Connexion

Time sheet : un outil contraignant, mais nécessaire

Par Aurélia Granel

La fameuse feuille de temps étant à l’origine de la facturation en cabinet depuis des décennies, certaines firmes ont instauré des sanctions pour s’assurer de la régularité des temps enregistrés par leurs avocats. Mais si la norme demeurait pendant longtemps la facturation au temps passé, le time sheet est-il encore d’une grande utilité avec le développement des forfaits ?

« Les fabricants de parfums comptent le nombre de flacons produits et vendus chaque jour, tandis que les avocats se servent du time sheet pour gérer leur activité. Nous exerçons une profession dans laquelle nous vendons de la prestation juridique à nos clients, c’est-à-dire du temps, qui se matérialise par de la disponibilité, flexibilité et mobilisation, afin de leur apporter des conseils opérationnels, concrets et exploitables, introduit Rémy Blain, head of office du bureau parisien d’Addleshaw Goddard. Notre structure de coûts étant essentiellement composée d’humains, la feuille de temps est notre outil de mesure principal et il nous serait impossible de gérer un cabinet d’avocats sans l’analyse des heures travaillées par ses membres ». L’industrie des services juridiques s’est développée avec le time sheet. Pourtant, avant les années 1990, l’outil servant à enregistrer les heures travaillées n’était pas aussi sophistiqué qu’il ne l’est aujourd’hui. « Lorsque j’ai débuté ma carrière, il y a près d’une trentaine d’années, mon assistante faxait ma feuille de temps au siège social new-yorkais de la firme dans laquelle j’exerçais, puis ses membres entraient par la suite toutes les données dans un système informatique rudimentaire », se souvient Xenia Legendre, managing partner d’Hogan Lovells. Plusieurs logiciels sont désormais mis à la disposition des avocats pour renseigner les informations en temps réel, même si quelques indéfectibles continuent de le faire manuellement ou de manière plus rudimentaire, à l’instar du cabinet Bredin Prat. Dans le détail, chaque fee earner (associés, counsels, collaborateurs, paralegals, stagiaires, voire assistantes) est prié de remplir sa feuille de temps à la fin d’une période définie par la structure. En général, les cabinets demandent à leurs avocats de renseigner plusieurs types de temps pour recenser l’activité réelle de chacun : le temps facturable, consacré aux dossiers traités, et celui qui n’est pas facturable (business development, formation, rédaction d’un article, animation d’une conférence, tâches administratives, activités d’enseignement, etc.). « Plus l’avocat acquiert de l’ancienneté et de la seniorité, plus il lui est nécessaire de consacrer du temps à d’autres tâches que celles liées à la stricte exécution des dossiers. Sensibiliser et former les collaborateurs sur ces sujets d’administration du cabinet est indispensable à leur évolution et à leur maturité, déclare Catherine Saint Geniest, associée et co-managing partner de Jeantet. Les heures non facturables ne sont pas du temps perdu, mais demeurent au contraire d’une grande utilité, même si tout est une question d’équilibre évidemment ». L’analyse du time sheet aide notamment à percevoir les différences entre les associés : ceux qui consacrent une grande partie de leur activité au développement de la clientèle, tout en demeurant bien présents sur leurs dossiers, de ceux ayant une activité support, avec de nombreuses heures facturables, mais peu d’activité de développement. « Ce n’est pas un jugement de valeur, mais une analyse nécessaire dans le cadre de l’administration du cabinet », précise la co-managing partner de Jeantet.

DE LA VISIBILITÉ SUR L’ACTIVITÉ DU CABINET EN TEMPS RÉEL

Rythmant la vie des avocats et permettant de mesurer le volume dédié à chaque tâche, la feuille de temps est devenue un outil de mesure de la performance globale des cabinets. « Le time sheet donne aux cabinets des agrégats financiers tant sur la performance par avocat et équipe, que sur la rentabilité globale du cabinet, indique Xenia Legendre. L’outil permet de suivre l’évolution des honoraires sur chaque partie d’un dossier en temps réel, ainsi que la charge de travail de chacun, c’est-à-dire le taux d’occupation, et d’apprécier si certaines équipes sont sur ou sous staffées, donc de redistribuer le travail ou en adaptant la politique de recrutement du cabinet le cas échéant ». Il sert aussi aux avocats à s’auto-évaluer. « C’est un instrument de mesure qui leur est très utile, à titre personnel, pour analyser la gestion de leur temps de travail, notamment les heures consacrées à chaque dossier et le ratio temps facturable et non facturable », ajoute Raphaël Mellerio, associé gérant et cofondateur d’Aramis. Relevons que quelques cabinets d’avocats n’enregistrent pas les heures travaillées par leurs avocats, tels que le français Darrois Villey Maillot Brochier et l’américain Wachtell Lipton. L’absence de prise en compte du temps par ces structures pose question en termes de management. Il est en effet facile, pour un cabinet de petite taille, d’avoir une visibilité assez juste de la charge de travail de chaque membre de son équipe sans avoir à regarder les données entrées dans un logiciel de traitement de temps.

Mais ce n’est pas le cas des structures qui commencent à avoir une taille conséquente… Si les logiciels donnent aux cabinets des agrégats financiers intéressants, ses associés doivent toujours avoir la sagesse de se distancier du temps brut et de l’apprécier dans une dimension plus qualitative. Les gérants d’un cabinet doivent donc interpréter les données au vu de leur marché et du positionnement de la structure. « Notre bureau parisien a été ouvert en février 2021. Si nous lisions de manière brute les données issues des timesheets pour définir notre politique de recrutement, nous en aurions stoppé la plupart. Or, en phase de croissance, investir est une nécessité, donc nous désirons renforcer plusieurs activités, même si certaines de ces équipes sont initialement moins occupées que d’autres, déclare le head of office du bureau parisien d’Addleshaw Goddard. Les chiffres vont toutefois nous aider à affiner la composition des équipes. Parfois, au lieu de recruter quatre personnes, nous allons peut-être n’en embaucher que deux et leur demander de travailler pour plusieurs associés ou équipes en attendant que l’activité s’accroisse ». Une analyse des temps entrés par les collaborateurs doit également être réalisée pour établir le montant des bonus annuels, sans s’en tenir de manière stricte aux nombres d’heures travaillées. « Un collaborateur peut, en une année, avoir facturé peu d’heures parce que l’associé avec lequel il a travaillé a, soit été en déficit d’activité, soit lui a demandé de se consacrer régulièrement à des tâches universitaires, ce qui est quelque chose de tout à fait recommandable et bénéfique au cabinet. A contrario, si un avocat entre un nombre d’heures record, il faut aussi vérifier si elles ont pu être facturées ou si les travaux non facturables ont été utiles. Un avocat qui évolue favorablement au fur et à mesure qu’il prend de l’ancienneté doit diversifier les heures entrées pour ne pas se cantonner à être un très bon technicien, mais également se faire connaître, développer ses réseaux, participer aux missions pro bono, être responsable de la facturation de ses dossiers… C’est une fine gestion du temps au quotidien », lance Catherine Saint Geniest. Et Rémy Blain de confirmer : « L’implication, la prise d’initiative, l’innovation sur certains projets, le business development, le temps passé sur la réflexion technique, à réfléchir sur de nouveaux sujets et à la définition de produits au sein du cabinet sont des éléments tout aussi importants que les heures facturables pour la détermination des bonus ».

RÉGULARITÉ ET SINCÉRITÉ DE L’ENREGISTREMENT DES TEMPS

L’expérience démontre que plus le retard d’enregistrement est grand, plus la perte est significative. Toute la difficulté est donc d’inciter les uns et les autres à rentrer leur temps régulièrement, sans que le cabinet n’ait besoin de faire la police et que les avocats ne se sentent sous le joug d’un contrôle quotidien. Pour contraindre les avocats à enregistrer leurs heures dans les délais impartis, certaines structures telles que Baker McKenzie, commencent à instaurer des sanctions pécuniaires en cas de retard. Mais ils demeurent très peu sur la place de Paris à avoir mis en place une mesure si extrême. Dans la majorité des cas, c’est à l’associé de chaque département de rappeler à l’ordre ses collaborateurs. L’exercice est encore perçu par les avocats comme une contrainte qui leur est imposée, voire comme une mesure de contrôle de la quantité du travail fourni. « Il s’agit en réalité d’un moyen de contrôle plutôt accessoire, car nous sommes persuadés que les avocats du cabinet sont sérieux et que le déficit d’heures enregistrées provient plus souvent, notamment pour les plus juniors, soit d’un retard, soit d’heures mal enregistrées dans l’outil informatique, souligne la co-managing partner de Jeantet. Lorsque c’est le cas, nous devons en connaître la raison, de manière à y remédier rapidement. Il s’agit aussi d’un outil de prévention du burn out, le cabinet étant en mesure de vérifier que certains ne soient pas totalement submergés par les dossiers ». Si les heures d’un avocat s’envolent de manière pérenne, la structure doit rapidement intervenir. Hogan Lovells, comme d’autres cabinets, est ainsi alerté automatiquement lorsqu’un avocat enregistre plus de 18 heures sur une journée. La plupart des firmes ont opté pour la sensibilisation et la formation des avocats quant à l’utilité d’enregistrer leurs temps facturables et non facturables de manière précise et régulière.

« Entrer ses temps n’est un plaisir pour personne, mais nous devons tous avoir conscience que cet exercice n’est que l’un des maillons de la chaîne de la facturation dans un cabinet d’avocats et que s’il en manque un, c’est tout le travail fourni, depuis le business development jusqu’aux heures travaillées, qui aura été fait en vain », explique Rémy Blain. Un travail qui commence à porter ses fruits au sein des structures, car malgré quelques rappels à l’ordre réguliers, souvent en raison d’une période de rush sur un dossier qui monopolise les retardataires, cet exercice est désormais plutôt ancré dans la tête des avocats. Les oublis sont généralement régularisés en moins d’une semaine. Mais comment être sûr que le temps enregistré par l’avocat est celui qui a été réellement travaillé ? La tendance naturelle est-elle à l’autocensure ou à la surévaluation des heures pour accroître son bonus ? « Je ne pense pas que les avocats gonflent leurs heures de manière récurrente, considère Catherine Saint Geniest. Il relève de la responsabilité de l’associé de vérifier la pertinence du temps passé par tous ses collaborateurs sur un dossier avant d’envoyer la facture au client, donc les abus se verraient immédiatement ». Tous tablent sur l’intégrité et l’honnêteté des avocats de leur cabinet. Pour Rémy Blain, la tendance est plutôt à la sous-évaluation des heures : « Les avocats censurent régulièrement leurs heures travaillées, estimant par exemple ne pas avoir à enregistrer les quinze minutes passées sur les relances de document ou de réunion auprès des clients. Cette donnée, qui leur paraît insignifiante, n’est peut-être pas du travail d’avocat au sens noble du terme, mais fait avancer un dossier et a de la valeur ». Par ailleurs, les temps enregistrés par les avocats d’un cabinet ne sont pas homogènes. Ils dépendent à la fois des matières et de la manière de travailler de chacun. « Il sera plus facile pour des avocats spécialisés en M&A ou en arbitrage d’entrer 8 heures facturables sur un même dossier en une journée. Ceux exerçant dans d’autres matières travaillent généralement sur une grande quantité de dossiers chaque jour. Au lieu d’entrer 12 minutes sur une tâche pour un de leurs clients, certains n’en inscriront que 10 par exemple. À la clôture de l’exercice, il y aura alors une perte de plus 200 heures facturables annuelles », poursuit le head of office du bureau parisien d’Addleshaw Goddard. De manière générale, tous les temps déclarés par les fee earners seront retraités, généralement par l’associé en charge du dossier, qui décidera de les facturer, ou non, au client. « Ce n’est pas aux collaborateurs de juger de la pertinence de l’adéquation de leur temps par rapport à la mission donnée, mais à l’associé ou au counsel en charge du dossier d’apprécier, au moment de la facturation, si la gestion du temps a été adéquate, souligne Raphaël Mellerio. Nous insistons beaucoup sur la responsabilité ultime de l’associé de manière à rassurer les collaborateurs, mais aussi à les inciter à enregistrer toutes les heures ».

LE TEMPS PASSÉ, UN ÉLÉMENT QUI DEMEURE IMPORTANT POUR LES CLIENTS

Si la norme a longtemps été la facturation au temps passé, d’autres modes de facturation ont réussi à s’imposer dans les cabinets. En contentieux, la facturation au taux horaire ou au success fees est toujours la norme, en raison de l’absence de maîtrise du calendrier, du nombre d’échanges avec la partie adverse et du niveau de recours. Mais les clients, souhaitant avoir de la prévisibilité, demandent tout de même une estimation d’honoraires avant de missionner un cabinet. En revanche, en matière transactionnelle, la tendance s’est inversée. « Le marché a basculé à partir du milieu des années 2000, passant de l’acceptation assez mécanique du taux horaire des avocats à une approche forfaitisée des clients, notamment en M&A, souligne Raphaël Mellerio. Si le recours au forfait est souvent considéré par la majorité de nos clients comme un plafond d’honoraires, une grande partie de notre clientèle reconnaît, que lorsque des problématiques nouvelles surviennent - parfois donnant lieu à des changements substantiels dans l’opération initialement prévue - et qui ne pouvaient raisonnablement pas être anticipées de part et d’autre, il est difficile de forfaitiser les travaux additionnels que cela entraîne. Ils acceptent, de facto, la facturation au temps passé pour ce type de missions, à condition bien sûr de les avertir des risques et des raisons d’un dépassement suffisamment à l’avance ». En matière transactionnelle, le forfait proposé au client doit être ajustable en fonction de l’évolution du dossier, celui-ci pouvant s’avérer plus complexe ou durer plus longtemps que prévu. La proposition d’honoraires doit donc être fondée sur des postulats raisonnables, qui permettent de rediscuter avec le client de suppléments éventuels en fonction des complexités additionnelles pouvant se manifester sur le dossier et dont personne n’anticipe la survenance au moment de son établissement. « J’observe depuis quelques années une contradiction constante de la part des clients qui souhaitent, en matière transactionnelle, une facturation au forfait et qui, en parallèle, nous demandent sur quel taux horaire et nombre d’heures celui-ci a été établi », indique Rémy Blain. Même constat pour Raphaël Mellerio : « Beaucoup de nos clients sont des directeurs juridiques ou des membres de leurs équipes ayant été formés en cabinet d’avocats il y a une quinzaine d’années, à une époque où les avocats parlaient encore prioritairement de taux horaire à leurs clients, ce qui explique sans doute leurs réflexes consistant à vouloir connaître le taux horaire quoi qu’il arrive, indépendamment de la présentation d’une offre forfaitaire ». Même si les avocats d’un cabinet ne facturent pas directement le client au temps passé, l’estimation des heures qui seront consacrées à un dossier, couplé au taux horaire des avocats, permet d’obtenir une estimation concrète du budget.

Et pour éviter toutes mauvaises surprises, l’implication des équipes principales et des fonctions supports appelées à travailler sur un projet, dès la phase initiale de l’établissement du budget global, aide à mieux définir les hypothèses sous-jacentes à la définition du prix et l’anticipation des variables qui ne vont pas manquer de faire varier ce budget. Cette approche de travail collective vise à la fois à optimiser au mieux le temps de chacun, à répartir les ressources plus efficacement et à avoir une vision claire et réaliste de la gestion des dossiers. Elle a aussi l’avantage de rendre les collaborateurs plus impliqués dans les aspects budgétaires et de rectifier le tir en cours de route si les heures s’envolent sur un dossier. « Il est nécessaire de respecter les engagements que l’on a pris vis-à-vis du client évidemment, mais aussi envers les autres avocats du cabinet, déclare Raphaël Mellerio. Il convient de s’en tenir au budget initial proposé équipe par équipe, mais si jamais l’une d’elles a finalement moins travaillé que ce qu’elle avait anticipé, ou au contraire beaucoup plus, la solidarité impose que l’on puisse intelligemment répartir les honoraires ». Entrer ses temps chaque semaine permet très rapidement à l’associé en charge du dossier de demander des explications à ses collaborateurs sur la raison du dépassement des heures, donc du dépassement du budget, et de prendre des mesures. La clé est de discuter en temps réel pour trouver une solution : en répartissant la charge de travail d’une autre manière, en confiant le dossier à un avocat d’une autre séniorité ou en resserrant l’équipe. « Si le montant d’un forfait s’avère ne pas avoir été bien défini, analyser les données issues du time sheet permet d’en comprendre les raisons. Par exemple une équipe mal adaptée au dossier, ou des avocats qui sont partis dans la mauvaise direction, explique Catherine Saint Geniest. Il faut analyser ces données et en tirer les leçons pour l’avenir puisque la facturation a déjà été convenue avec les clients ». En effet, si les projections établies par le cabinet pour établir le forfait se sont révélées justes et que la faute est liée à une mauvaise gestion interne, aucune chance de faire revoir les honoraires. En revanche, si le client a participé à l’alourdissement de la charge de travail, ou si des travaux non identifiés ont été nécessaires finalement, celui-ci peut prêter une oreille attentive à une demande de complément d’honoraires.