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JUSTICE CLIMATIQUE : QUAND LES CONTENTIEUX CERNENT L’ENTREPRISE

Par Jean-Luc Larribau, associé, Le 16 Law ; Sylvie Gallage- Alwis, associée, Signature Litigation ; François Jambin, responsable conformité vigilance groupe, chef du pôle pénal, EDF ; Stéphanie Smatt- Pinelli, directrice juridique contentieux du groupe Orano ; Constantin Wolfrom, directeur général, Global Climate initiatives ; Sylvain Bergès, associé, Racine ; Jean‑Philippe Rivaud, cofondateur et vice-président délégué à l’international, association des procureurs européens pour l’environnement

C’est en pleine semaine de la COP 27 que la LJA a ouvert le sujet brûlant des risques liés aux contentieux environnementaux. L’actualité législative, règlementaire et jurisprudentielle en matière climatique ne cesse de se densifier, tant dans un contexte national qu’international. L’augmentation des actions judiciaires expose les entreprises à des risques croissants. Quels enseignements ces dernières peuvent-elles tirer des récents litiges dans leur stratégie de gestion du risque environnemental ? Comment évaluer le préjudice environnemental ? Sur quels fondements ? Et comment réagir face à la pénalisation de la matière ? Autant de questions abordées par nos experts lors d’un débat sympathique et animé.

Qu’entend-on par justice climatique ?

SYLVAIN BERGÈS : La notion de justice climatique est polymorphe. Elle ne doit pas être assimilée au droit de l’environnement stricto sensu. Les deux thèmes sont distincts. Lors d’une audience récente devant le tribunal judiciaire de Paris, trois professeurs de droit sont intervenus pour expliquer comment fonctionnait le devoir de vigilance d’une entreprise, notamment en lien avec la santé des personnes et l’environnement. L’un d’entre eux a expliqué que la notion de compliance - à laquelle j’associe la justice climatique - était une réglementation qui intervient ex ante plutôt qu’ex post. Sans minimiser l’effet pédagogique des sanctions, la mécanique du droit de l’environnement a, elle, pour but de contrôler et d’infléchir les comportements une fois que ceux-ci ont eu lieu. La notion de justice climatique intervient en amont et l’encadrement législatif est d’ores et déjà important : la loi sur l’économie circulaire, la loi de résilience, et enfin la loi qui visait à modifier l’article premier de la Constitution (qui n’a finalement pas abouti). Il y a donc, d’un côté, le droit « de » l’environnement traditionnel et, de l’autre, la justice climatique qui me semble se rapprocher du droit « à » l’environnement, c’est-à-dire le fait de pouvoir vivre dans un environnement qui protège la vie de tout un chacun. Du point de vue judiciaire, la matière comprend deux branches : celle des contentieux administratifs (les affaires Grande-Synthe et l’Affaire du siècle notamment, il y en aura sûrement d’autres), et celle des contentieux initiés contre des entreprises qui se déploient davantage à l’international. Cette capacité à se projeter au-delà de nos frontières est d’ailleurs l’un des aspects importants de cette justice climatique.

SYLVIE GALLAGE-ALWIS : La London School of Economics & Political Sciences (LES) distingue deux types de contentieux. Celui initié afin de faire avancer le combat pour un meilleur climat, et celui qui vise à faire arrêter toute action qui irait à l’encontre du climat. Je trouve cette différence intéressante. J’en ajoute d’ailleurs une autre entre le contentieux qui est initié principalement pour porter une action sur le climat, et celui où le climat n’est qu’un volet d’une demande de dommages-intérêts. Le concept est donc multifacette et difficile à appréhender.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Il y a deux points de vue sur les notions de justice climatique et environnementale. D’abord celui des ONG qui ont une vision très politique de la matière et qui englobe les droits humains, des minorités, des peuples autochtones, etc. Leur vision est intéressante et efficace puisqu’elle a des conséquences sur le plan judiciaire. Mais en ce qui me concerne, j’englobe la justice climatique dans la justice environnementale, qui a vocation à obtenir de manière forcée l’application de textes de droit qui ne sont pas appliqués de manière volontaire par les différentes parties redevables d’obligations.

La judiciarisation de la justice climatique

JEAN-LUC LARRIBAU : La judiciarisation de la justice climatique est récente. Le climat est une préoccupation depuis de nombreuses années bien sûr, mais, en très peu de temps, on a assisté à un phénomène de judiciarisation de tous les comportements ayant un impact environnemental. C’est évidemment encore en cours, nous ne sommes qu’au milieu du chemin. L’intensification de la norme environnementale va conduire à une judiciarisation accrue, dans les années à venir, de tout ce qui a trait au climat. Le cadre juridique est parfois connu, avec des outils classiques comme les pratiques commerciales trompeuses permettant d’appréhender le greenwashing vis-à-vis du consommateur. Mais cette judiciarisation soulève aussi des questions nouvelles et intéressantes sur le droit de la preuve, sur la causalité, sur l’évaluation des préjudices.

CONSTANTIN WOL FROM : Nous sommes frappés par l’interconnexion qui se crée entre tous les acteurs d’une même chaîne de valeur. Car cette judiciarisation dont vous parlez a aussi des conséquences sur les fournisseurs de nos entreprises, ainsi que sur nos partenaires. L’entreprise ne peut plus juste raisonner en tant que personne morale, elle se doit d’inclure tout un conglomérat qui peut avoir un impact climatique fort. Elle doit donc revoir ses décisions opérationnelles et économiques. C’est un processus assez inédit et propre au consensus climatique.

FRANÇOIS JAMBIN : Il est possible d’émettre quelques tentatives d’explication à cette judiciarisation croissante. D’abord le travail des scientifiques qui, par la publication de rapports très documentés, confirme l’origine anthropique du réchauffement climatique et ses effets négatifs sur l’environnement. C’est ensuite, le rôle des politiques, avec comme point d’orgue la signature de l’Accord de Paris, qui marque un succès de la diplomatie française. On verra ce que donne la COP 27. C’est encore le rôle des juges, qui dans le sillage des scientifiques et des politiques, ont fait sauter un certain nombre de verrous juridiques par exemple sur l’intérêt à agir, les fondements juridiques (trouble du voisinage, atteinte à la propriété, à la vie privée, etc.), le lien de causalité et la preuve. Il convient aussi de mentionner le rôle des associations et ONG, qui par la voie contentieuse visent à redessiner la question à la fois de la production d’énergie et ses conséquences sur le changement climatique. De même, les actionnaires sont de plus en plus regardants sur la manière dont les entreprises orientent leurs choix stratégiques en cherchant à obtenir en assemblée générale des résolutions en matière de changement climatique. Aux États-Unis mais aussi au Royaume-Uni, des actionnaires se tournent vers les tribunaux pour protéger la valeur actionnariale à long terme. Enfin, les agences de notation extra-financière examinent à la loupe les engagements des entreprises et viennent leur demander des comptes en termes de reporting.

STÉPHANIE SMATT-PINELLI : La justice climatique est en effet une notion très large à la croisée des chemins entre le droit, la science, l’économie, la philosophie du droit parfois mais aussi la politique et la morale. Elle recouvre des contentieux très protéiformes.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Très classiquement, l’ordre administratif, et notamment le Conseil d’État, est très en avance par rapport à la justice judiciaire sur ce thème de la justice climatique. En outre, il relève exclusivement de l’ordre administratif de statuer sur les manquements de l’État en matière climatique. Mais des pistes ont récemment été ouvertes, comme cela a été évoqué lors de la dernière réunion annuelle du forum des juges de l’Union européenne. Car dans une décision du 22 septembre dernier, le juge des référés du Conseil d’État a consi- déré que ces questions relevaient des libertés fondamentales et de l’article 1er de la Charte des droits fondamentaux. Cette décision ne manquera pas d’entraîner des conséquences concrètes y compris pour la justice civile et pénale.

SYLVAIN BERGÈS : Du point de vue droit administratif, l’affaire qui reste la plus intéressante est celle dite de « Grande Synthe », dans laquelle les magistrats ont reconnu l’intérêt à agir de communes au motif que le réchauffement climatique avait des impacts manifestes sur leur fonctionnement. Or, il ne s’agissait ni d’une association, ni d’une ONG. Un grand nombre d’intervenants sont aujourd’hui susceptibles d’agir et vont alimenter les contentieux potentiels. Ce sujet est d’ailleurs traité depuis de nombreuses années par le Conseil d’État. La dernière décision, qui fait suite à l’affaire « Grande Synthe », est une astreinte prononcée contre l’État de 20 millions d’euros pour ne pas avoir renforcé son dispositif de lutte contre la pollution de l’air de certaines villes. L’État ne semble pas réagir, même si l’on se doute que c’est aussi une question de moyens. S’agissant du référé-liberté que vous évoquiez, le juge n’a pas rattaché la notion de justice climatique aux droits liés à la Convention européenne des droits de l’Homme, alors même que d’autres pays, comme les Pays-Bas, l’ont fait depuis 2019 (articles 2 et 8 de la CEDH). Il reste que le droit administratif offre une large variété de voies de droit pour agir. La difficulté étant celle de choisir la bonne.

FRANÇOIS JAMBIN : Les liens sont ténus entre le droit de l’environnement et les droits humains. Les dernières décisions de justice comme l’affaire Shell aux Pays- Bas, ou plus récemment la décision de référé-liberté du Conseil d’État qui reconnait le droit de chacun à vivre dans un environnement équilibré et sain, démontrent que les juges se réfèrent aux droits fondamentaux et à la Convention européenne des droits de l’Homme pour accueillir des demandes fondées sur le droit de l’environnement. Cette justice climatique en mouvement affecte aussi les pouvoirs des tribunaux arbitraux. Le 21 octobre dernier, le président Macron a ainsi pris la décision de sortir la France du traité sur la Charte de l’énergie (TCE) de 1991 qui permettait aux entreprises échaudées par la guerre froide, de demander réparation aux États pour l’évolution des lois qui porteraient préjudice à leurs intérêts économiques. Le chef de l’État a considéré, à l’aune de ce que font les autres États européens, que ce traité n’était plus cohérent avec l’ambition climatique du pays, notamment l’Accord de Paris.

JEAN-PHIL IPPE RIVAUD : Concernant l’ordre judiciaire français, la loi de décembre 2021 a donné compétence unique en matière de RSE au tribunal judiciaire de Paris. S’il n’y a quasiment pas de procédures pour le moment, le contentieux viendra. Mais il prendra du temps, pour des raisons qui sont à la fois structurelles et conjonctuw relles.

STÉPHANIE SMATT-PINELLI : La loi relative au devoir de vigilance emporte la judiciarisation de la RSE. C’est un vecteur important de contentieux.

L’influence de la norme sur la judiciarisation

STÉPHANIE SMATT-PINELLI : Une pression importante pèse sur les entreprises au regard de l’arsenal de normes qu’elles sont tenues de respecter en matière climatique : les normes publiques nationales de diverses natures qui continuent de se multiplier, les textes de droit international qui engagent la France, dont la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme par exemple, qui porte des droits fondamentaux comme celui de vivre dans un environnement sain, l’Accord de Paris, mais aussi les dispositions classiques en matière de responsabilité civile dont on sait qu’un équivalent est l’un des fondements principaux retenus dans l’arrêt Shell rendu en mai 2021 aux Pays-Bas et dont on pourrait imaginer la transposition en France. À cela s’ajoute le développement de norme privée, très usitée dans le domaine, qui est mouvante par nature. Cet arsenal complexe qui crée de très nombreuses obligations est susceptible d’entrainer autant de sanctions, parfois cumulables, au premier rang desquelles le préjudice réputationnel. Il est source d’une grande insécurité juridique pour les entreprises qui doivent continuellement s’adapter.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Je suis très sensible à la sécurité juridique. Or la plupart des professeurs de droit dénoncent « l’obésité », je les cite, du droit de l’environnement. Il ne permet pas aux dirigeants d’entreprises de piloter leur navire sereinement.

FRANÇOIS JAMBIN : Même si elle manque de précision faute de décrets d’application, la loi française sur le devoir de vigilance est pionnière en Europe. Elle constitue un vecteur juridique lié au fondement même de l’action : dans un régime juridique classique de responsabilité civile, il faut démontrer une faute de négligence ou un manque de prudence, un dommage et un lien de causalité. Or il est complexe de prouver qu’une population géographiquement localisée suffoque à cause de l’émission des gaz à effet de serre d’une grande entreprise située parfois à des milliers de kilomètres du lieu du dommage. Ni la loi de vigilance française ni le projet de directive européenne n’exigent la caractérisation d’une faute causale : une entreprise pourrait commettre une faute en manquant de mettre en place des mesures effectives de prévention des risques. La principale question posée dans le volet environnemental des premiers contentieux vigilances est de savoir si les risques liés à la contribution globale d’une entreprise au changement climatique entre dans le champ d’application de la loi. De même, bien que les demandes en justice invoquent l’Accord de Paris et les travaux du GIEC, leur justiciabilité pose question car la loi est muette sur les standards de vigilance en matière climatique. Je ne crois pas pour autant qu’il faille craindre une inflation des contentieux. Il faut cependant reconnaître que les mises en demeure sont de plus en plus nombreuses. Récemment, une grande banque française a été mise en demeure sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance au motif qu’elle aurait financé des projets liés à la déforestation, notamment en Amérique du Sud.

SYLVIE GALLAGE-ALWIS : Effectivement, le contentieux climatique en France peut paraître peu développé. Pour replacer le sujet dans un contexte mondial, en mai 2022, il y avait plus de 2000 contentieux climatiques dont les 3/4 étaient intentés aux États-Unis. L’année 2021 a été marquée par un fort accroissement des contentieux climatiques intentés hors des États-Unis. Et 70 % de ces actions sont menées par des ONG, sur des fondements divers. Ce que je vois arriver des États-Unis ce sont notamment des contentieux de masse liés aux effets sur la santé mentale ou physique du changement climatique. C’est ce qu’on appelle le toxic tort, qui renvoie au fameux concept de l’éco-anxiété. Il a, d’une certaine façon, déjà été reconnu avec l’anxiété liée à l’amiante, l’anxiété dans le domaine pharmaceutique, etc. La France est précurseur sur ce point, comme elle l’est sur le devoir de vigilance. On peut donc s’attendre à une apparition et multiplication de ces contentieux.

FRANÇOIS JAMBIN : Avec la loi vigilance, les entreprises sont sur une ligne de crête : elles doivent respecter leurs obligations de transparence sans tomber dans le piège d’un manque de loyauté, par omission ou par excès dans la communication de leurs engagements environnementaux. Il est vrai que l’articulation entre les obligations de publication de la loi vigilance et de la déclaration de performance extra-financière d’une part et le délit de greenwashing d’autre part est complexe. La loi vigilance prévoit une double obligation de publication : le plan de vigilance pour l’année à venir et le compte-rendu du plan de l’année écoulé. Ces informations s’ajoutent à celles « relatives aux conséquences sur le changement climatique de l’activité de la société », à savoir « les postes d’émission directes et indirectes de GES liées aux activités de transport amont et aval de l’activité » qui doivent être inclues dans le document de référence. Lors des travaux parlementaires, les députés ont rassuré sur le fait que les entreprises les plus vertueuses avaient déjà pris des habitudes de publication et que le texte ne changerait pas grand-chose du point de vue de la pratique. Sauf que les travaux parlementaires évoquent le fait que l’obligation de publicité est une garantie d’effectivité des mesures. Je rappelle que dans la droite ligne de la directive du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises, la jurisprudence n’a jamais considéré qu’une information publiée par une entreprise en vertu d’une obligation légale, donc à d’autres fins que d’influencer les décisions commerciales des consommateurs, puisse revêtir les caractéristiques d’une pratique commerciale trompeuse. Il ya parfois de quoi être perdu dans les engagements pour le climat car aucune règle ne les définit et il est donc assez facile d’être accusé de greenwashing. Mais dans un discours prononcé à l’ouverture de la COP 27, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a annoncé qu’un groupe de 17 experts de l’ONU a publié, pour la première fois, des recommandations préconisant aux sociétés de s’aligner rapidement sur une feuille de route vers la neutralité carbone et aux États d’adapter leur réglementation.

SYLVAIN BERGÈS : Dans quelle mesure les entreprises ne devraientelles pas anticiper la normativité et l’établissement de bonnes pratiques ? Pourquoi ne travaillent-elles pas à établir collégialement des normes communes qui s’appliqueraient à l’instar de parères ?

FRANÇOIS JAMBIN : De telles pratiques existent déjà. C’est ce qu’on appelle les initiatives sectorielles. Les juristes d’entreprises sont aussi créateurs de normes. On pense aussi aux codes Afep-Medef ou Euronext. Mais les guides internationaux comme ceux de l’OCDE, ou de l’ONU sont des instruments robustes pour mettre en place une démarche en matière de vigilance.

STÉPHANIE SMATT-PINELLI : En effet, les juristes d’entreprise se sont emparés de ces sujets majeurs, qui sont très transversaux. Leur fonction évolue nettement en interne et les initiatives sectorielles et associatives se multiplient pour tenter de dégager des lignes de conduite communes et mieux appréhender les risques qui pèsent sur l’entreprise, qui est souvent stigmatisée. S’agissant de l’établissement et de la rédaction du plan de vigilance par exemple, le juriste est de plus en plus mobilisé, ensemble avec d’autres directions majeures de l’entreprise, avec qui il s’agit d’identifier les risques, les hiérarchiser mais aussi s’assurer de leur effectivité dont il faudra, le cas échéant pouvoir justifier auprès du juge. Notre rôle consiste aussi à faire de la sensibilisation et de pédagogie autour de ces sujets. Si la loi sur le devoir de vigilance est incontestablement source d’obligations et de contentieux, elle constitue aussi une opportunité pour l’entreprise de créer de la valeur, à laquelle le juriste et tous les salariés doivent participer.

L’impact du greenwashing sur les entreprises

J E A N- L U C L A R R I B A U : Aujourd’hui des plaintes pénales sont déposées chaque semaine sur le fondement de pratiques commerciales trompeuses. Le plus souvent, elles font l’objet d’enquêtes confiées à la Direction départementale de la protection des populations (DDPP), ou à la Direccte. Et les conséquences pour l’entreprise sont très importantes lorsqu’elle reçoit une réquisition qui demande de justifier toutes les allégations faites sur l’intégralité de son programme RSE. Elle doit mener un travail colossal du point de vue la preuve. C’est la raison pour laquelle on peut craindre qu’une application trop rigide du contrôle de la norme environnementale aboutisse à une situation où les entreprises renonceraient à communiquer sur l’environnement. On ne peut pas écarter l’idée d’un effet contre-productif d’une judiciarisation mal contrôlée de la matière.

CONSTANTIN WOLFROM : C’est déjà le cas pour certaines.

JEAN-LUC LARRIBAU : Absolument. On a des retours d’expérience où l’on voit les directions compliance conseiller au service marketing de ne pas aborder la question de l’environnement dans leurs communications. Pour minimiser le risque contentieux, un de nos conseils est d’ailleurs de rester extrêmement prudent car en matière environnementale le "over-promise, under-deliver" peut avoir des conséquences préjudiciables graves. L’action des ONG fait indéniablement avancer la prise de conscience de ce risque-là, qui reste, à ce stade, en France, avant tout un risque réputationnel.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Les ONG sont parfois un peu excessives, mais certaines sont très professionnelles. Des échanges et des discussions de haut niveau peuvent avoir lieu entre entreprises et ONG et je crois que ce débat est sain pour faire avancer le droit et les pratiques.

STÉPHANIE SMATT-PINELLI : Nombre d’ONG ont une vertu indéniable dans ce combat climatique, qui nous concerne absolument tous. Ce sont des lanceuses d’alerte. Néanmoins, certaines sont parfois déconnectées de la réalité et il ne faudrait pas que la justice climatique ne verse dans trop d’idéologie. Espérons que les tribunaux parviennent à utiliser le droit au service d’un équilibre nécessaire entre les diverses parties concernées.

CONSTANTIN WOLFROM : Si la justice évolue dans un bon sens, elle a tout de même un train de retard sur l’opinion publique. L’exemple récent d’Air France qui a retiré sa campagne de publicité est frappant : elle aurait pu être perçue comme du greenwashing, quand bien même la compagnie avait vraiment l’ambition de compenser l’achat de billets d’avion par la plantation d’un arbre. Elle a craint que le message soit mal perçu. Le poids de l’opinion publique fait désormais évoluer les comportements. Les entreprises ont aujourd’hui l’obligation de calculer leurs émissions de CO2. Mais c’est sur la partie réduction qu’il faut agir. Les sanctions sont d’ordre financier, notamment avec la nouvelle directive européenne de mars 2022, qui met en place une taxe carbone. Lorsque nous proposons aux entreprises des solutions permettant de calculer, réduire et compenser, ce qui les motive le plus c’est l’anticipation de cette future assiette fiscale carbone et donc la crainte de cette future sanction économique. C’est aussi le fait de pouvoir continuer à pérenniser l’entreprise, de s’inscrire dans une stratégie de compétitivité carbone, qui n’a ni de notion légale concrète, mais qui est comprise par leurs clients et fournisseurs.

FRANÇOI S JAMBIN : Le greenwashing est un vrai sujet pour les entreprises qui doivent désormais communiquer, via leur plan de vigilance, sur leurs ambitions en matière de droits humains, sécurité et environnement. Au niveau européen, une discussion est en cours pour savoir si doivent y être intégrés les sujets climatiques. Pour l’instant, le droit dur n’est pas véritablement explicite.

SYLVIE GALLAGE-ALWIS : Le greenwashing est une épée de Damoclès pour les entreprises car les quelques amendes prononcées font les gros titres des journaux. La vraie sanction est aujourd’hui réputationnelle et est une pression énorme pour les entreprises qui doivent s’adapter. Je pense par exemple à celles qui développent des produits de consommation électroniques, elles doivent aujourd’hui totalement revoir leur système de fabrication et de gestion de leurs produits dans le temps (durabilité, réparabilité, recyclage). L’obsolescence programmée est un fondement d’action qui est d’ailleurs relié à la question climatique.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Globalement, les magistrats sont peu sensibles au préjudice réputationnel.

JEAN-LUC LARRIBAU : S’agissant de la sanction du greenwashing, l’amende n’est pas très élevée mais peut être augmentée à 10 % du CA de l’entreprise. Elle doit cependant être « proportionnée aux avantages tirés du délit » - une notion complexe qui, en matière de publicité trompeuse environnementale, va nécessairement donner lieu à débat et recours. Du reste, en pratique, dès aujourd’hui, cette question du quantum pose difficulté aux directions juridiques et financières dans la détermination du montant de la provision qu’il convient d’enregistrer dans leurs comptes, le cas échéant.

Vers une pénalisation de la justice environnementale

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : En matière pénale, qui est l’aspect que je connais le mieux, l’inorganisation de la justice est surtout liée au fait que les pôles régionaux pour l’environnement, institués par la loi du 24 décembre 2020, ne fonctionnent pas. Il n’y a pas encore eu de volet ressources humaines. Quelques initiatives locales existent, mais elles sont très embryonnaires. Reste ensuite le problème de la formation des magistrats. Au début de l’automne, l’Association française des magistrats pour la justice environnementale a vu le jour. Elle compte 24 magistrats fondateurs, dont des procureurs généraux, des premiers présidents, des présidents et des procureurs de la République. Cette association aura aussi vocation à contribuer à l’effort important de formation continue déjà initié par l’École Nationale de la Magistrature. Ce que j’appelle le droit pénal « très spécial » de l’environnement est ineffectif en France. Sur 2000 qualifications pénales, 10 % sont poursuivies. La matière est bien plus compliquée que le droit pénal financier. Pour le moment, le seul vecteur efficace est la lutte contre le blanchiment d’argent et la corruption.

SYLVAIN BERGÈS : Les sanctions pénales existent pourtant. La capacité à sanctionner est cependant limitée dès lors qu’un nombre limité de magistrats connaissent cette matière éminemment technique.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Les peines encourues demeurent extrêmement faibles en droit français.

FRANÇOIS JAMBIN : Tout comme les peines prononcées.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Je suis totalement d’accord, le plafond des peines demeure très faible, par rapport à ce qui se passe dans d’autres pays (au Brésil, au Royaume-Uni ou en Espagne, par exemple). Alors même que l’environnement est considéré comme un intérêt fondamental de la Nation, selon le code pénal. Mais les magistrats en prennent conscience et le changement se prépare. Certaines décisions récentes sont plus consistantes. Des initiatives de CJIP ont par ailleurs vu le jour en matière environnementale. Il y a déjà eu quatre dossiers homologués. Là encore, les amendes sont assez faibles. Les magistrats en sont conscients et ce n’est qu’un début. Je rappelle qu’en matière économique et financière, le PNF a utilisé la CJIP en prononçant des amendes dont les montants sont bien plus élevés. Dans la CJIP McDonald’s, la somme des droits et pénalités dus au titre du règlement d’ensemble et de l’amende d’intérêt public s’élève à plus d’un milliard d’euros. Les entreprises ne doivent donc pas se sentir libérées et, j’insiste : la CJIP ne doit pas être un mode alternatif aux poursuites devant le tribunal correctionnel.

FRANÇOIS JAMBIN : la CJIP environnementale est inspirée de la CJIP Sapin de sorte que les griefs avancés par ses détracteurs sont connus : faiblesse des amendes en matière environnementale que ce soit devant les tribunaux judiciaires ou dans le cadre des CJIP, absence d’accès aux personnes physiques, piètre place accordée à la victime. La justice négociée présente tout de même quelques avantages pour l’entreprise. D’abord elle est efficace et rapide, par opposition au dossier correctionnel qui nécessite des années avant d’être définitivement jugé. Dans le cadre d’affaires complexes, elle est donc très intéressante. Il n’y a pas d’inscription au casier judiciaire et l’entreprise peut continuer à soumissionner à des marchés publics. J’ajoute qu’en matière environnementale, cette logique de réparation se justifie par rapport à une logique de sanction. L’entreprise peut négocier avec le parquet une remise en état via des mesures de remédiation, ce qui est conforme à l’idée de la compliance ex ante et ex post.

JEAN-PHILIPPE RIVAUD : Sur le plan européen également une évolution est à venir. La CEDH a reconnu le droit à un environnement sain (arrêt López Ostra c. Royaume d’Espagne du 9 décembre 1994), même s’il ne figure pas dans les textes et qu’il n’y a pas encore de protocole à cet égard. Ce droit à l’environnement sain est un courant irréversible qui est inscrit dans le bloc de conventionalité. La jurisprudence judiciaire va se construire. Le procureur européen français, Frédéric Baab, a par ailleurs récemment proposé la création d’un parquet vert européen. Si cette proposition a eu un certain écho, il n’y a pas encore de consensus politique sur le sujet. C’est pareil s’agissant de la modification de la directive du 19 novembre 2008 sur la protection de l’environnement par le droit pénal. Le projet de directive envisage de pousser le niveau des sanctions. Mais pour l’instant, il est en panne. Des efforts doivent donc encore être menés pour faire avancer les esprits.