Connexion

FCPA : l’illusion d’un répit

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

La suspension de l’application du U.S. Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), a plongé entreprises et conseils juridiques dans une période d’incertitude. Ce regain d’attention montre bien que la lutte contre la corruption reste une priorité à tous les niveaux. Kevin Abikoff, responsable du département enquêtes internationales et conformité du cabinet Proskauer Rose, et Bryan Sillaman, associé à Paris, font le point sur la portée réelle de cette pause réglementaire et sur les fondamentaux du dispositif américain.

Pouvez-vous brièvement expliquer et rappeler les principales dispositions du FCPA et quels types de comportements cette loi cherche-t-elle à prévenir ? 

Kevin Abikoff :  Promulgué en 1977 aux États-Unis, le FCPA est l’un des premiers textes de lutte contre la corruption à l’échelle internationale. Cette loi est née dans le sillage du scandale du Watergate, après des révélations sur le versement de pots-de-vin octroyés par des entreprises américaines à des agents publics étrangers. 

Le FCPA s’applique notamment à toute société américaine, ainsi qu’aux entreprises étrangères, qu’elles soient cotées en bourse aux États-Unis ou dont les actes corruptifs ont un lien avec les États-Unis. Il interdit tout versement (ou promesse) d’avantages indus à des agents publics étrangers, dans le but d’obtenir ou de conserver un marché ou un avantage commercial. La loi repose sur deux piliers : (i) le volet anticorruption, qui prohibe les paiements illicites ; et (ii) le volet comptable, qui impose des obligations strictes en matière de tenue de livres comptables et de mise en place de contrôles internes, notamment pour prévenir toute dissimulation de paiements irréguliers. 

Le FCPA s’applique aussi aux filiales et agents tiers de l’entreprise, même à l’étranger. La loi couvre ainsi les situations où l’entreprise, ou ses représentants, ne pouvaient ignorer qu’un tiers (intermédiaire, consultant, partenaire commercial) agissait de manière suspecte dans un but corruptif.  Par ailleurs, la responsabilité peut être engagée non seulement en cas d’acte volontaire, mais également en cas de connaissance implicite « awareness of the high probability of the existence of a circumstance ». 

Bryan Sillaman : Les irrégularités comptables et les faiblesses dans les contrôles internes peuvent engager la responsabilité civile de l’entreprise, même en l’absence d’intention frauduleuse. La SEC (Securities and Exchange Commission), en tant qu’autorité civile aux États-Unis, peut infliger des amendes, des sanctions comme le remboursement de profits indus ou l’interdiction temporaire d’exercer certaines fonctions. 

Pourquoi l’administration américaine a-t-elle suspendu temporairement l’application du FCPA ? 

Kevin Abikoff : Sous l’administration Trump, un décret présidentiel a temporairement restreint l’application du FCPA, dans un contexte politique sous le signe du « America First », marqué par une volonté de relâcher la pression réglementaire pesant sur les entreprises américaines. L’exécutif estimait que la politique répressive au titre du FCPA plaçait les entreprises américaines dans une position concurrentielle désavantageuse, par rapport aux entreprises étrangères, jugées moins contraintes dans leurs pratiques commerciales à l’international. 

Certains secteurs jugés sensibles (tels que les projets d’infrastructures, les minerais stratégiques et les ports en eaux profondes) ont été expressément visés par l’administration américaine.  Cette pause avait pour but de permettre à la nouvelle direction du DOJ (Department of Justice) de revoir dans leur ensemble les pratiques d’enquête et d’application du FCPA.

La reprise du FCPA marque-t-elle un tournant dans son application ? 

Kevin Abikoff : Les autorités américaines vont adopter une approche basée sur l’analyse des risques. C’est d’ailleurs le principe même qu’on recommande aux entreprises dans la mise en place de leurs propres programmes de conformité. Concrètement, cela signifie que les entreprises sont invitées à concevoir et mettre en œuvre leurs propres dispositifs de conformité, proportionnés aux risques spécifiques auxquels elles sont exposées. L’idée est de concentrer davantage de ressources sur les secteurs et les activités les plus vulnérables. La déclaration de politique du gouvernement américain est en cohérence avec ce que le DOJ demande depuis des années aux entreprises en matière de mise en œuvre de programmes de conformité. 

Bryan Sillaman : D’un point de vue procédural, on observe également une priorité donnée aux poursuites individuelles. Il ne s’agit plus seulement de sanctionner les personnes morales, mais aussi (et surtout) les dirigeants et employés impliqués à titre personnel. 

Il y a aussi une volonté exprimée d’agir plus rapidement, d’éviter que les enquêtes ne s’éternisent pendant des années. Sur le fond, la sécurité nationale américaine est une priorité stratégique, avec des secteurs évidents comme la défense ou le renseignement. Le DOJ prévoit également le traitement prioritaire d’enquêtes en matière de corruption et de blanchiment d’argent liées aux cartels et aux organisations criminelles transnationales. 

Quelles conséquences pour les entreprises françaises ?

Bryan Sillaman : La nouvelle politique ne vise pas spécifiquement les entreprises françaises, mais il est clair que les groupes européens ou internationaux, en concurrence avec les entreprises américaines sur certains marchés stratégiques, doivent faire preuve d’une vigilance renforcée.

Kevin Abikoff : La suspension provisoire du FCPA n’a pas signifié un relâchement global. Bien au contraire, elle a été suivie d’un renforcement de la coopération internationale, notamment avec la France, le Royaume-Uni et la Suisse, qui ont annoncé en mars 2025 la création d’un groupe de travail commun de lutte contre la corruption. En outre, le DOJ a exprimé sa volonté de coopérer pleinement avec les autorités locales. Dans les cas où une affaire ne serait pas jugée prioritaire par les États-Unis, elle pourrait être renvoyée vers les autorités compétentes d’un autre pays, par exemple la France, pour qu’elles prennent le relais des poursuites.

Comment se protéger face à ces risques ?

Bryan Sillaman : La meilleure protection reste la mise en place d’un programme de conformité robuste, proportionné aux risques et effectivement appliqué. En France, la loi Sapin II, en place depuis presque 10 ans, impose déjà un socle structurant articulé autour de 8 piliers essentiels pour garantir un dispositif solide. Mais au-delà de la documentation, ce sont les mesures concrètes qui intéressent les autorités de poursuites en cas d’enquêtes : mettre à jour régulièrement sa cartographie des risques, évaluer les tiers, former les collaborateurs exposés, réaliser des audits ciblés dans les zones ou activités à haut risque. 

Kevin Abikoff : Comme le dit l’adage en anglais : You get what you inspect, not what you expect. Il ne suffit pas de rédiger des politiques : il faut aller sur le terrain, évaluer, tester, et concentrer les efforts sur les zones les plus sensibles, en particulier les relations avec les tiers. 

Ce stop and go dans l’application du FCPA crée-t-il une forme d’insécurité juridique pour les entreprises ?  

Kevin Abikoff : Le FCPA n’a jamais cessé d’être une loi en vigueur et son délai de prescription (qui s’étend généralement sur cinq ans, voire d’avantage dans le cadre d’enquêtes internationales) continue de s’appliquer pleinement. La suspension temporaire de certaines enquêtes ou priorités d’action ne modifie en rien la nécessité de respecter la loi. Le FCPA demeure en vigueur indépendamment de l’administration en place et des orientations politiques du moment. Il me semble donc que l’idée d’une « insécurité juridique » relève davantage d’une perception que d’une réalité objective. Le texte est maintenu, sa portée extraterritoriale est connue, et les autorités américaines disposent d’un cadre solide pour agir.

Par ailleurs, les régimes juridiques étrangers se sont largement alignés sur ces standards devenus internationaux. Ainsi, même si les États-Unis venaient à ralentir leurs poursuites, cela ne signifierait en aucun cas que les entreprises pourraient agir en en toute impunité. La France, le Royaume-Uni, la Suisse, ou d’autres pays disposent aujourd’hui d’instruments répressifs robustes. Enfin, le groupe de travail de l’OCDE a beaucoup œuvré ces vingt dernières années pour inciter d’autres pays à intensifier leurs efforts, et la France en est un excellent exemple.

Bryan Sillaman : Le contexte actuel est profondément mondialisé. Si les États-Unis restent un acteur essentiel en matière de lutte anticorruption, ils ne sont plus la seule juridiction à intervenir. Le FCPA continue de s’appliquer avec la même vigueur, et plus que jamais, il est crucial pour les entreprises d’adopter une posture proactive : mettre en œuvre des dispositifs de conformité adaptés, crédibles, et soutenus de manière explicite par l’instance dirigeante. Ce n’est plus simplement une obligation légale, mais une condition essentielle de maîtrise du risque, de protection de la réputation et d’accès aux grands marchés mondiaux.