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Quelle organisation du droit dans l’entreprise de demain ?

Par Anne Portmann

Après avoir été éparpillées au sein de l’entreprise, les fonctions juridiques ne pourraient-elles pas être centralisées sous l’égide d’une seule tête pour assurer la cohérence du dispositif réglementaire applicable à l’activité concernée ? Interview croisée d’Olivier Chaduteau, associé fondateur du cabinet Day One, et d’Arnaud Desclèves, fondateur du cabinet Desclèves & Associés.

Quelle est la situation de la fonction juridique au sein de l’entreprise aujourd’hui ?

Arnaud Desclèves : Lorsque l’on observe le mode de fonctionnement des entreprises, on constate que des satellites de la direction juridique se sont créés un peu partout : direction de la compliance, données personnelles, RSE, Legal Ops, contract management et même au sein des risques/assurances ou à la direction des achats. Les sujets juridiques sont partout. Dans cette configuration, la question qui se pose est celle de savoir si le directeur juridique doit rester sur son rocher et continuer à s’occuper de la portion congrue du droit, ou si toutes ces questions juridiques peuvent et doivent être recentralisées. Et si cette centralisation s’opère, va-t-elle s’organiser autour de la direction juridique ou autour de quelqu’un d’autre, comme le responsable RSE ou le responsable compliance ? Cette question est cruciale, car elle aura des répercussions sur les futurs cadres, leur formation et leur carrière.

Olivier Chaduteau : Il s’est produit une rupture réglementaire très forte, avec un phénomène d’augmentation des normes, des règlements, de la soft law, dont la production s’est accélérée. Dans ces conditions, la charge de travail qui pesait sur les directions juridiques a fortement augmenté et a été, en conséquence répartie ailleurs. Face à cela, il convient de se demander comment les entreprises vont s’organiser pour gérer ces nouveaux risques normatifs. Beaucoup de questions se posent et les réponses que l’on doit y apporter dépendent essentiellement, de quatre éléments, à savoir : la stratégie de l’entreprise, son secteur d’activité, sa taille et sa culture. En ce qui concerne l’organisation, on peut se poser la question de savoir si la direction juridique et la direction de la compliance doivent être une ou deux directions, car dans certains secteurs, très encadrés, ces deux entités doivent nécessairement être séparées. Il n’y a pas de réponse toute faite.

Comment ces fonctions peuvent à nouveau être rassemblées ?

O.D. : Face à ces évolutions, on peut constater l’émergence de la fonction de general counsel à la française, le secrétaire général, souvent un juriste, qui commence à se positionner dans l’entreprise et qui aurait, dans son scope, le juridique, la compliance, la data privacy, le lobbying et les affaires publiques, etc. Il y a de nombreux exemples de secrétaires généraux juristes. On peut citer, entre autres Nicolas Guérin, chez Orange, Anne-Sophie Lelay, chez Air France-KLM ou encore Antoine Vignial chez Saint-Gobain. L’émergence de la fonction de secrétaire général est une tendance intéressante pour assurer la cohérence du dispositif normatif de l’entreprise. Mais au fond, les questions organisationnelles, internes aux entreprises, importent peu. L’essentiel est de savoir comment les différentes fonctions dialoguent entre elles pour assurer cette cohérence et permettre une gestion des risques efficiente, et cette fonction collaborative peut être tenue par un secrétaire général, ou par deux directeurs qui se parlent entre eux.

A.D. : On a assisté à la montée en puissance de multiples directions « paralégales » fortes, éparpillées, qui ont pour fonction commune d’appliquer la norme. Il faut se poser la question de savoir si les directions générales ne trouveront pas opportun de tout rassembler au sein d’un seul et même département qui veillera à la norme, qu’elle soit juridique, éthique ou de gouvernance. Naguère, dans les entreprises, il existait la fonction de directeur adjoint ou de directeur général délégué, en charge des fonctions support, mais ce type d’organisation n’a plus cours et la décentralisation a eu lieu. La direction juridique a-t-elle la capacité, dans ces conditions, de prendre le lead ? Il me semble qu’elle a intérêt à revendiquer cette place. Pourra-t-elle le faire, ou sera-t-elle au contraire, soumise à une autre personne ? Et la fonction de secrétaire général est-elle vraiment calibrée pour cela ? Dans certaines entreprises, le general counsel est en réalité le clone du directeur juridique et certains domaines lui échappent.

Quels sont les atouts du juriste pour exercer cette fonction de direction de la norme ?

O.D. : Je suis, favorable à ce GC à la française, qui devra obligatoirement avoir un background juridique et une formation de juriste. Ensuite, ce sera à lui d’aller plus loin sur les sujets tels que la compliance, la RSE, la privacy et surtout avoir une parfaite compréhension des enjeux stratégiques, géopolitiques, business et financiers de son entreprise. Ce qui arrive aujourd’hui aux juristes, c’est en fait ce qui est arrivé aux financiers il y a trente ou quarante ans. Il est impensable pour un dirigeant d’entreprise, de prendre une décision sans l’aval de la direction financière. Désormais, il sera impensable pour le dirigeant de faire du business sans l’aval du GC qui s’appuiera sur son équipe de juristes, de compliance officers et sur ses conseils externes. Je pense qu’un poste de leader, membre du Comex est indispensable aujourd’hui. C’est au juriste de s’ouvrir à de nouvelles fonctions plus larges, qui incluront évidemment aussi les fonctions de lobbying et d’affaires publiques. Le juriste est celui qui est le plus à même de suggérer ce que devrait être la norme et permettre ainsi à l’entreprise de naviguer dans un monde en permanente disruption. Un dirigeant qui s’appuiera à la fois sur la fonction financière, qui est son bras droit et sur la fonction juridique, qui est son autre bras, sera efficient.

A.D. : Les fonctions juridiques sont aujourd’hui éclatées en une dizaine de directions, qui ne peuvent pas toutes être représentées au Codir ou au Comex. C’est aussi pour cette raison qu’une personne unique devra sans doute y représenter la norme. Mais à cette fin, il est indispensable que les directeurs juridiques se forment, notamment au management, pour avoir la capacité de piloter des équipes variées de spécialistes. On commence à voir fleurir, ici et là, des formations de secrétaire général, de GC à la française et c’est heureux. Il faut l’encourager, car ce sont véritablement les profils de demain. Dans mon activité de management de transition, je vois bien les carences des juristes en ce domaine.

O.D. : Pour exercer ce type de fonctions, le juriste, qui a une façon de penser particulière, est tout indiqué. Il sait s’entourer de spécialistes et il a la capacité d’être un opérationnel qui est capable de prendre du recul. Prenons l’exemple d’une entreprise française qui veut faire une acquisition en Asie. Si un risque de sanctions extra-territoriales par le DoJ américain est identifié, le juriste pourra freiner et conseiller de renoncer à cette acquisition, car il sait ce que gérer une telle procédure implique, notamment en termes de coûts et d’organisation, et il a la capacité de dire si l’opération en vaut la peine ou non. Il pourra aussi intégrer ces enjeux et ces coûts dans une valorisation moindre de la cible si l’opération doit tout de même aboutir. La cohérence est véritablement la clé et il faut avoir une vision stratégique sur les dossiers. Il faut opérer une révolution de la formation. Il sera en effet fondamental que les secrétaires généraux aient une formation de juriste, mais ce n’est pas suffisant.

Quelles pourraient être les conséquences si la fonction juridique continue à essaimer ailleurs dans l’entreprise ?

A.D. : Le directeur juridique, pendant ces dix dernières années, n’a eu de cesse de s’emparer de nouveaux sujets qu’il a ensuite laissés filer, comme la data privacy, la compliance, le lobbying, etc. Peut-être faute de temps. Doit-on y voir un signe de force de la direction juridique, qui a rayonné dans l’entreprise – c’est le verre à moitié plein – ou, à l’inverse, et c’est le verre à moitié vide, un affaiblissement de la fonction juridique ? Tous ces sujets ont été spin-offés par le DJ alors que c’est lui qui les a fait émerger. Il est logique, aujourd’hui que ce soit lui qui les recentralise. Il convient en outre de noter qu’au cours des dernières décennies, c’est la norme qui a créé le plus de nouveaux métiers dans les entreprises.

O.D. : S’il n’y a pas de cohérence pour l’application de la norme, cela génère des coûts et une perte de temps. On l’a notamment vu lors de la crise sanitaire, avec le recours, dans le cadre de l’inexécution des contrats, à la notion de force majeure. On a pu voir dans les entreprises, des prises de position diamétralement opposées selon les directions interrogées. Cette dispersion ne fait qu’obérer gravement la gestion de la norme dans l’entreprise.

A.D. : À l’extérieur des entreprises, on a aussi pu constater ce phénomène, car chaque direction fait appel à son propre conseil, les cabinets d’avocats ne s’étant pas équipés assez rapidement en RSE, data, compliance, etc. Dès lors, si chaque direction, appuyée par son conseil fait valoir une position différente, le directeur général devra arbitrer, ce qui n’est pas facile.

Arnaud Desclèves  Olivier Chaduteau Desclèves & Associés Day One Nicolas Guérin Air France KLM Anne-Sophie Lelay Saint-Gobain Antoine Vignial