Transformation des professions juridiques grâce à l’IA : apprendre les uns des autres
Le cabinet August Debouzy et la direction juridique Microsoft France ont décidé de collaborer, de façon inédite et informelle, pour appréhender les conséquences de l’immense bouleversement issu de l’arrivée de l’IA générative et réinventer, ensemble, leurs métiers respectifs. Mahasti Razavi, managing partner du cabinet August Debouzy et Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France nous parlent de leur coopération.
Comment a évolué la perception de l’IA générative chez les clients du cabinet ?
Mahasti Razavi : Nous avons constaté plusieurs phases. Lorsque ChatGPT est apparu en novembre 2022, nos clients souhaitaient s’assurer que nous n’utiliserions pas d’IA générative dans les dossiers qu’ils nous confiaient, contrairement à aujourd’hui. S’agissant de leurs besoins internes, ils étaient également assez soucieux de restreindre, dans la mesure du possible, leurs usages afin de maitriser les risques ; ils recherchaient avant tout le cadre le plus adapté à leur industrie et leur métier. Cependant, une transformation s’est rapidement opérée face à la vague de la GenAI : les interdictions initiales ont progressivement laissé place à un encadrement des usages, puis à la mise en place d’un cadre favorable à l’adoption de la GenAI – y compris à l’usage d’agents conversationnels. Aujourd’hui, la majorité de nos clients a pris toute la mesure de ce qu’il faut bien appeler la révolution de la GenAI et les directions juridiques participent activement aux transformations de leur entreprise, y compris de leur propre direction juridique. Il est intéressant de noter que certains de nos clients intervenant dans des secteurs sensibles restent mesurés dans leurs usages. Globalement, l’IA s’est imposée comme un sujet incontournable dans nos discussions avec les clients.
Quel est l’intérêt pour Microsoft de coopérer avec ses clients et spécialement avec des cabinets d’avocats ?
Anton Carniaux : En tant que fournisseur, nous avons identifié depuis longtemps que ce que nous appelons la verticale juridique, qui inclut les avocats, est importante d’un point de vue commercial. Une partie de notre rôle est de sensibiliser nos interlocuteurs, avocats et directions juridiques de nos clients, au potentiel de l’IA. En outre, nous avons estimé que si nous aidons les cabinets d’avocats à être plus performants, ils nous aideraient aussi en étant plus efficaces. Mais surtout, plus nous apprenons de nos avocats dans l’utilisation de l’IA, plus nous-mêmes serons efficaces dans notre propre utilisation de l’IA. C’est pour cela que nous nous appuyons beaucoup sur des partenariats comme celui que nous avons avec August Debouzy. Dans ce cadre, il y a un partage des cas d’usage qui est constant. C’est un cercle vertueux, car il y a beaucoup de similarités entre le métier de juriste et celui d’avocat. Il est difficile, de ce point de vue, de séparer l’aspect fournisseur et l’aspect client, car c’est bénéfique dans les deux sens, à la fois pour nous et pour le cabinet.
M.R : Si le cabinet n’avait pas eu la chance d’avoir cette relation unique avec Microsoft, qui date de bien avant la création d’August Debouzy -et avec qui je travaille depuis 1998, nous aurions probablement été plus lents en termes d’adoption de Copilot, et peut-être plus globalement moins axés sur la tech et l’innovation, tant dans la pratique juridique que pour nous-mêmes. Pour ce qui concerne Copilot, le fait qu’un produit ou un service existe et que la direction juridique de l’entreprise qui le propose l’utilise pour elle-même, est plutôt rassurant ! Au-delà de notre propre due diligence en termes notamment de sécurité et confidentialité, être dans les pas d’une direction juridique comme celle du groupe Microsoft dont la vocation est de protéger son entreprise dans sa globalité, est un facteur notable dans une prise de décision.
A.C. : Dans ce type de collaboration, il existe une autre dimension très importante, liée à la question du legal privilege. Microsoft étant une entreprise américaine, le privilege ou la confidentialité sont très ancrés dans la culture in house, et il y a beaucoup de similitudes avec le secret professionnel de l’avocat français. Même si nous sommes établis en France, nous échangeons en permanence avec d’autres juristes de Microsoft qui ont le privilege dans leur ADN et il est aussi dans le nôtre. C’est un élément important du partage des bonnes pratiques entre Microsoft et les cabinets d’avocats. Cette sensibilité à la culture de la confidentialité est cruciale.
M.R. : Chaque cabinet a sa personnalité, sa vision, sa culture, mais observer nos clients et apprendre d’eux est toujours une opportunité pour mieux se questionner et se penser. L’observation des réorganisations, par exemple de Microsoft, nous apprend beaucoup sur les signaux forts, mais aussi les signaux faibles, ces murmures qui revêtent une importance capitale sur les tendances à venir. Il y a déjà longtemps donc que nous avons eu la chance d’observer une tendance qui prend de l’ampleur avec l’IA sur la façon dont nos métiers vont évoluer, que ce soit en entreprise ou dans les cabinets. Dans ce contexte, je crois encore plus à la complémentarité de nos métiers et de nos actions.
Nous avons d’ailleurs fait quelque chose d’inédit : certains membres de l’équipe d’Anton et de mon équipe ont travaillé ensemble pour identifier des cas d’usage, les développer et ensuite, en parler devant des directions juridiques d’autres entreprises, des cabinets d’avocats mais aussi devant des étudiants en droit. Cette collaboration, qui n’était pas liée au traitement d’un dossier, a été très intéressante pour nous mais surtout, elle reflète l’importance du partage d’informations de la manière la plus large possible car les transformations liées à l’IA sont telles que nous devons œuvrer pour ne laisser personne de côté. Pour ma part, ceci constitue une forme de devoir, parce que ceux qui ne pourront pas prendre ce chemin par manque de connaissance, de moyens ou par inquiétude, seront fortement bousculés. Fort heureusement, le Bâtonnier de Paris s’est personnellement engagé sur ce sujet et désormais, de nombreuses offres sont disponibles sur le marché pour les avocats.
Pourquoi est-ce si important ?
A.C. : Il est clair que les avocats doivent se mettre maintenant à l’IA, car le mouvement va être très rapide et cela va devenir un standard. L’écart de réactivité et de qualité entre un cabinet qui utilise l’IA et un cabinet qui n’utilise pas l’IA sera de plus en plus perceptible. La différence se verra nettement pour le client. Et cet écart n’est pas facile à rattraper.
Microsoft ne propose pas d’outil spécialisé à destination des cabinets. Nous proposons des outils à usage général, mais notre rôle est d’expliquer pour quels cas d’usage juridiques ils peuvent être intéressants. Il y en a beaucoup ! Des prestataires de legaltech, en s’appuyant sur nos outils, peuvent en outre ajouter une couche customisée. C’est pour cela que nous sommes dans une logique d’écosystème et de partenariat. Ces partenariats sont dans notre ADN, et basés sur la confiance qui nous unit. Ce n’est pas formalisé et pas institutionnalisé. Il s’agit simplement d’examiner l’outil et de voir comment il est possible pour un spécialiste du droit de l’utiliser. C’est tout naturellement que nous faisons appel à August Debouzy lorsque nous pensons que l’intervention d’un cabinet d’avocat peut être utile.
M.R. : De notre point de vue, nous le vivons comme une marque de confiance. En réalité nous parlons tous de l’IA, tout le temps. C’est un sujet majeur.
A.C. : L’IA n’est pas seulement un outil, c’est aussi un objet d’étude juridique et nous avons parfois besoin de nos avocats pour comprendre certaines conséquences et certains impacts et la manière dont elle s’insère dans notre travail quotidien.
Comment se passera l’apprentissage avec l’IA ?
A.C. : La question de l’apprentissage est capitale. Nous sommes en présence d’une révolution technologique vraiment transformative. Nous classons l’IA dans la catégorie des technologies à usage général, à l’instar de l’imprimerie, de l’électricité et d’internet lors de précédentes révolutions industrielles. Elle va transformer tout le reste de l’économie. Les personnes, les entreprises et les pays doivent s’adapter et mettre en place des mesures pour mettre tout le monde à niveau. Cela peut être des formations très sophistiquées, à destination de chercheurs et d’ingénieurs, ou plus basiques, à destination du grand public. Les États doivent s’organiser pour intégrer l’IA au cursus, à la fois comme outil et objet d’études. Les citoyens doivent aussi se prendre en main. Nous avons choisi en interne de faire de nos employés des customer zero, avec des incitations, des formations, du partage des meilleures cas d’usage, même sur les versions beta de nos produits. En externe, Microsoft souhaite former un million de Français à l’IA d’ici 2027, via les écoles Simplon par exemple, ou encore via le site AI Skills Navigator qui propose des formations en ligne sur-mesure, parce que nous avons conscience du caractère transformatif de cette technologie.
M.R. : Si on ne forme pas les avocats, les juristes, les stagiaires, nos équipes, ils vont être exclus du marché du travail. L’employabilité est un vrai sujet, car de nombreuses transformations s’opèrent déjà dans les entreprises et les cabinets d’avocats. Naturellement, les questions autour des typologies et degrés de contrôle sont très présentes et chacun avance dans ses réflexions et les process qu’il souhaite mettre en œuvre pour apporter la confiance nécessaire.
A.C. : De ce point de vue, les progrès sont fulgurants et l’utilisation de l’IA agentique demandera de moins en moins de doubles vérifications. Je crois qu’il ne faut pas avoir peur et qu’au contraire l’IA va contribuer à réduire considérablement les barrières à l’entrée et à casser les silos entre les différents juristes et, au-delà, entre juristes et d’autres fonctions de l’entreprises. Avec l’IA, et surtout les Agents, le résultat recherché importera davantage que la façon d’y parvenir, puisque ces outils vont chercher la donnée la plus pertinente et la structurer pour nous, le tout avec une rapidité étonnante. On réfléchira en termes d’output, d’objectif commun autour d’une équipe ad-hoc dotée des expertises pertinentes et chacun sera moins obsédé par son pré carré. Cela va profondément modifier la structure de nos organisations.
Qu’en est-il des clients, faut-il leur dire que l’IA est utilisée pour leur dossier ? Comment facturer ?
M.R. : La transparence est cruciale et les avocats doivent informer leurs clients qu’ils utilisent de l’IA. Concernant la question financière, je pense que la réflexion n’est en réalité pas aboutie. Je suis convaincue qu’il faut un travail conjoint sur la notion de valeur apportée à nos clients pour construire le modèle de demain.
A.C. : L’arrivée de l’IA dans nos cabinets partenaires et nos services internes va rebattre les cartes. Par exemple, les équipes de paralegal seront en prise directe avec l’opérationnel sur des demandes plus complexes, parce qu’ils ne seront pas occupés par des tâches de niveau I qui seront réalisées par la machine. Dans cette nouvelle configuration, le paralegal sera le niveau II, l’IA traitant du niveau I. C’est une révolution. T