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Relations commerciales : « Le pouvoir d’injonction sous astreinte de la DGCCRF fait peser une pression inédite sur les entreprises »

Dans le cas où des clauses commerciales constitueraient, selon elle, une pratique commerciale déloyale (déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, avantage sans contrepartie…), la DGCCRF peut depuis quelques mois assortir ses injonctions du paiement d’une astreinte, dont le montant peut être substantiel. Agnès Parent, responsable juridique de la Fédération Française de la Franchise, et Sophie Pasquesoone, avocate associée du cabinet Racine, décryptent ce nouveau mécanisme et les voies de recours.

Le mois dernier, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) utilisait pour la première fois son pouvoir d’injonction sous astreinte pour sanctionner Amazon France d’un retard dans la mise en conformité des conditions contractuelles. En quoi ce dispositif consiste-t-il ?

SOPHIE PASQUESOONE : Jusqu’alors, la DGCCRF pouvait déjà enjoindre aux acteurs économiques de se conformer à leurs obligations en matière de pratiques restrictives de concurrence, parmi lesquelles la rupture brutale d’une relation commerciale établie ou la tentative d’imposer à un partenaire commercial des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. En 2020, la loi portant diverses dispositions d’adaptation du droit national au droit de l’Union européenne (DDADUE) est venue étendre ses prérogatives en l’autorisant à délivrer des injonctions sous astreinte lorsque le manquement relevé est passible d’une amende civile. S’inscrivant dans une tendance de fond qui consiste à conférer toujours plus de pouvoir de sanction à l’administration, cette évolution représente une évolution majeure. L’injonction de la DGCCRF est rendue très dissuasive puisque l’astreinte journalière peut représenter jusqu’à 0,1 % du chiffre d’affaires mondial hors taxe consolidé, le total des sommes demandées au titre de la liquidation de l’astreinte pouvant aller jusqu’à 1 % de celui-ci. De quoi faire peser une pression inédite sur les entreprises.

AGNÈS PARENT : Cette pression est d’autant plus forte que la publication de la décision de mise sous astreinte peut être imposée par l’administration – avec le risque d’impact sur l’image que cela peut avoir pour l’entreprise concernée. Le bouleversement majeur tient surtout au fait que dans le cadre de son nouveau pouvoir d’injonction, la DGCCRF, qui ne pouvait jusqu’alors sanctionner un acteur que sur des aspects formels (non-respect des délais de paiement, formalisme de la convention unique…), peut désormais appréhender des pratiques commerciales relevant du fond.

Bercy a justifié ce renforcement des prérogatives de la DGCCRF par le souci notamment d’accélérer les procédures, qui peuvent s’étendre sur quelques années en cas de recours judiciaires. Cette réforme ne peut-elle pas avoir également des effets vertueux pour les entreprises ?

SOPHIE PASQUESOONE : En matière de calendrier, il est certain que la capacité d’assortir l’injonction d’une astreinte est de nature à accélérer la mise en conformité des conditions contractuelles, toute stratégie consistant à « jouer la montre » pouvant se révéler très coûteuse. Alors que la DGCCRF lui a demandé en décembre le paiement d’une astreinte de 3,3 M€, Amazon France n’a, par exemple, mis qu’un mois environ pour mettre fin à l’application de clauses jugées déséquilibrées. Afin de jauger des bénéfices éventuels de cette nouvelle faculté offerte à l’administration, il faudra toutefois attendre de voir l’usage que celle-ci en fait.

AGNÈS PARENT : La DGCCRF tente de rassurer les opérateurs en indiquant qu’elle circonscrira l’usage de ce pouvoir aux déséquilibres dits « manifestes ». Or tout dépend ce que l’administration entend par ce caractère « manifeste ». Rappelons que dans la jurisprudence récente, l’analyse de la DGCCRF tendant à considérer déséquilibrées certaines clauses commerciales a pu être, par la suite, invalidée tout ou en partie par le juge du fond. Il ne faudrait pas que la menace de l’astreinte conduise in fine des entreprises à obtempérer en renonçant à faire valoir leurs arguments en justice. Dans le cadre du déséquilibre significatif, une analyse globale du contrat est souvent nécessaire, une clause pouvant être « rachetée » par une autre stipulation. Dès lors, avec l’introduction de ce nouveau mécanisme, nous pouvons craindre de passer d’une analyse de la relation commerciale dans sa globalité à un examen clause par clause de l’administration, sans tenir compte de l’équilibre global du contrat…

Comment se déroule cette procédure d’injonction sous astreinte ?

SOPHIE PASQUESOONE : Saisie selon différents cas de figure (réclamation d’une partie ou d’un tiers, dénonciation anonyme, mise en place d’une enquête sectorielle, etc.), la DGCCRF commence par lancer ses investigations, dans le cadre desquelles elle peut exiger de se voir remettre les contrats incriminés. Elle transmet ensuite à l’entreprise concernée ses observations. S’ouvre alors la phase contradictoire à l’issue de laquelle plusieurs scénarios sont possibles : soit la procédure est clôturée sans action de part et d’autre, soit l’entreprise visée s’engage à modifier les clauses problématiques sans qu’aucune sanction ne soit prononcée à son encontre, soit la DGCCRF met en oeuvre son pouvoir de sanction (et le cas échéant d’injonction sous astreinte). Les modalités d’application de l’astreinte, notamment sa durée, qui est limitée à trois mois, et son montant sont immédiatement précisés.

Dans ce dernier scénario, de quels recours dispose l’entreprise ?

SOPHIE PASQUESOONE : Un recours hiérarchique devant le ministre est d’abord possible, puis, le cas échéant, un recours devant le tribunal administratif. Pour que le paiement de l’astreinte soit gelé, l’entreprise doit demander sa suspension par référé devant cette instance.

AGNÈS PARENT : Même si la compétence du tribunal administratif est logique compte tenu du caractère administratif de l’injonction prononcée par la DGCCRF, cette situation n’est pas anecdotique pour les requérants. En effet, le juge administratif n’est pas le juge naturel pour connaître des contentieux afférents aux relations commerciales. Il devra néanmoins se prononcer sur le caractère justifié, ou non, d’une injonction sous astreinte d’avoir à modifier telle ou telle clause du contrat.

Face à cette épée de Damoclès, quels conseils donneriez-vous aux entreprises ?

AGNÈS PARENT : En amont, il m’apparaît essentiel de sensibiliser les opérationnels et les équipes juridiques sur les dispositions susceptibles de constituer une atteinte au principe de libre concurrence. Il importe également de préparer les collaborateurs sur la manière de gérer un contrôle de la DGCCRF, afin qu’ils soient en mesure de réagir, le cas échéant, le plus rapidement possible. Enfin, si contrôle il y a, l’accompagnement par un avocat rodé à ces procédures est clé.

SOPHIE PASQUESOONE : Je recommande aussi de mener systématiquement des audits de conformité des contrats commerciaux, dans le but d’identifier le plus précisément possible les risques encourus par l’entreprise. Si la DGCCRF venait à initier une enquête, les représentants de cette dernière devront alors adopter une attitude coopérative pour tenter de démontrer leur bonne foi – sans toutefois aller jusqu’à dévoiler des informations que l’administration n’a pas à connaître – et, dans certains cas, savoir accepter une mise en conformité pour éviter une injonction sous astreinte.

Comment les entreprises franchisées, que vous représentez, réagissent-elles à ce changement de paradigme ?

AGNÈS PARENT : Nos entreprises sont sensibilisées de longue date aux questions liées aux pratiques restrictives de concurrence, et ce d’autant plus que la DGCCRF a mené entre 2016 et 2017 des enquêtes dans le secteur de la restauration rapide en franchise. S’agissant plus précisément du nouveau pouvoir d’injonction sous astreinte de l’administration, je pense que tous n’en ont pas encore pris connaissance.