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Retour vers le futur de la formation continue des juristes

Par Audrey Tabuteau

L’univers de la formation continue juridique n’a pas échappé à l’effet Covid-19. Quel bilan dresser ? Quelles sont les perspectives ? Et si la formation continue des juristes répondait déjà au souhait d’une formation initiale commune émis par le ministre de la Justice tout en favorisant les passerelles entre professions ?

Avocat, juriste d’entreprise, magistrat… quel que soit le statut du juriste, ce dernier se doit de garantir son employabilité en renforçant ou en acquérant des compétences, en accédant à différents niveaux de qualification. À cet effet : la formation continue. Organisée légalement, elle est obligatoire, de durée et de périodicité variable selon la qualité de l’apprenant. La période Covid-19, ainsi que les initiatives prises par des institutions, ont transformé le secteur d’activité et ont ouvert de nouvelles perspectives.

« La France avait un vrai retard sur la digitalisation de la formation continue des juristes. Il y a encore peu de temps, aucun avocat n’était prêt à suivre une formation en ligne, même si depuis 2011 le CNB était pionnier dans l’e-learning. Le digital learning s’est imposé à eux avec la Covid-19 », déclare Charlotte Karila Vaillant, associée fondatrice de l’organisme de formation à destination des avocats et des directions juridiques, Signe distinctif. Même constat du côté de l’ancien juriste d’entreprise, Thibault Oudotte, cofondateur de l’organisme 100 % digital, Side Quest : « Nous avons observé, pendant cette période, l’adaptation des juristes aux nouvelles méthodes d’apprentissage. Quelques formations en ligne existaient déjà mais à des prix élevés et aux contenus peu adaptés ou motivants : le sachant était filmé en plan fixe à son bureau, déroulant son exposé pendant 4 heures, entrecoupé de PowerPoint. Cette approche reposait sur l’idée que les juristes ont l’habitude de digérer des pavés rébarbatifs et techniques, ce qui ne correspond plus à la demande d’aujourd’hui ». Et Manuel Ducasse, président de la Commission formation professionnelle du CNB, de compléter : « La formation continue est devenue une vraie préoccupation pour les avocats. Les centres régionaux de formation sont confrontés à des exigences plus fortes que par le passé en termes de qualité et de diversité de la formation continue ».

Une expérience apprenante de qualité

Côté qualité, le gouvernement conforte les revendications des apprenants. Sont renforcés les critères imposés aux organismes à partir du 1re janvier 2022 par la certification Qualiopi (actuellement Data-Dock) pour justifier, auprès des financeurs, de la qualité et de l’adaptabilité de leur offre. « Qualiopi enjoint une dynamique dans la création des parcours pensés pour l’utilisateur », explique Thibault Oudotte, ce qui aura une incidence sur le taux d’engagement du juriste. Pour Charlotte Karila Vaillant : « L’objectif est de le capter, de le faire plonger dans une expérience apprenante ludique et vivante sur l’intégralité du parcours avec des supports très différents comme une web série, des documents interactifs, une bande dessinée, un serious game… sans oublier des éléments à télécharger car avocat comme juriste veulent conserver un support. Même lorsque l’on a recours à du motion design, il faut le décliner en version écrite ». Philippe Gérard, avocat au sein du cabinet PG avocat et coach, justifie ce besoin par cette éternelle problématique de la gestion du temps : « Depuis la plateforme, on suit une heure de formation puis on enchaîne sur un rendez-vous. Disposer d’un support permet une flexibilité dans la gestion du temps et rassure. Quand le temps se présentera, l’apprenant pourra consulter la formation qu’il n’a pas pu suivre dans sa globalité ». Pour répondre aux critères modernes d’une formation, tous les organismes évoquent l’important travail réalisé en amont avec des graphistes-illustrateurs, des publicistes, des scénaristes et des intervenants experts dans leur domaine. Malheureusement les efforts de créativité sont parfois mis à néant pour des raisons techniques : les outils utilisés pour la création des modules ne sont pas supportés par toutes les plateformes et les différents devices (ordinateur, tablette, mobile), et l’interaction n’est pas toujours possible.

> Sarah Leroy

Une diversité thématique

Côté diversité, « Les compétences dures ne sont plus la priorité », déclare Philippe Gérard. « Les IA ont tendance, progressivement, à se substituer aux compétences techniques, notamment dans le domaine de l’analyse contractuelle. Et les juristes ont à leur disposition des bases de données et des moteurs de recherche performants qui les aident à rester à jour. Ce qui est important c’est le modus operandi : la façon d’appréhender les objectifs, quelle stratégie adopter. C’est une vision holistique et systémique liée au savoir-être L’optimisation du savoir-être a une incidence sur le savoir-faire, ce qui correspond au contexte Covid-19 : rebondir, s’adapter ». Même approche pour la société Side Quest : « Partant toujours d’une situation juridique, nous apportons des compétences complémentaires non dispensées au cours de la formation initiale en termes d’écoute active, de segmentation de clientèle, etc. », décrit Thibault Oudotte, qui confie, qu’en qualité de juriste d’entreprise, il a toujours été davantage félicité pour son agilité que pour la qualité de son raisonnement juridique qui allait de soi pour son interlocuteur.

De fait, on aurait été tenté de déclarer : « Les compétences dures sont mortes, vive les compétences souples ! ». Que nenni ! Pour preuve : le programme du dernier congrès de l’ACE où des ateliers aux thématiques purement juridiques côtoyaient en nombre des formations sur le management moderne et bienveillant ou sur le fait de pouvoir « trouver la force dans son assiette ». Côté CNB, le catalogue de formation répond avant tout aux demandes des avocats. « Ainsi, l’accent a été mis sur les modes alternatifs de règlement des différends (c’est du droit mais qui fait appel aux soft skills) et, récemment, sur l’accompagnement des confrères qui envisagent une reconversion : soit à l’intérieur de la profession (changement de secteur pour le cabinet), soit à l’extérieur en intégrant un autre corps de métier. En outre, la structuration de la profession va mobiliser plus que par le passé. Il y a un effort de formation à fournir sur les structures pluri-professionnelles, sur la manière d’adapter son cabinet aux besoins de la clientèle et d’assurer de manière plus pérenne son financement », alerte Manuel Ducasse. La vice-présidente de l’AFJE, Sarah Leroy, le confirme : « Les parcours allient à la fois la technicité et les soft skills pour permettre au juriste de faire face aux différents projets stratégiques de l’entreprise. On ne se limite pas à l’apprentissage théorique, on propose du partage d’expérience et de la mise en pratique ». Concernant les outils d’analyse de contrat, elle tempère : « Quand ils sont présents dans les entreprises et qu’ils reposent sur des bases de données vraiment fiables, ils ne dispensent pas le juriste de devoir apporter au business un éclairage et une réponse rédigés ».

Une formation plus adaptée à son public, rien qu’à son public

Sur le fond, on relèvera aussi une meilleure adaptation des propos des formateurs à leurs publics. Lorsqu’il exerçait la fonction de juriste, Thibault Oudotte avait le sentiment, qu’hormis celles internes à l’entreprise, les formations s’adressaient davantage aux avocats : « Il faut savoir parler au juriste qui a une vision transversale (business, orientée client) de la société ; un regard qu’il doit transmettre à l’avocat pour une gestion plus efficace des dossiers ». Et Philippe Gérard de poursuivre : « La formation doit tenir compte de la façon dont chacun appréhende le droit et les objectifs à atteindre : pour l’avocat plaidant, cela pourra être en fonction de la jurisprudence positive et donc des magistrats ; pour le juriste d’entreprise, cela pourra être en fonction des contraintes de l’entreprise (anticiper le possible contentieux), auquel se superpose souvent la gouvernance interne (remontée au CODIR) ». Aussi, depuis dix ans, l’AFJE propose des formations pensées « par des juristes pour les juristes » qui sont généralement dispensées par un binôme juriste (directeur ou responsable juridiques) et expert (avocat, professeur de droit…). Une grande famille de juristes, un même langage juridique, des spectres d’appréhension du droit différents qu’il faut coordonner… pourtant chaque profession organise ses formations exclusivement pour ses pairs. Avocat, juriste d’entreprise et magistrat n’auraient-ils pas à gagner à recevoir une formation sur une même thématique, dispensée dans une même unité de temps et de lieu (réel et/ou virtuel) et au cours de laquelle tous pourraient échanger et comprendre les intérêts de chacun ?


> Eric Russo

Une ouverture interprofessionnelle pour une mobilité accrue

Une formation continue interprofessionnelle pourrait sembler utopique en ces temps troublés. Manuel Ducasse souligne que le régime fiscal des CRFPA fait qu’ils sont réservés à la formation des avocats mais que des démarches ont été faites auprès de la Chancellerie pour introduire des modifications qui permettraient d’organiser de la formation avec et au bénéfice d’autres professionnels : « Il est absolument indispensable d’avoir des moments de formation et de discussions en commun. Ce qui manque, et qui commence à influer sur notre comportement général, ce sont les lieux de rencontre informelle qui existaient dans les Palais de justice entre les différents composants des formations judicaires. Des colloques communs plus fréquents constitueraient une formation adaptée au milieu judicaire ».

Sans attendre la réponse du ministère de la Justice, une cinquantaine de magistrats, d’avocats et de juristes d’entreprise, tous expérimentés, ont suivi, entre janvier et novembre 2020, la formation MAJ créée par l’AFJE, l’ENM, l’EFB et le soutien de l’Institut des hautes études de la justice. Une première. Reposant sur une pédagogie active et pratique, les trois cycles (négociation, enquête, gouvernance et RSE) furent dispensés en présence d’un directeur juridique, d’un avocat et d’un magistrat. Partant de cas pratiques, formateurs et auditeurs ont interagi de manière spontanée : « Passée la phase d’observation (car le concept était nouveau pour tous), les participants ont été très enthousiastes de pouvoir partager des regards croisés, autour d’un sujet commun. C’est très enrichissant d’avoir cet échange sur la manière dont vont, par exemple, être perçues par les juges des clauses qui ont été rédigées dans tel ou tel but par des avocats et des juristes », témoigne l’un des intervenants, Eric Russo, ancien magistrat. Et Sarah Leroy de poursuivre : « Cette formation commune, extrêmement complète, crée une unité au sein de la filière juridique et, je l’espère, facilitera le dialogue et la mobilité entre les professions. Car la formation continue permet aussi de découvrir de nouvelles vocations. Elle favorise le networking et ouvre les passerelles ». Eric Russo, qui s’apprête à rejoindre les équipes françaises de la firme américaine Quinn Emanuel, suggère d’étendre l’initiative à un panachage de juniors et seniors, chaque génération appréhendant les problématiques sous des angles différents : « Chacun est dans son rôle mais pour autant nous travaillons tous sur un matériau commun, le droit. Ces échanges sont essentiels pour permettre à tous d’enrichir ses connaissances et son expérience. »

Une variété de formats sous couvert d’une garantie de réussite

Pour des raisons sanitaires, la formation MAJ a dû se dérouler en présentiel puis en distanciel : « J’ai remarqué que le virtuel était moins efficace en termes d’échange entre le public et les formateurs. Les intervenants étaient plus dans un exposé. Les participants, dont je faisais partie, avaient la possibilité de poser des questions par un tchat. Mais il y a une tendance à repousser les questions à la fin et de retomber sur le mode colloque », précise Eric Russo. L’expérience MAJ sera reconduite l’an prochain. Présentiel (forme encore la plus plébiscitée par les juristes) ou distanciel ? Il est encore trop tôt pour le dire, même si le présentiel reste la priorité pour les organisateurs. L’avenir de la formation continue serait, selon Charlotte Karila Vaillant, un mixte (le blended-learning ou phigital) avec du micro-learning (formats courts réguliers ; adieu le cycle de 4 heures !) et de l’adaptive learning (programme évolutif selon les réponses de l’apprenant), le tout en asynchrone pour la partie plus théorique, l’objectif demeurant de garantir l’interactivité pour la partie pratique.

Sarah Leroy confirme que la collecte de data, facilitée par les outils digitaux de formation, vont permettre la personnalisation des programmes ainsi que la mise en relation des juristes ayant des interrogations communes dans le but de créer des communautés apprenantes qui pourraient être ouvertes à d’autres professions. Les communautés apprenantes : la future sphère de la formation continue, du social learning de demain ? « Je trouverai cela formidable mais elles ne pourront remplacer les formations dispensées au sein des organismes pour des raisons de certification. La formation continue est une garantie qui atteste d’un niveau de compétences, de la capacité d’appliquer. On s’achemine vers plus d’exigence, notamment sur le distanciel, avec le besoin, pour l’apprenant, de mesurer sa réussite ». 

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