel : À ce stade du texte, le DMA n’est pas articulé autour du contrôle des concentrations. Il le sera peut-être, c’est d’ailleurs une proposition du gouvernement allemand dans le cadre du débat.

Ombline Ancelin : A-t-il vraiment besoin d’être articulé ? À la lecture de l’article 12 de la proposition de DMA, l’on comprend qu’il est instauré une obligation d’information préalable générale pour tous les gatekeepers qui envisageraient une concentration avec un autre service de plateforme. Ils seront soumis à une obligation préalable d’informations essentielles comme le chiffre d’affaires monde et européen, le nombre d’utilisateurs et les motifs de l’opération. On voit bien que faute d’instaurer des seuils de notification obligatoires, la réforme de l’approche de l’article 22 permet de combler ce trou en permettant à la Commission de prendre connaissance de certaines opérations, puis d’éventuellement de demander aux autorités nationales d’examiner et de lui renvoyer l’affaire afin d’examiner et de soumettre à autorisation des opérations sensibles dans le secteur digital. On a du mal à imaginer que la Commission restera en stand-by après avoir reçu des informations sur des opérations importantes réalisées par les gatekeepers. Par exemple, lorsque la Commission obtient des informations dans une enquête sectorielle et identifie des problèmes de concurrence, elle décide ensuite bien souvent de lancer des enquêtes visant à examiner, voire sanctionner les pratiques de certains acteurs du marché.

Étienne Chantrel : Oui mais il n’est pas présenté comme étant un préalable à un contrôle des concentrations, mais comme un préalable à un diagnostic de marché sur les risques systémiques.

Gabriel Lluch : Il va naturellement se créer un continuum entre le DMA, le pouvoir d’évocation et sans doute le contrôle ex post antitrust. Certaines entreprises qui souffrent de comportements prédateurs de géants mondiaux peuvent s’en féliciter et je crois que cela peut, plus généralement, donner de la lisibilité et une cohérence nouvelle au droit de la concurrence ex ante et ex post pour analyser ces cas.

Gabriel Lluch directeur juridique concurrence et réglementation télécom, Orange

Anne-Sophie Poirier : Dans un processus compétitif, la soumission d’une demande préalable, ou l’évocation d’un risque de demande et le souhait de vouloir purger le sujet pourraient nous exclure des process du seul fait de l’incertitude engendrée pour les vendeurs. Il faudra donc rapidement évaluer ce risque concurrentiel potentiel et arrêter notre position. J’anticipe un réel impact lors des négociations. C’est pourquoi le point de départ du délai de 15 jours est si important. À partir du moment où l’on va discuter avec la partie adverse et que l’on va annoncer cette clause de pré-contrôle dans le SPA, il y a une forte probabilité que le conseil des vendeurs refuse toute insertion et fasse supporter le risque à l’acquéreur.

Romain Ferla : J’ai fait une communication à l’Autorité sur le fondement de l’article 22 il y a peu et, effectivement, ce n’était pas dans un processus concurrentiel. Nous étions les seuls acquéreurs potentiels. Dans le cas contraire, les clients m’auraient probablement dit ne pas pouvoir attendre.

Gabriel Lluch : Je suis d’accord, cette procédure complexifie l’analyse de départ mais elle a au final le même type de complexité que celui qui existe déjà lors de l’analyse d’une opération où l’on pressent une liste plausible de remèdes, ou une phase 2 et qu’il faut intégrer ce risque. Elle rajoute un étage et sans aucun doute du délai, point sur lequel les juristes d’entreprises vont devoir proposer des solutions quant à la rédaction du SPA, mais pour autant elle nous encourage à chercher des solutions en amont.

Anne-Sophie Poirier : Les seuils n’étant plus les seuls critères, je vais tenter de préparer de nouveaux outils pour appréhender et revoir les sujets susceptibles d’être problématiques. Ces nouvelles questions vont sans doute améliorer la qualité de nos travaux et de nos études de marché. La juste projection sera l’enjeu principal, savoir ce que l’on va faire de la cible.

Gabriel Lluch : Je ne suis pas persuadé qu’il y aura autant de cas à traiter. Les guidances ne sont bien sûr pas précises mais lorsque l’on a répondu aux consultations, un consensus a émergé sur le fait que sans doute seuls un certain type d’acteurs et d’opérations pouvaient être concernés. Toutes les opérations n’étaient pas en pratique visées. Uniquement quelques-unes particulièrement topiques, qui ne sont pas notifiables et dont l’ampleur, ou l’impact, sont susceptibles de poser des problèmes de concurrence réels sur des marchés, ou pour des entreprises qui étaient jusqu’à présent simples spectatrices.

Jérôme Philippe : Le nombre d’opérations qui va donner lieu à consultations est sans commune mesure avec la partie émergée et donc visible, c’est-à-dire les dossiers qui vont effectivement donner lieu à renvoi. Il est probable que pour une opération qui sera renvoyée, il y en aura 20 dans lesquelles on se sera posé la question et 10 pour lesquelles on aura contacté l’Autorité.

J’ajoute une difficulté supplémentaire, car la plupart des outils économiques dont nous disposons pour évaluer les concentrations sont principalement fondés sur les chiffres d’affaires, les variations de prix, les parts de marché. À partir du moment où le chiffre d’affaires n’est plus pertinent, il y a parfois des difficultés – notamment dans l’univers des start-up – à évaluer précisément ce que sera le produit à terme et ce que sera le business model. On ne dispose pas nécessairement des bons outils économiques, aussi précis, dans ce cas. Dès lors comment conseiller de façon pertinente nos clients sur l’analyse qui sera faite par les autorités ? Dans un contexte de killer acquisitions avec des start-up, il est souvent très incertain, voire arbitraire, de prédire le succès d’un produit dans trois ou quatre ans. En fait, personne n’en sait rien car c’est un pari sur l’avenir, et d’ailleurs un certain nombre de transactions ne donnent pas du tout les effets qui étaient escomptés par leurs initiateurs. Dès lors, comment contrôler ces opérations et surtout avec quels outils économiques ?

Ombline Ancelin : L’évaluation des éventuels problèmes de concurrence que peut soulever une opération ne remplissant pas les seuils est une difficulté majeure pour l’avocat qui dispose pourtant peut-être de quelques semaines pour faire son analyse et la livrer au client, tandis que l’Autorité n’a que 15 jours. On peut s’inquiéter des moyens et méthodes d’évaluation que l’Autorité sera en mesure de déployer dans le délai très court de 15 jours surtout si elle ne connaît pas le secteur, le produit et le service concernés. Ne risque-t-elle pas de favoriser une approche prudente consistant à ne pas exclure les problèmes de concurrence et donc à solliciter le renvoi ?

Étienne Chantrel : Nous disposons de 15 jours pour une analyse préliminaire. Certaines de ces opérations peuvent en effet poser des difficultés d’analyse, mais elles ne sont pas très différentes d’opérations qui sont déjà au-dessus des seuils. Je pense par exemple aux grands cas européens d’analyse de l’innovation qui ont conduit les autorités à adapter, voire créer, la manière dont elles contrôlent. Parfois en se trompant d’ailleurs. Je sais que la CMA mène des évaluations, après coup, de l’efficacité de ses décisions et, en général, ils ont trouvé beaucoup de place pour l’amélioration. Ils ont par exemple analysé une dizaine de cas qui avaient été autorisés parce qu’il y avait des acteurs sur le point d’entrer sur le marché, or dans au moins la moitié des cas, les nouveaux entrants dont l’arrivée avait été alléguée n’étaient jamais arrivés quatre ou cinq ans plus tard.

Étienne Chantrel chef du service des concentrations, Autorité de la concurrence

Ombline Ancelin : Nous sommes néanmoins inquiets de ce délai de 15 jours car, en général, l’analyse que vous faites se passe en pré-notification, étape durant laquelle vous pouvez demander d’autres informations pour suspendre les délais. Dans ce nouveau cadre, deux semaines pour se faire une idée me semble rapide pour identifier des problèmes de concurrence dans des marchés potentiellement complexes. N’aurez-vous pas la tentation de demander, dans le doute, un renvoi ?

Étienne Chantrel : Dans le dossier examiné, tel n’a pas été le cas. Les critères étaient assez classiques.

Anne-Sophie Poirier : Je crois que nous sommes tous d’accord pour dire que l’adaptation du texte était nécessaire au regard de l’évolution du marché et de la digitalisation de la société. La seule surprise c’est qu’en lisant les critères, nous comprenons tous que le texte s’applique à tous sans exception. Les critères sont inhérents à toutes transactions ce qui n’est pas le cas du risque recherché.

Laurent Binet : Les autorités nationales de concurrence en Europe ont-elles prévu de se coordonner sur la façon de gérer cette situation ? Il risque en effet d’y avoir beaucoup de consultations. Les autorités envisagent-elles d’avoir un one-stop-shop, ou au moins d’harmoniser leur pratique, via un formulaire commun, une communication type ?

Étienne Chantrel : Nous avons commencé à en discuter. Mais je ne peux pas vous assurer dès à présent que nous aboutirons à un formulaire commun des 27 États membres de l’Union européenne. Nous allons nous coordonner sur ce sujet, comme nous le faisons d’ailleurs déjà sur de nombreuses autres questions.

Anne-Sophie Poirier Atos Thierry Boillot Jérôme Philippe Adrien Giraud Ombline Ancelin Romain Ferla Weil Gotshal & Manges Thierry Boillot AFEC Simmons & Simmons Ombline Ancelin Freshfields Bruckhaus Deringer EDF Laurent Binet Laurence Bary Dechert Gabriel Lluch Orange Étienne Chantrel Autorité de la concurrence Latham & Watkins Adrien Giraud Delphine Delvert-Montigny Manutan