La construction du modèle français de l’enquête interne
Alors que le Club des juristes vient de publier un rapport sur les enquêtes internes en France, Raphaël Gauvain et Jean-Julien Lemonnier, associés de la task force EID de Stephenson Harwood, ont expliqué à la LJA comment la pratique s’est intensifiée depuis la loi Sapin 2 de 2016 et comment elle est aujourd’hui perçue par les entreprises.
Les enquêtes internes ont vu le jour en France depuis le début des années 2010 sous influence anglosaxonne. En quoi la France a-t-elle su créer un modèle bien à elle ?
Jean-Julien Lemonnier : Quand bien même la France n’avait pas encore importé la méthodologie d’enquêtes internes telles qu’on les connaissait dans les pays anglosaxons, les entreprises et les avocats en menaient depuis déjà longtemps en France. En droit de la concurrence notamment, l’analyse des emails et les entretiens visant à reconstituer des faits litigieux étaient fréquents. La démarche méthodologique de l’enquête interne a cependant, il est vrai, été insufflée par les autorités américaines, épaulées par des avocats locaux et en s’appuyant sur leurs outils. Nous avons vu arriver la technology assisted review (TAR), notamment le predictive coding et aujourd’hui les solutions d’intelligence artificielle. Cette méthodologie s’est polie à l’écosystème juridique français, notamment avec la loi Sapin 2 et la loi Waserman de 2022 sur les lanceurs d’alerte. La jurisprudence a également accompagné les entreprises pour mettre en œuvre de bonnes pratiques, au soutien de la soft law diffusée notamment par l’AFA et le PNF et les institutions de représentation des avocats (CNB).
Le développement de l’enquête interne a également été encouragé par l’extension de la justice négociée en France …
J.-J. L : De manière plus générale, les régulateurs conduisent les entreprises à avoir recours à l’enquête interne. Bien souvent une instruction est diligentée par une autorité, charge à l’entreprise de reconstituer les faits en parallèle. Et en fonction des demandes, elle transmet aux autorités les informations collectées dans le cadre de son investigation interne. Le PNF joue un rôle clé dans le développement des pratiques puisqu’il a vu sa compétence s’élargir au fil des années. La récente CJIP Paprec est à ce titre révélatrice de cette tendance puisqu’elle vise une variété d’infractions allant du favoritisme, à la corruption en passant par des problématiques d’entente. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un même dossier mêle des qualifications de corruption et de concurrence, c’est cette solution de justice négociée qui est novatrice. C’est bien pourquoi notre équipe de Stephenson Harwood s’est constituée, forte d’une approche 360° de l’investigation interne et de la compliance, mêlant des pénalistes, des spécialistes de la concurrence, de droit social, etc.
Existe-t-il aujourd’hui un modèle français de l’enquête interne ?
Raphaël Gauvain : Le modèle français de l’enquête interne est encore en construction. La méthodologie de l’enquête interne s’est adaptée à l’environnement français. Il faut à ce titre saluer l’action de la jurisprudence sociale qui a permis de préciser les droits des salariés interrogés dans le cadre des enquêtes internes et de faire évoluer les pratiques françaises. Ajoutons également l’action bénéfique des régulateurs, mais aussi des associations de place. Je pense par exemple à l’AFJE qui a récemment publié un guide visant à livrer les bonnes pratiques de telles auditions de salariés.
Sans oublier le récent rapport du Club des juristes, dont vous êtes co-rapporteur, Raphaël….
R.G. : Le Club des juristes s’est effectivement interrogé sur l’opportunité d’une intervention du législateur. Il me parait essentiel de promouvoir auprès des entreprises françaises la culture des investigations internes. Si on ne structure pas nos pratiques, d’autres le feront à notre place. Reconnaître l’enquête interne c’est aussi affirmer notre souveraineté juridique. Il y a également un enjeu de crédibilité pour les entreprises. Une enquête bien menée, dans un cadre transparent, c’est un atout pour maîtriser le risque, protéger la réputation de l’entreprise, et prévenir les contentieux.
Vous proposez de donner une définition légale à l’enquête interne ?
R.G. : Oui, nous proposons de définir l’enquête interne dans le code du travail. Ce n’est pas une question symbolique, c’est une manière de légitimer une pratique qui existe déjà dans les faits. Dans ce cadre, le rapport propose d’introduire au sein du code du travail, un nouvel article L. 4121-6 qui viendrait définir l’enquête interne(1).Je crois à l’effet performatif de la loi. Cette définition marquerait ainsi la volonté des pouvoirs publics de donner de l’importance à l’enquête interne.
Néanmoins le groupe de travail refuse un encadrement législatif strict de l’enquête interne. Pourquoi ?
R.G. : La question se posait de savoir s’il fallait mettre en place une sorte de code de procédure pénale bis propre à l’investigation interne. Après avoir auditionné un grand nombre de praticiens, le groupe de travail est parvenu à la décision de ne pas proposer d’encadrement législatif strict et général. Il risquerait en effet de rigidifier les pratiques et leur nuire. Nous croyons à une approche souple, différenciée selon la taille de l’entreprise et les risques encourus. L’idée, c’est que chaque entreprise puisse adapter ses pratiques, en s’appuyant sur un guide de méthodologie.
Pour autant, l’interaction avec la procédure judiciaire est susceptible d’apporter quelques difficultés quand les investigations internes sont menées en parallèle. Il y a alors un risque objectif de détournement des règles de procédure pénale. Dans ce contexte particulier, le groupe de travail préconise la mise en place d’un cadre juridique plus strict. Cette difficulté avait été examinée lorsque j’avais mené, avec Olivier Marleix, une évaluation de la loi Sapin 2. Une proposition de loi a même été déposée pour amender le dispositif existant.
Quelle place pour l’avocat dans ce dispositif français de l’enquête interne ?
J.-J. L : D’abord, dans certains cas, les entreprises, qui disposent parfois d’équipes d’enquêteurs, mènent les investigations elles-mêmes. Lorsqu’elles ne disposent pas des ressources ou dans certaines situations, il est nécessaire de faire appel à un conseil extérieur. La présence de l’avocat donne de la distance, de la solennité et est un gage d’impartialité, à condition bien sûr que soient respectées les règles déontologiques dans une situation de conflit d’intérêt. L’avocat peut être le conseil habituel de l’entreprise et ne pas avoir à se déporter de l’enquête interne pour cause de conflit d’intérêt. Tout est casuistique.
R.G. : Le débat est vif, même au sein de la profession d’avocat. Je pense qu’il faut appréhender les situations au cas par cas. Je rappelle que le libre choix de son conseil par l’entreprise est un principe à valeur constitutionnelle. C’est à l’avocat de juger s’il perd son impartialité et s’il risque de se mettre en situation de conflit d’intérêt. En pratique, une grande partie de l’activité de notre équipe porte sur des enquêtes internes, aussi bien pour nos clients habituels que pour des nouveaux groupes. Notre message à destination des entreprises est toujours le même : n’attendez pas qu’un scandale éclate pour vous organiser. Formez vos équipes, anticipez. Construisez une culture de l’enquête interne. Cela peut devenir un instrument de confiance, à condition qu’il soit bien utilisé.