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Vers une pénalisation renforcée du droit de la concurrence ?

Par Arnaud Lefebvre

Depuis 2021, le Parquet national financier bénéficie d’une compétence concurrente pour traiter des contentieux liés aux atteintes à la concurrence. Olivier Parleani, avocat associé chez APG, et Frédéric Jenny, professeur émérite à l’ESSEC Business School et président du Comité concurrence à l’OCDE, reviennent sur cette évolution et les risques qu’elle est susceptible de faire peser sur les entreprises et leurs dirigeants.

Dans son rapport d’activité 2022, le Parquet national financier (PNF) signale s’être « emparé du contentieux des atteintes à la concurrence, avec désormais 16 procédures pénales en cours pour ces chefs d’infraction ». Alors que cette institution bénéficie d’une compétence concurrente depuis fin 2021 dans ce domaine, s’agit-il d’une révolution ?

OLIVIER PARLEANI : On observe un changement de la pratique depuis quelques années, initié par les services du Rapporteur de l’Autorité de la concurrence. À mon sens, si cette évolution va de pair avec une volonté de modifier l’intensité de la répression pénale en matière de concurrence, par rapport à ce que nous connaissons depuis 1986, cela nécessite un débat avec l’ensemble des acteurs, lequel n’a pas eu lieu. N’oublions pas que le droit de la concurrence est un droit économique, qui doit permettre l’exercice d’une concurrence non faussée afin d’assurer la performance globale de l’économie. Il ne faudrait pas, par une sorte de passion de punir, le transformer en outil de police économique répressive, au risque d’amoindrir ses effets.

FRÉDÉRIC JENNY : Le phénomène n’est pas propre à la France. Au niveau de l’OCDE, près d’une trentaine de pays prévoient la possibilité de saisir le juge pénal d’infractions afférentes au droit de la concurrence avec, il est vrai, des différences d’approche entre pays. Alors que la plupart d’entre eux limitent cette faculté aux ententes sur marchés publics, la France a opté, pour sa part, pour un champ plus large, qui inclut la possibilité d’appliquer le droit pénal à toutes les pratiques anticoncurrentielles, y compris les abus de position dominante. Point important à rappeler : l’action pénale en France ne peut viser que les personnes physiques conformément à l’article L420-6 du code de commerce, tandis que l’action administrative, c’est-à-dire celle de l’Autorité de la concurrence, ne cible que les personnes morales. En cela, deux procédures, l’une pénale, l’autre administrative, peuvent tout à fait être engagées parallèlement pour la même pratique.

À l’échelle internationale, quel bilan peut-on tirer de cette pénalisation du droit de la concurrence en termes d’efficacité ?

FRÉDÉRIC JENNY : Le constat est très contrasté. De fait, même si la perspective d’une sanction pénale peut revêtir une dimension dissuasive plus forte qu’une sanction administrative, la procédure pénale se révèle plus difficile à mettre en oeuvre car elle implique un standard de preuves plus élevé, qui va bien au-delà de celui utilisé dans les procédures administratives. Dès lors, la probabilité pour une personne physique d’être condamnée est relativement faible. C’est pourquoi des pays dans lesquels la répression des pratiques anticoncurrentielles reposait essentiellement sur les poursuites pénales ont fait le choix, ces dernières années, de renforcer leur dispositif civil ou administratif, à l’instar de l’Irlande. Certains États, parmi lesquels le Royaume-Uni et l’Australie, tendent aussi à privilégier une voie alternative aux sanctions administratives ou pénales des personnes morales par l’imposition de sanctions personnelles. Visant les dirigeants des entreprises contrevenantes, celles-ci peuvent aller jusqu’à une interdiction d’exercer pendant un certain nombre d’années.

Faut-il dès lors en déduire que le risque de sanctions pénales qui pèse sur les dirigeants d’entreprises françaises reste purement théorique ?

OLIVIER PARLEANI : Pas nécessairement. D’abord, l’article L 420-6 du code de commerce qui définit l’infraction pénale est mal rédigé. Il dispose qu’« est puni d’un emprisonnement de quatre ans et d’une amende de 75 000 euros le fait, pour toute personne physique de prendre frauduleusement une part personnelle et déterminante dans la conception, l’organisation ou la mise en oeuvre » d’une pratique anticoncurrentielle. Or la caractérisation d’un comportement particulièrement frauduleux est cruciale, sinon le champ de l’infraction est bien trop large. En pratique, certains magistrats appliquent ce texte avec une intensité variable, et donc avec imprévisibilité. Ensuite, bien que le texte ne fasse référence qu’aux per- sonnes physiques, il semble que la position actuelle du PNF (et de certaines juridictions) soit de considérer qu’il s’applique également aux personnes morales. Enfin, comme l’a rappelé Frédéric Jenny, le champ d’application du texte est bien plus étendu qu’ailleurs. Alors que la pénalisation est limitée, en général, dans d’autres pays aux hardcore cartels, en France, elle recouvre tous les manquements, y compris les ententes « simples » et les abus de position dominante. Pourtant, ce type de dossiers requiert des analyses économiques approfondies et la caractérisation d’une position dominante n’est pas sans conséquence. En outre, une question d’organisation se pose : le PNF, mais également les juridictions pénales, ne sont pas ou peu spécialisés en droit de la concurrence. Au PNF, on compte 18 magistrats (avec chacun des dizaines de dossiers), contre plus de 200 personnels au sein de l’Autorité. Dans ce contexte, on peut redouter que la capacité d’un justiciable de se défendre en utilisant les règles du droit de la concurrence n’en soit altérée. On se demande d’ailleurs comment les juridictions pénales concilieront l’autonomie souvent revendiquée par le droit pénal et l’obligation de se conformer à l’interprétation, parfois très précise, de la CJUE en droit de la concurrence.

FRÉDÉRIC JENNY : Corollaire de cette situation, il n’est pas impossible que, sur un même dossier – surtout dans le domaine de l’abus de position dominante, où les divergences d’appréciation peuvent être importantes – nous assistions à des décisions contraires du collège de l’Autorité sur le volet administratif, et du PNF sur le volet pénal. Pour éviter un tel scénario, il est à souhaiter que les deux institutions apprennent à collaborer, d’autant que des ponts existent entre les deux voies. Ainsi, aux termes de l’article 40 du code de procédure pénale : « Toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Ce texte s’applique aux agents de l’Autorité de la concurrence. Le signalement au parquet peut permettre la délivrance d’une commission rogatoire aux agents de l’Autorité. Une telle procédure peut tout à la fois renforcer les moyens d’investigation des rapporteurs de l’Autorité et les ressources d’enquêtes spécialisées du PNF.

OLIVIER PARLEANI : L’avenir le dira, j’espère qu’un changement de pratique ne mettra pas à mal les procédures « négociées » mises en place par l’Autorité, la clémence et les engagements. Dans le système actuel, la clémence ne semble protéger des poursuites pénales que les dirigeants et salariés de la première entreprise qui se dénonce et sous conditions. Le problème, c’est que celui qui va dénoncer un cartel ne sait pas s’il est le premier ou non. Il risque donc de s’auto-incriminer. La procédure d’engagement va, quant à elle, pouvoir contenir des éléments d’appréciation de l’Autorité qui risquent d’être perçus par des pénalistes, malheureusement, comme une quasi-démonstration d’un manquement sur L. 420- 6. J’ai constaté, en pratique, qu’une décision d’engagement pouvait être utilisée comme élément essentiel des poursuites pénales, ce qui est problématique. Une telle manière de procéder nuit à la sécurité juridique qui fait l’intérêt de la procédure d’engagement. Par ailleurs, à un certain stade d’une procédure pénale, les informations recueillies sont nécessairement accessibles aux parties civiles et aux coprévenus, ce qui pourrait avoir pour effet un partage d’informations que le droit de la concurrence cherche justement à éviter.

Dans l’hypothèse où l’Autorité de la concurrence viendrait à sanctionner et où le PNF déciderait de renvoyer le dossier devant un juge d’instruction, le principe du non bis in idem pourrait-il être invoqué ?

FRÉDÉRIC JENNY : Jusqu’à présent la question ne s’est pas posée car la personne sanctionnée, morale pour l’Autorité, physique pour le PNF, n’était pas la même dans les deux procédures. À l’avenir, si le PNF poursuivait au pénal les personnes morales dont les dirigeants auraient mis en oeuvre des pratiques anticoncurrentielles, comme le permet l’article 121-2 du code pénal, le problème pourrait se poser.

Face au risque accru de poursuites pour atteintes à la concurrence, quelles bonnes pratiques les entreprises peuvent-elles adopter ?

OLIVIER PARLEANI : Un renvoi devant le tribunal correctionnel, comme la mise en examen d’un dirigeant, a fortiori de société cotée, entraîne des risques sérieux qui ne me semblent pas pris en compte par cette évolution de la pratique (risque réputationnel, possible fragilisation du dirigeant devant le conseil d’administration, baisse du cours boursier…). Pour réduire les risques, il m’apparaît judicieux d’appréhender le sujet de manière préemptive. Cela se fait sans doute déjà dans certaines entreprises, mais l’intensité du contrôle pourrait être accentuée. En amont, la mise en place de procédures internes, avec la réalisation d’audits et le suivi de formation pour les collaborateurs/ dirigeants de filiales les plus exposées, contribuera à démontrer la bonne foi de la personne morale et de son dirigeant. En aval, je conseillerais d’impliquer le maximum de moyens humains et matériels dès le début, même s’il s’agit d’une plainte avec constitution de partie civile qui paraît absurde en droit de la concurrence, afin d’éviter que l’enquête pénale fasse l’impasse sur certaines questions propres à cette matière.