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Quel Avenir pour l'arbitrage d'investissement au sein de l'UE ?

Par Table Ronde animée par Ondine Delaunay

Pour assurer la sécurité juridique de leurs investisseurs, les États membres de l’Union européenne (UE) ont constitué, principalement à partir des années 1990, un réseau de traités bilatéraux d’investissement (TBI). Certains de ces accords ont été signés avec des pays qui sont désormais membres de l’UE. La Commission européenne a cherché à mettre fin à ces TBI, dits « intra-européens », qui contreviennent, selon elle, au principe de confiance mutuelle entre les États membres et à l’autonomie du droit de l’UE. C’est dans ce cadre qu’ont été rendus plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui sonnent le glas de l’arbitrage d’investissement entre un État membre de l’UE et un investisseur établi dans un autre État membre. Comment comprendre ce qui est qualifié de « coup de tonnerre » par la doctrine ? Quelles stratégies pour les investisseurs européens ? Quel avenir pour le droit des investissements au sein de l’Europe ?

Sara Nadeau-Seguin, associée, cabinet Teynier Pic ; Eduardo Silva Romero, associé,  cabinet Dechert ; Jean-Marc Dethy, directeur juridique en charge du service des grands contentieux, groupe Engie ; Mathieu Raux, adjoint au chef du bureau des règles internationales du commerce et de l’investissement de la Direction générale du Trésor1 ; Thomas Cassuto, conseiller à la cour d’appel de Paris, absent de la photo.

État des lieux de l’arbitrage d’investissement intra-européen

EDUARDO SILVA ROMERO : À partir du Traité de Lisbonne, la compétence des États membres de l’UE de traiter les questions relatives à l’investissement direct, dans les TBI ou dans d’autres traités internationaux tels que les traités de libre commerce, est passée entre les mains de l’UE. Cette nouvelle attribution de compétence a eu deux conséquences principales. D’abord, la Commission européenne a commencé à arguer que l’arbitrage d’investissement intra-européen n’était plus envisageable (ce qui sera confirmé plus tard par la CJUE), mais également que les traités de protection des investissements conclus avec des États tiers ne pouvaient (sauf exception) plus être négociés par les États membres, mais bien par elle. Dès lors, l’UE a pris une position claire en défaveur de l’arbitrage d’investissement en exprimant, parmi d’autres choses, le souhait que dans les nouveaux traités négociés par elle, les litiges en matière d’investissement soient plutôt résolus par une « cour (permanente) d’investissement ».

THOMAS CASSUTO : Les décisions rendues par la CJUE ne sont pas isolées, ni propres à l’arbitrage d’investissement. Je renvoie en particulier à l’avis 2/13 qu’a rendu la Cour, le 18 décembre 2014, sur l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’Homme. Déjà, à cette époque, la Cour a considéré que le projet d’acte d’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’Homme était contraire au Traité car il remettait en cause la primauté du droit européen, sa spécificité et son autonomie. À travers les arrêts Achmea du 6 mars 2018 et les suivants, la CJUE se situe dans la ligne de cette orthodoxie juridique qui fait primer le droit de l’Union et refuse que des règles communautaires puissent échapper à la juridiction de la Cour par des mécanismes d’arbitrage dans des relations intra-Union européenne.

MATHIEU RAUX : La compétence conférée à l’UE en matière d’investissements directs étrangers par le Traité de Lisbonne a fondamentalement changé le cadre juridique régissant la négociation des TBI, c’est certain. Mais ce n’est pas le fait déclencheur de la position de la Commission européenne sur l’incompatibilité au regard du droit de l’UE des procédures d’arbitrage intra-européennes. Ce sont en premier lieu les États membres mis en cause dans ce type de contentieux, à commencer par la République tchèque ou la Slovaquie, qui ont plaidé l’argument selon lequel le marché intérieur s’était substitué à ces TBI, devenus « intra-européens », à compter de leur adhésion à l’UE. Fondamentalement, les arrêts rendus dans l’affaire Achmea et les suivantes (Komstroy, PL Holdings) ne sont pas réellement une surprise par rapport aux jurisprudences préexistantes. L’avis 2/13 a été cité, mais on peut également mentionner l’arrêt Mox Plant ou encore l’avis 1/09, où la Cour pose des limites claires quant à la capacité des États membres de régler certains types de litiges en dehors du système juridictionnel de l’UE. L’arrêt Achmea était en réalité en gestation depuis un certain nombre d’années : l’argument de l’incompatibilité des TBI intra-européens est plaidé depuis 2005 ou 2006, mais il aura fallu attendre 2018 pour que la question préjudicielle des tribunaux allemands soit tranchée par la Cour. Je voudrais également préciser un élément de contexte supplémentaire sur l’évolution du cadre juridique résultant du Traité de Lisbonne, en lien avec ce qu’indiquait Eduardo au début de notre échange. Les États membres disposent toujours d’une compétence pour négocier des TBI avec des pays tiers avec l’autorisation de la Commission européenne. La France a déjà eu l’occasion de le faire, avec la Colombie notamment, mais elle n’est à l’heure actuelle pas engagée dans de nouvelles négociations en raison de la forte sensibilité politique de ces sujets.

SARA NADEAU-SEGUIN : La position de la Commission européenne, qui est la même depuis au moins 2006, n’est en effet pas surprenante. Elle dépose dans les arbitrages, avec une certaine régularité, des amici curiae pour demander aux tribunaux saisis de réclamations sur la base de traités TBI intra-européens de se déclarer incompétents sur la base de l’objection intra-européenne. Ceux-ci n’ont pas souvent accédé à cette demande, considérant qu’ils relevaient, en quelque sorte, d’un ordre juridique distinct. La décision de la CJUE dans l’affaire Achmea s’inscrit, en quelque sorte, dans cette même dynamique. Mais j’apporterai une nuance quant à la décision de la CJUE dans l’affai re Komstroy (CJUE, 2 septembre 2021), dans laquelle la Cour a choisi de se prononcer sur l’application de la décision Achmea au Traité sur la chartre de l’énergie. Cette affaire relevait d’un contexte un peu différent, puisqu’il s’agissait d’abord d’un traité multilatéral, et non bilatéral. En outre, ce dossier mettait en cause un investisseur ukrainien et l’État de Moldavie, donc, il concernait des États nonmembres de l’UE. Enfin, l’arrêt a été prononcé à l’occasion de questions préjudicielles posées par la cour d’appel de Paris. Il y a eu une certaine surprise que la CJUE se saisisse de cette opportunité pour se prononcer sur l’application de la jurisprudence Achmea au Traité sur la charte de l’énergie. C’est un message politique fort que la Cour a souhaité faire passer.

EDUARDO SILVA ROMERO : Dès 2008, la Commission européenne a entrepris une campagne visant à faire passer le message selon lequel l’arbitrage d’investissement intra-européen n’était plus juridiquement possible. La Commission est intervenue devant les tribunaux arbitraux d’investissement comme amicus curiae, mais sa position a été systématiquement rejetée par ces tribunaux arbitraux. À l’époque, la communauté arbitrale croyait que la CJUE allait reconnaître l’existence de deux ordres juridiques différents : l’européen et l’international, ce dernier étant hiérarchiquement supérieur à l’ordre juridique européen. Tel n’a pas été le cas. Les États de l’UE ont par la suite signé une déclaration visant à mettre fin à l’arbitrage d’investissement intra-européen. Il existe même, aujourd’hui, une obligation pour les États européens défendeurs de demander l’annulation de toute sentence arbitrale qui proviendrait d’un arbitrage d’investissement intra-européen. Il s’agit donc bien d’une volonté politique.

THOMAS CASSUTO : Je parlerais plutôt de message juridique qui a été passé ! La Cour de cassation et la cour d’appel de Paris se sont alignées sur cette orthodoxie juridique qui est la primauté du droit européen. Il convient peut-être aussi de parler de cette autre tendance qui va dans le même sens : celle d’une certaine défiance à l’encontre de l’arbitrage dans les rapports intra-européens. Nous avons connu une période où il s’agissait de favoriser l’investissement de l’ouest vers l’est au sein du continent européen. Mais au moment où les pays de l’Est ont intégré l’UE, ces mécanismes ont perdu de leur pertinence du point de vue intergouvernemental. La Cour cassation luxembourgeoise a d’ailleurs rendu très récemment une décision qui va dans le même sens. Le principe est bien celui de la primauté du droit européen, l’arbitrage n’étant qu’une matière trouvant à s’appliquer dans l’espace commun.

JEAN-MARC DETHY : L’on pourrait penser que la hiérarchie des normes s’est inversée : le droit communautaire primant désormais sur le droit international. Il est souhaitable que la CJUE exerce sa compétence de contrôle « préalable » (avis) comme elle l’a fait pour l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH. Cela permet en effet d’éviter les contrariétés des dispositions d’un traité international avec le droit communautaire avant que le traité n’entre en vigueur. En revanche, le contrôle « a posteriori », basé sur le mécanisme de la question préjudicielle, des dispositions d’un traité international signé par les États membres et l’Union européenne, une fois ce traité en vigueur, paraît plus problématique. Il en est d’autant plus ainsi lorsque ce contrôle intervient dans une affaire où les parties ne sont pas établies dans l’Union européenne et où le litige ne présente aucun lien avec l’Union (affaire Komstroy). Si l’Union européenne et les États membres ne sont plus satisfaits par les dispositions d’un traité international qu’ils ont signé, comme cela semble être le cas pour le Traité sur la charte de l’energie, il leur appartient de le dénoncer ou de le renégocier conformément aux règles et principes du droit international. La discrimination des investisseurs européens

JEAN-MARC DETHY : La situation créée par les arrêts Achmea et Komstroy est très préoccupante pour les investisseurs européens. En cas de litige avec un État membre, ceux-ci n’ont en effet plus d’autre choix que d’assigner l’État en question devant ses propres juridictions, ce qui soulève des questions d’indépendance (particulièrement dans les investissements sensibles), d’expertise et surtout de délai (en raison du nombre de recours possibles). Pour ne citer qu’un exemple, le délai de fixation d’une affaire devant la cour d’appel de Bruxelles est actuellement de 10 ans en moyenne. Dès lors, si l’on prend en considération l’ensemble des recours possibles (2 pourvois en cassation, 3 saisines de la cour d’appel, éventuellement l’introduction d’une question préjudicielle auprès de la CJUE), l’investisseur ne pourra probablement pas obtenir une décision définitive avant 15 ou 20 ans. Ceci confère potentiellement aux États un pouvoir de nuisance considérable et risque de ne pas les inciter à veiller strictement au respect de leurs engagements. Enfin, cette situation crée un désavantage compétitif majeur et injustifié pour les investisseurs européens face à leurs concurrents non européens. Ces derniers peuvent en effet continuer à bénéficier du Traité sur la charte de l’énergie et de sa clause compromissoire. Ils pourront donc continuer à assigner les États membres devant des tribunaux arbitraux et obtenir des décisions dans des délais beaucoup plus courts. Si le système actuel de l’arbitrage est jugé insatisfaisant par les États membres et la Commission européenne, il serait souhaitable de réfléchir, sans délai, à un système alternatif de règlement des conflits, qui garantisse rapidité, efficacité et indépendance, ainsi que l’égalité de traitement avec les investisseurs non européens. Une autre question essentielle est de savoir si, en cas de recours devant les juridictions nationales, celles-ci (et la CJUE qui sera probablement interrogée par voie de question préjudicielle) accepteront que les investisseurs invoquent directement les dispositions du Traité sur la charte de l’énergie.

EDUARDO SILVA ROMERO : La discrimination à l’égard des groupes européens est en effet évidente. Pour pouvoir bénéficier de la protection des TBI, les groupes européens vont-ils devoir désormais initier leurs investissements en Europe à partir du Royaume- Uni ou de la Suisse ? D’un point de vue économique, cette situation pourrait être désastreuse pour l’UE.

JEAN-MARC DETHY : Fallait-il remettre en cause l’arbitrage d’investissement pour rencontrer les exigences de la Cour ? N’eut-il pas suffi d’imposer que le siège de l’arbitrage soit établi dans un État membre (comme dans les affaires Achmea et Komstroy, ce qui a permis à la Cour d’exercer ses prérogatives) et/ou reconnaître la possibilité pour les tribunaux arbitraux de poser une question préjudicielle à la Cour de justice ?

EDUARDO SILVA ROMERO : Cette proposition n’est plus envisageable au regard de l’état actuel du droit...

MATHIEU RAUX : Les États membres ont tiré toutes les conséquences de l’arrêt Achmea en procédant au démantèlement des traités bilatéraux d’investissement intra-européens dans le cadre de démarches bilatérales ou, pour la grande majorité d’entre eux, par le biais d’un accord plurilatéral signé en mai 2020, puis entré en vigueur le 28 août 2021, en ce qui concerne la France. Cet accord a conduit à la dénonciation formelle des traités bilatéraux d’investissement intra-européens existants et à l’établissement de voies alternatives pour les investisseurs impliqués dans des arbitrages en cours. L’accord leur donne ainsi la capacité de recourir aux juridictions nationales ou d’avoir accès à un mécanisme ad hoc de médiation dont le but est d’encourager le règlement amiable des différends. Ces voies alternatives sont optionnelles. Les investisseurs peuvent décider de poursuivre les procédures d’arbitrage pendantes au risque toutefois de se retrouver dans une situation juridique qui n’est ni prévisible, ni satisfaisante, dans la mesure où des sentences arbitrales prononcées dans un contexte intra-européen feront nécessairement l’objet de recours en annulation et de contentieux de l’exécution. L’esprit de l’accord est d’inciter les parties à trouver une voie médiane pour transiger et régler les différends à l’amiable, ce que certaines entreprises ont d’ailleurs pu faire en pratique. Autre point important : l’accord prévoit que les procédures conclues dans le passé, sur la base de traités bilatéraux d’investissement intra-européens, ne sont pas remises en cause. Il n’a pas été simple d’obtenir cette disposition, car certains États membres auraient pu avoir un intérêt à remettre en cause des procédures d’arbitrage conclues défavorablement dans le passé. Mais dans un souci de prévisibilité et de sécurité juridiques, l’accord sécurise les sentences arbitrales rendues dans le passé et définitivement exécutées.

La défiance des États à l’encontre de l’arbitrage d’investissement

JEAN-MARC DETHY : Dans la ligne des arrêts rendus par la Cour de justice, les États membres tentent maintenant de faire pression sur les tribunaux arbitraux pour les convaincre de se déclarer incompétents. Dans une affaire opposant l’État néerlandais aux sociétés de droit allemand RWE et Uniper, liée à la construction de cen- trales à charbon aux Pays-Bas, l’État néerlandais a saisi le tribunal de Cologne (tribunal du siège social des sociétés défenderesses) d’une demande déclarative de droit visant à faire dire pour droit que les procédures d’arbitrage Cirdi introduites par RWE et Uniper étaient irrecevables au regard de la jurisprudence de la Cour. Par jugement rendu le 1er septembre 2022, le tribunal a fait droit à cette demande. La pression s’accroît donc sur les tribunaux arbitraux. Le Traité sur la charte de l’énergie n’est pas un obstacle à la transition énergétique. Ainsi, un État peut-il souverainement décider de changer ses orientations économiques et sa politique énergétique. Mais si ce changement a pour effet de porter préjudice aux investissements réalisés, d’ailleurs souvent à la demande des États, en réduisant par exemple substantiellement la durée de validité des permis d’exploiter certaines infrastructures, il est légitime que les investisseurs concernés perçoivent une juste indemnité. À défaut, il ne paraît pas déraisonnable qu’ils tentent de faire valoir leurs droits en invoquant une violation des dispositions du Traité sur la charte de l’énergie. Selon les statistiques disponibles, le nombre de sentences arbitrales rendues en faveur des États est supérieur à celui des décisions rendues en faveur des investisseurs. Nous en avons fait l’expérience dans l’une de nos affaires où le tribunal arbitral (Cirdi) a même accepté d’appliquer le droit des aides d’État de l’UE et pris une décision en notre défaveur.

SARA NADEAU-SEGUIN : Je partage tout à fait cette opinion. Depuis les années 2010, on constate une certaine défiance contre l’arbitrage d’investissement et ce n’est pas particulier aux arbitrages intra-européens. Un article publié en 2014, dans The Economist, décrivait l’arbitrage d’investissement comme un club élitiste très opaque, qui pouvait servir aux multinationales pour s’enrichir. Il convient, selon moi, de faire attention à ce genre de message, car les statistiques démontrent en réalité qu’il n’existe pas de tendance prédéfinie en faveur des États ou des investisseurs. J’émettrai la même réserve quant au discours selon lequel l’arbitrage d’investissement serait un frein au pouvoir réglementaire des États. En réalité, la plupart de ces litiges portent sur des questions de fait. L’État reste souverain. Est-ce qu’il peut revenir sur ses engagements ? Oui. Peut-il le faire sans indemniser les investisseurs ou de façon discriminatoire ? Non. Je pense donc que le message doit être beaucoup plus nuancé.

MATHIEU RAUX : Il convient de distinguer ici deux problématiques. La disparition de l’arbitrage intra-européen résulte d’une obligation juridique, les États membres de l’UE étant en effet tenus de se plier aux arrêts de la CJUE. La volonté de réformer l’arbitrage d’investissement dans nos relations avec les pays tiers résulte en revanche d’une volonté politique d’améliorer le système actuel qui est perfectible à de nombreux égards (transparence des procédures, cohérence des jurisprudences, durée et coûts des instances, conflits d’intérêts, etc.). Cette volonté de réforme se manifeste en particulier dans le cadre du groupe de travail III de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (Cnudci) dans lequel l’UE et les États membres, dont la France, défendent activement l’idée d’un tribunal multilatéral permanent pour le règlement des litiges d’investissement. Les propositions de réforme défendues par l’UE et les États membres ne remettent pas en cause le mécanisme de règlement des différends investisseur-État en tant quel. Dans certains cas, un forum international neutre, indépendant et impartial est nécessaire pour sécuriser les investissements à l’étranger et régler ce type de différends. Pour autant, le système actuel présente de nombreux dysfonctionnements que nous souhaitons corriger. Je voudrais également signaler que d’autres travaux et réflexions sur les traités d’investissement sont en cours au niveau multilatéral. L’OCDE a notamment engagé des discussions sur le futur des traités d’investissement depuis la fin de l’année 2020. L’objectif de ces travaux est de réfléchir à la manière de prendre en compte de nouvelles problématiques (lutte contre le changement climatique, développement durable, conduite responsable des entreprises, économie numérique, etc.) dans les traités d’investissement qui pourraient être négociés à l’avenir. Il s’agit également de discuter des solutions susceptibles d’améliorer la compréhension et l’interprétation des anciens traités d’investissement.

Quelles solutions alternatives ?

EDUARDO SILVA ROMERO : J’ai beaucoup travaillé avec des États latino-américains qui ont envisagé, un temps, le recours à la médiation dans ce type de litiges internationaux. Ce sont les premiers États à avoir protesté contre l’arbitrage d’investissement et dénoncé les traités sous-jacents. Mais la condition essentielle du succès d’une médiation réside dans son exécution. Il faut donc que le représentant de l’État soit disposé à signer la transaction, c’est-àdire à prendre la responsabilité éventuelle de payer des millions d’euros à un investisseur étranger. Dans les faits, je n’ai jamais vu de fonctionnaire public latino- américain être prêt à signer une telle transaction. Je ne crois donc pas à la médiation internationale pour ce type d’affaires.

THOMAS CASSUTO : Il ne faut pas confondre la cause et les conséquences. La CJUE est dans son rôle lorsqu’elle rappelle la primauté du droit européen. Elle a eu l’occasion, dans d’autres matières, d’annuler des accords internationaux entre l’Union européenne et les États tiers, notamment avec les États-Unis sur la protection des données personnelles. La Cour n’a pas pour mission de trouver une solution, ni de définir le cadre juridique en se substituant aux législateurs, c’est-à-dire finalement aux États réunis au sein du Conseil et au Parlement européen, dans l’élaboration de normes ou la négociation d’accords internationaux en donnant mandat à la Commission pour les négocier. Je pense cependant qu’il y a matière à construire un cadre juridique qui garantirait effectivement cette primauté du droit sur une aire géographique, la souveraineté des États, mais aussi les règles publiques de libre concurrence, de responsabilité visà- vis des deniers publics, de politique publique, dans les domaines de compétences de l’Union européenne (énergie, environnement, etc.), qui ne cessent de s’accroître.

JEAN-MARC DETHY : Une réflexion a été menée sur toutes les mesures qui pourraient être adoptées pour nous permettre de continuer à bénéficier de la clause compromissoire du Traité sur la charte de l’énergie. Aucune solution satisfaisante n’a toutefois été identifiée. Les chances de succès resteront faibles et les coûts de procédure seront très élevés.

EDUARDO SILVA ROMERO : En Amérique latine, désormais, les investisseurs négocient bien les contrats internationaux avec les États, ou leurs émanations. Le coût est plus important parce qu’il y a plus de risques pour les investisseurs en raison de l’absence de protection des traités. Mais une clause d’arbitrage est inclue dans ces contrats-là. C’est une sorte de renaissance de l’arbitrage classique et de ce qu’on appelait à une époque des « contrats d’États ». Finalement, les litiges doivent toujours être résolus par quelqu’un de neutre.

JEAN-MARC DETHY : Le mécanisme de la convention d’investissement conclue avec un État membre et contenant une clause compromissoire n’a pas encore fait l’objet d’une décision par la Cour de justice. Sur la base des critères, qu’elle a énoncés dans les arrêts Achmea, Komstroy et PL Holdings, l’on n’aperçoit toutefois pas comment elle pourrait valider une telle clause. Par ailleurs, compte tenu du contexte actuel qui leur est très favorable, il est peu probable que les États acceptent de signer de telles conventions, sauf, peut-être, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles.

EDUARDO SILVA ROMERO : La crainte de tous les praticiens de l’arbitrage en Europe est que l’Union européenne aille bien plus loin. JEAN-MARC DETHY : Les investisseurs européens sont actuellement dans une situation précaire. Ils n’ont en effet pas d’autre choix, en cas de conflit avec un État membre, que de l’assigner devant ses propres juridictions. Par ailleurs, à défaut d’avoir été validée par la Cour de justice, la solution de la convention d’investissement contenant une clause compromissoire, ne peut être raisonnablement envisagée.

SARA NADEAU-SEGUIN : S’agissant de l’alternative contractuelle, des questions se posent en effet sur le point de savoir s’ils apportent vraiment une protection équivalente à celle qu’apportent les TBI. Mais il n’en reste pas moins que les investisseurs cherchent de plus en plus, dans leurs contrats, à négocier directement avec l’État des protections identiques ou se rapprochant le plus possible à celles qu’ils auraient dans les traités d’investissement. C’est assez ironique, car je rappelle qu’avant même le développement du droit de l’investissement, il y a eu une série d’arbitrages commerciaux qui portaient justement sur ces contrats d’investissements. Les affaires Lena Goldfields ou Aminoil, notamment, concernaient justement des investisseurs qui avaient négocié des contrats d’investissement directement avec les États. Dans ces contrats, étaient insérées des clauses de stabilisation, ou de renonciation à la souveraineté étatique. Ce sont des pratiques que nous avons déjà vues. Nous assistons donc en effet à une renaissance de cette pratique, ou encore un retour vers le futur !

EDUARDO SILVA ROMERO : La proposition de l’Union européenne de créer une cour permanente d’investissement ne paraît pas satisfaisante non plus aux yeux des investisseurs. Les membres de cette cour seraient nommés par les États, c’est-à-dire par les parties adverses, et les critères pour ce faire ne sont pas précisés. La participation des parties à l’arbitrage international lors de la formation du tribunal n’existerait pas dans l’hypothèse de cette cour. C’est une idée qui reste bancale.

Et demain ?

MATHIEU RAUX : Dans le cadre des négociations de l’accord de démantèlement des traités d’investissements intra-européens, la Commission a été mandatée pour mener une analyse sur le principe et les modalités d’une éventuelle initiative législative européenne visant à améliorer la protection des investissements au sein du marché intérieur. En 2020, la Commission a lancé une étude d’impact au terme de laquelle elle a conclu qu’elle n’avait pas réuni suffisamment d’éléments factuels justifiant une initiative législative pour codifier les règles du marché intérieur, ou établir des mécanismes alternatifs de règlement des différends. En pratique, nous n’avons pas constaté une fuite des capitaux, ou une création massive de filiales en pays tiers, dont le Royaume- Uni, pour « réinvestir » dans l’UE en bénéficiant éventuellement de traités bilatéraux d’investissement. Le marché intérieur et ses quatre libertés fondamentales de circulation sont, il me semble, un outil juridique plus puissant que ne l’ont été les TBI intra-européens. La CJUE a rendu de nombreux arrêts sur le fondement des grandes libertés de circulation qui sont tout à fait pertinents dans des contextes d’expropriation, ou d’autres griefs rencontrés dans les procédures d’arbitrage. Les principes résultant de ces jurisprudences ne sont, certes, pas codifiés dans un instrument unique, mais ils existent bel et bien dans le corpus juridique de l’UE.

JEAN-MARC DETHY : La transition énergétique va nécessiter des investissements substantiels en Europe. Il semble également que le contexte actuel soit favorable pour relancer un programme nucléaire en Europe. Si de tels investissements doivent être réalisés, est-ce raisonnable, en cas de litige, de laisser les investisseurs européens s’adresser aux juridictions nationales des États membres dans lesquels ils auront réalisés de tels investissements ? La Commission européenne, ellemême, a dénoncé les insuffisances des systèmes juridictionnels de certains États membres.

MATHIEU RAUX : Le fait que des juridictions de certains États membres ne soient pas satisfaisantes et n’offrent pas toutes les garanties d’indépendance, ou d’efficacité, ou l’existence de mesures discriminatoires ou confiscatoires vis-à-vis de certains investisseurs, sont en principe des conduites répréhensibles du point de vue du droit de l’Union européenne, même en l’absence de traité bilatéral d’investissement. Les tribunaux des États membres agissent sous le contrôle de la CJUE et la Commission européenne, en tant que gardienne des traités, est habilitée à intenter des recours en manquement contre les États membres. On peut sans doute améliorer la manière dont les recours en manquement sont intentés, diligentés et instruits, leur durée notamment. Dans le cadre de la réforme de l’Union des marchés de capitaux pilotée par la DG FISMA, la Commission a d’ailleurs annoncé au titre du plan d’action n° 15 sur la protection et la facilitation des investissements au sein du marché intérieur, des démarches pour renforcer les outils existants et améliorer la qualité des institutions judiciaires des États membres (recours en manquement, Solvit, Semestre européen, EU Justice Scoreboard, etc.). Mais finalement, la disparition des traités bilatéraux d’investissement n’a pas laissé la place à un vide juridique, sachant par ailleurs qu’en plus des véhicules contractuels dont il a été question précédemment, la Cour européenne des droits de l’Homme peut constituer une voie juridictionnelle alternative.

SARA NADEAU-SEGUIN : Tout le monde n’est pas d’accord avec cette analyse et certains diront que les traités d’investissement constituent une sorte de lex specialis, c’est-à-dire une loi spécialisée qui ne déroge pas au droit communautaire, et prévoit des protections allant beaucoup plus loin que ce que le droit communautaire le fait. C’était d’ailleurs la position de l’avocat général Wathelet dans l’affaire Achmea, puisqu’il soutenait que le champ d’application du traité en cause et les normes juridiques introduites par celui-ci n’étaient pas identiques à ceux des traités de l’UE. Sa position n’a pas été retenue par la Cour. Il existe donc un débat mais, pour ma part, je ne suis pas convaincue que le droit européen offre aux investisseurs les mêmes garanties que les traités d’investissements, y compris les traités intra-européens, qui peuvent être extrêmement protecteurs. Ces traités visent précisément à offrir une sécurité accrue à ceux qui investissent des sommes considérables dans des pays où la confiance dans la justice, par exemple, peut être faible.

THOMAS CASSUTO : La problématique suscitée par la nullité de ces traités n’est pas ignorée par les juridictions qui les ont écartés. Il faut en effet avoir en tête les délais de traitements, les conditions dans lesquelles l’indemnisation peut intervenir, ou pas, mais aussi son caractère équitable. La Commission doit apporter une réponse à des procédures législatives qui sont parfois un peu tortueuses et longues. Si l’étude d’impact assure qu’il n’y a pas de nécessité d’agir ou de solution visible en l’état, cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de solution du tout. L’étude d’impact n’a pas permis de dégager une option à l’échéance, mais il faut continuer à travailler sur ce terrain, y compris auprès des autres institutions, le Conseil et Parlement. Je pense que la solution doit venir du droit de l’Union. Il faut y retrouver un cadre juridique qui permette, quel que soit le mécanisme au coeur de la résolution de ces litiges, de ne pas faire échapper la solution au droit de l’UE. Un mécanisme juridique qui permette éventuellement à une instance arbitrale, ou à une autre instance quelle qu’en soit la forme et les règles, de garantir la primauté du droit européen y compris dans les différends avec des investisseurs provenant d’États tiers. Il convient également de prendre en compte la différence entre les systèmes judiciaires ou juridictionnels. Il peut y avoir une défiance plus ou moins prononcée, soit parce que tel système est particulièrement lent, soit parce qu’il ne semble pas présenter de garanties suffisantes.

JEAN-MARC DETHY : Je crains que l’on ne cerne pas suffisamment l’urgence à agir. L’arriéré judiciaire est significatif dans de nombreux pays, la charge de travail des magistrats est conséquente, les délais pour la fixation des affaires peuvent être très longs, comme cela a déjà été évoqué. Cette situation ne peut être que préjudiciable aux investisseurs européens. En outre, ils sont confrontés à des concurrents non européens qui, eux, ne sont pas soumis à ces contraintes. Nous en arrivons même aujourd’hui à renoncer à faire valoir nos droits. En 2019, la Commission européenne annonçait travailler sur un système alternatif de règlement des différends. À ce jour, aucune proposition n’a été formulée et il semble que la Commission ait abandonné son projet.

MATHIEU RAUX : Comme je le disais plus tôt, l’étude d’impact s’est soldée par une conclusion défavorable, faute d’éléments factuels justifiant à la nécessité d’un travail législatif sur ces sujets. Les entreprises européennes ont d’ailleurs été associées à la réalisation de l’étude d’impact qui a donné lieu à une consultation publique. Je ne remets pas en cause le fait que l’environnement juridique des affaires soit difficile pour certains secteurs, ou entreprises, vis-à-vis de certains États membres, mais il est difficile en l’état d’en faire une généralité au sein du marché intérieur. C’est ce qui a conduit la Commission à annoncer qu’elle n’engagerait pas de travaux législatifs sur ce terrain.

THOMAS CASSUTO : Si la Commission n’a pas dégagé de motifs d’agir, c’est à la doctrine d’avancer et de proposer des idées pour bousculer cette situation et suggérer des solutions.