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La grande famille du droit

Par Ondine Delaunay
Paru dans LJA Magazine n°53 - Mars/Avril 2018

Les entreprises se sentent parfois mal comprises par l’institution judiciaire. Comment y remédier ? Laure Lavorel, membre du conseil d’administration du Cercle Montesquieu, engage le dialogue avec Olivier Leurent, directeur de l’École nationale de la magistrature (ENM).

Il s’est creusé un fossé entre l’institution judiciaire et les entreprises qui se sentent parfois mal comprises par les magistrats. Pourquoi cet éloignement ?

Laure Lavorel : La société française a considérablement évolué lors de la dernière décennie, notamment avec la révolution digitale qui a transformé profondément les modes de commercialisation et accéléré dans des proportions record les échanges commerciaux. La justice paraît donc aujourd’hui en décalage avec les nouveaux paradigmes de cette économie plus globale et en rupture avec les usages traditionnels du commerce. De surcroît, la culture de l’entreprenariat en France, qui a longtemps été moins développée que dans d’autres pays notamment de tradition anglo-saxonne, est désormais bien présente dans notre pays. Le fossé se creuse donc entre les entrepreneurs et la magistrature professionnelle qui est encore le reflet de cette tradition française et qui ne comprend pas nécessairement cet élan d’innovation qui génère la création de start-up et la transformation numérique des entreprises du CAC 40. Les entreprises attendent aujourd’hui de la justice qu’elle leur apporte un service public efficace en termes de délais, et spécialisé sur leurs domaines d’expertise. La technicité des dossiers qu’elles ont à gérer exige des compétences accrues dans des matières financières, industrielles et internationales.

En ce sens, l’annonce le 7 février dernier de la création d’une chambre spécialisée pour les contentieux commerciaux internationaux au sein de la cour d’appel de Paris, apporte un outil procédural innovant dont il faut saluer la modernité. Cette nouveauté va permettre aux entreprises françaises ayant des activités internationales d’imposer à leurs partenaires étrangers la gestion de leurs contentieux en France.

Les évolutions importantes que l’ENM a mises en place sur les sujets de formations sont aussi un progrès intéressant. Les directions juridiques sont très attentives à ces adaptations et sont prêtes à collaborer à une meilleure dissémination des compétences et des savoirs. Nous sommes tous au service du droit et un échange de bonnes pratiques est générateur de stabilité économique, donc de croissance et de réussite collective à l’échelle de notre pays.

Pensez-vous que la magistrature en est consciente ?

Olivier Leurent : Oui, même si ce « fossé » ou cette méconnaissance supposée du monde de l’entreprise par les magistrats est de moins en moins vraie. Sur le plan de la formation, il existe à l’ENM depuis une dizaine d’années un pôle dénommé « Vie économique et sociale », organisé sous l’autorité de l’ancienne Bâtonnière du Barreau de Paris, Dominique de la Garanderie, et dont la vocation est de permettre aux magistrats d’intégrer et de comprendre le contexte économique et social dans lequel ils rendent leurs décisions.

Au cours de la scolarité initiale, les élèves magistrats suivent des modules relatifs à la connaissance de l’entreprise, au dialogue social, à la lecture des pièces comptables et aux impacts socio-économiques des décisions de justice. En outre, un stage extérieur de sept semaines se déroule pour un certain nombre d’entre eux au sein d’une entreprise et un nouveau partenariat vient d’être signé avec le MEDEF de Gironde pour augmenter encore le nombre d’entreprises acceptant d’accueillir nos élèves.

Concernant la formation continue, l’ENM offre de nombreux stages et diverses sessions en lien direct avec le monde de l’entreprise. À titre d’exemple, l’une de ces sessions s’intitule « La décision du chef d’entreprise : entre stratégie, contrainte et risques judiciaires » avec pour objectif de développer la culture d’entreprise des magistrats et de lever les incompréhensions entre le monde de la justice et celui de l’entreprise.

Vingt-trois lieux de stages, d’une durée de 5 jours, sont en outre proposés au sein de grandes sociétés comme Véolia Environnement, Total, Google mais aussi au tribunal de commerce de Paris, auprès de l’Autorité des marchés financiers, de l’Autorité de la Concurrence, à la direction juridique de la SNCF…

Enfin, l’ENM propose désormais à l’ensemble des magistrats de suivre un parcours qualifiant ayant pour objectif l’acquisition d’un socle de compétences techniques leur permettant d’exercer pleinement des fonctions spécialisées en matière économique et financière. Ce cycle, dénommé Cycle Approfondi d’Études en Droit de l’Entreprise (CADDE), a été créé en 2016 et comprend entre 20 et 30 jours de formation sur deux ans.

Comment le directeur juridique peut-il se positionner pour faire le lien entre l’entreprise et l’institution judiciaire ?

Laure Lavorel : Les juristes en France passent tous par les bancs des mêmes universités. Nous avons donc, avec les magistrats, une histoire commune. Si nos chemins ont divergé pour embrasser des parcours divers, et que nos liens se sont distendus, nous avons gardé ce même souci de l’application d’une norme commune. Les juristes d’entreprises sont des gardiens du respect des lois au même titre que leurs amis magistrats. Ils veillent à l’application des normes au sein de leur organisation et portent la responsabilité de la mise en œuvre de la réglementation. Leur rôle est donc en amont de celui des juges dont le devoir sera de déterminer si les règles ont été suivies et la loi appliquée. Les juristes d’entreprises doivent être considérés comme des vigies placées aux avant-postes. Il serait souhaitable que plus de travaux soient menés en commun entre la magistrature et les associations de juristes, que les professionnels apprennent à mieux se connaître et développent ainsi une relation basée sur la confiance.

Que pensez-vous du développement de politiques partenariales avec les associations de professionnels du droit ?

Olivier Leurent : Pour comprendre l’environnement dans lequel il intervient et les enjeux des contentieux qui lui sont soumis, le magistrat a tout à gagner à être à l’écoute du peuple français au nom duquel il rend la justice. Échanger et réfléchir sur son office avec les autres professionnels du droit, qu’ils soient avocats, juristes d’entreprise ou universitaires est une source d’enrichissement évidente. Mais il doit toujours veiller à ce que ces échanges ne viennent pas porter atteinte à son devoir d’impartialité et à son indépendance. Sa vigilance déontologique doit être à la hauteur des attentes de nos concitoyens qui, à cet égard, sont également très légitimement de plus en plus soucieux des éventuels conflits d’intérêts qui peuvent apparaître à l’occasion de l’examen de leur affaire.

Quel est l’objectif de la Commission justice économique au sein du Cercle Montesquieu ?

Laure Lavorel : Il s’agit de développer une meilleure synergie entre les différents métiers du droit (directeurs juridiques, magistrats, avocats, professeurs d’université), en organisant pour les professionnels de la justice économique des plateformes communes d’échanges. Elle est le point de contact des directeurs juridiques avec les différentes institutions judiciaires, et propose aux membres du Cercle Montesquieu de bâtir une communication plus efficace, mieux documentée sur des sujets de justice et auprès de ses acteurs. Nous travaillons aussi sur des programmes de formation pour les juristes autour des problématiques concrètes du contentieux commercial et social et espérons développer des partenariats avec l’ENM ou le Conseil d’État sur les questions de formation professionnelle.

Les élèves de l’ENM réalisent un stage obligatoire de 3 mois en cabinet d’avocats. Pourquoi ne pas prévoir une courte formation en direction juridique ?

Olivier Leurent : La durée de la formation à l’ENM est de 31 mois dont 70 % du temps est consacré à des stages, en juridiction bien sûr mais également auprès de tous les partenaires de l’institution judiciaire : police, gendarmerie, administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse, cabinets d’avocats, études d’huissiers… Parmi ces stages, l’un est dit « extérieur » et peut se dérouler dans une association, dans une autre administration, au sein d’un organe de presse ou un média, dans une ambassade, dans une juridiction ou une institution internationale ou encore dans une grande entreprise. Sans doute faudrait-il envisager de rendre ce stage en entreprise obligatoire mais le temps manque en formation initiale et cela se ferait au détriment des autres séquences pédagogiques. La formation continue est là pour permettre à ceux qui le désirent de compléter leurs connaissances dans le domaine économique et social.

Comment directeurs juridiques et magistrats peuvent-ils collaborer à une vigilance renforcée des respects du droit de l’entreprise ?

Olivier Leurent : Des espaces de formation commune seraient certainement de nature à renforcer la connaissance des contextes économiques pour les uns et à améliorer la vigilance juridique pour les autres. L’École nationale de la magistrature associe maintenant régulièrement des publics non-magistrats avec les magistrats professionnels. Elle a recours à des intervenants de tous horizons, tant publics que privés.

Laure Lavorel : Les directeurs juridiques auraient beaucoup à gagner à perfectionner leur pratique au travers de rencontres avec les magistrats et les juges des tribunaux de commerce. Ces plateformes d’échange existent déjà, mais devraient pouvoir s’institutionnaliser et se systématiser. Les professionnels doivent se fréquenter régulièrement pour s’enrichir mutuellement. La pratique des stages et entreprise est bénéfique mais pourquoi ne pas ouvrir aussi les juridictions aux acteurs des entreprises ? Il faut développer les valeurs de respect de la justice chez les jeunes juristes qui s’orientent vers le monde des affaires. La mission des professionnels du droit doit s’entendre de manière commune.

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