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Recrutement des collaborateurs : les cabinets contraints de s’adapter

Par Ondine Delaunay

Ces derniers mois, les cabinets d’avocats se sont livré une véritable guerre pour attirer les candidats. La quasi-totalité des structures implantées à Paris ont été confrontées à une pénurie de talents et ont été obligées – parfois en traînant un peu les pieds – d’adapter leurs méthodes de recrutement.

Les articles n’en finissent plus pour décrire cette génération Z qui arrive sur le marché du travail. Celle que l’on décrit comme étant la plus touchée par les répercussions sociales et psychologiques des années Covid, celle qui est appelée à révolutionner le monde dans les prochaines années. Une chose est sûre, elle n’aborde pas la carrière professionnelle sous les mêmes auspices que ceux qu’elle qualifie de « boomers ».1 Les aspirations des candidats ont radicalement évolué ces dernières années. Au début du mouvement, les cabinets d’avocats d’affaires n’ont rien changé à leurs méthodes de recrutement, continuant à proposer les mêmes rétrocessions d’honoraires, conditions de travail et formes de management, persuadés qu’ils étaient que le poids de la marque de leur firme était plus fort que tout. Les jeunes devaient se sentir honorés de se donner corps et âme pour leur structure, voire en redemander ! « On n’a pas le droit de se plaindre quand on est avocat d’affaires. C’est normal de bosser nuit et jour dans une firme, c’est le prix du prestige », entendait-on.

Sauf que ça ne suffit plus…

La pandémie a totalement bouleversé le marché du recrutement des collaborateurs. Car dès les premières semaines de confinement, les cabinets d’avocats ont dû s’adapter à la situation. Nombre de firmes vivant endettées, elles n’étaient plus en mesure de payer soit les bonus promis, soit carrément les rétrocessions mensuelles. Licenciement, suspension, voire suppression des primes, baisse des rétrocessions annuelles, rien n’a été épargné aux équipes de collaborateurs.2 Et, comme ce qu’il s’était passé en 2010, ceux-ci n’ont rien oublié. Lorsqu’il a fallu re-staffer après la déferlante, les avocats ont pris leurs précautions et se sont révélés bien plus exigeants dans leurs demandes.

Les cabinets ont été contraints de s’adapter, car la reprise de l’activité, en 2022, a été rapide et intense. « C’était du jamais vu, témoigne Hanna Ehrlich, cofondatrice du cabinet de recrutement Gladstone. Habituellement les cabinets passent par des job fairs pour recruter leurs collaborateurs de première année. Mais face à la tension du marché, nombre d’entre eux ont confié leurs recherches à des chasseurs de têtes ». Passé la vexation, les firmes ont fait preuve de pragmatisme, car elles avaient besoin de recruter des jeunes pour rééquilibrer leur pyramide des âges et ainsi mieux facturer leurs clients. « Les pratiques de recrutement ont vite intégré les nouvelles attentes des candidats », témoigne Cindy Barret, executive manager de la division Avocats chez Michael Page.

ADAPTATION DES CONDITIONS DE TRAVAIL

D’abord, le télétravail est bel et bien rentré dans les mœurs. La plupart des cabinets ont systématisé un jour de travail à domicile par semaine. Certains vont même plus loin. Chez Allen & Overy par exemple, le télétravail est autorisé au moins deux jours par semaine pour les collaborateurs et les salariés (y compris les secrétaires). Les cabinets pensent que cette concession est un vecteur d’attractivité important pour les candidats en recherche d’un équilibre entre leurs vies privée et professionnelle. Mais en réalité, les jeunes avocats ne vivent pas tant cette nouvelle organisation de travail comme un avantage, mais plutôt comme une normalité. « C’est la base », nous dit-on.

Si la communication sur le télétravail est la même dans tous les cabinets d’affaires, dans les faits, les situations sont assez disparates. « Tous les cabinets ont travaillé sur une charte de télétravail avec des guidelines claires. Mais la réalité est un peu différente d’une équipe à l’autre », reconnaît Hanna Ehrlich. Car certains associés n’apprécient pas du tout d’avoir leurs poulains loin d’eux et voient d’un très mauvais œil de ne pas pouvoir contrôler, heure par heure, leur travail. Ils arguent alors que leurs équipes préfèrent exercer au cabinet plutôt que de rester chez eux, mais quelle est la part de contrainte réelle dans cette décision ?

D’autres sont bien plus ouverts sur le sujet et acceptent même que leurs avocats vivent en région, tout en se déplaçant à Paris un à deux jours par semaine. « Il est intéressant pour le candidat d’avoir un niveau de rétrocession parisien tout en vivant en province », reconnaît Cindy Barret. Mais de telles situations restent exceptionnelles et, bien souvent, elles concernent des collaborateurs qui ont exercé pendant plusieurs années au sein du bureau parisien avant de rejoindre une grande ville du sud de l’Hexagone pour raisons familiales. C’est ainsi le cas d’une des fidèles collaboratrices de Denis Chemla, chez Allen & Overy, et même de l’un des associés de SVZ. Parfois, cette situation atypique donne l’occasion au cabinet d’ouvrir un bureau secondaire en province3.

Les boutiques d’avocats sont allées plus loin pour améliorer les conditions de travail des collaborateurs. Car ce sont celles qui ont le plus de mal à attirer les profils. Elles ont donc accepté de négocier les jours de congé de leurs collaborateurs. « De plus en plus de cabinets ont mis en place une sixième semaine de vacances annuelles. Certaines petites structures vont même jusqu’à accepter sept semaines pour séduire les candidats. Et l’argument fonctionne plutôt bien », constate Cindy Barret.

AUGMENTATION GÉNÉRALE
DU NIVEAU DES RÉTROCESSIONS

Hanna Ehrlich est assez critique sur les pratiques excessives qui ont été mises en place pour attirer les jeunes talents en 2022 : trop de flexibilité sur les niveaux de séniorité recherchés – le cabinet se contentait d’un junior ayant 18 mois de barreau alors que la recherche portait sur un mid –, moins d’exigences sur le background de l’avocat, et surtout une augmentation importante des rémunérations proposées… Tout a été utilisé. Et même si l’année 2023 semble renouer avec la raison, Ian De Bondt, associé de Fed Légal, partage son avis : « Les cabinets qui ont fait preuve de légèreté dans leur recrutement sont aujourd’hui les premiers à se séparer des collaborateurs déceptifs et sous-performants recrutés en 2021-2022 ». Il poursuit : « L’après-Covid a créé des situations anormales. Les cabinets ont été excessifs dans leurs pratiques de recrutement et les candidats collaborateurs sont aujourd’hui un peu déconnectés des pratiques ‘normales’ du marché ». Ce sont les niveaux des rétrocessions proposées en première année qui semblent surtout retenir l’attention des recruteurs car ils ont augmenté de façon importante (cf. tableau ci-après). Sans surprise, les cabinets américains ont tiré le marché : dans les grands cabinets corporate d’origine outre-Atlantique, un avocat fraîchement sorti de ses études peut aujourd’hui prétendre à 105 000 € de rétrocession annuelle. « Les firmes du Magic Circle ont suivi le mouvement et proposent globalement 100 000 € aux collaborateurs de première année. Dans les structures françaises, les pratiques sont plus disparates mais les cabinets les plus réputés se sont peu ou prou alignés », détaille Ian De Bondt. Hanna Ehrlich confirme ces chiffres, mais précise : « les rétrocessions proposées peuvent varier en fonction des matières, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Mais surtout, les cabinets tiennent à garder une certaine flexibilité notamment grâce aux welcome bonus qui sont parfois payés en plusieurs fois ».

Les grilles internes se sont ensuite adaptées en conséquence, même si certains cabinets ont freiné des quatre fers pour augmenter tout le monde, conduisant à un écrasement des gaps de rémunération entre première année et cinquième année. « Au bout de quelques mois, ils n’ont pas eu le choix, reconnaît Hanna Ehrlich, sinon leurs collaborateurs seraient partis au plus offrant dans un marché qui a été un peu fou ».

Le résultat est sans appel : un collaborateur d’un grand cabinet d’affaires coûte désormais bien plus cher à la structure. Une seule solution pour s’en sortir : il doit facturer plus d’heures par an. Sauf que, rares sont les jeunes collaborateurs à apporter des dossiers à la firme. C’est donc sur l’associé que retombe aujourd’hui la pression car c’est à lui de rentrer les dossiers pour faire travailler son équipe.

FIDÉLISER LES ÉQUIPES

Pour Cindy Barret, les niveaux de rétrocession ne baisseront plus. Et pourtant, elle n’est pas certaine que ce soit l’argument le plus attirant pour les candidats de la nouvelle génération. « Parfois ils ne choisissent pas de rejoindre le cabinet le plus offrant en termes financiers, explique-t-elle. Ils regardent le package global : la réputation de l’associé, le management de l’équipe, les perspectives de développement… ». Car il ne faut pas croire que les jeunes avocats ne se tiennent pas au courant du marché. Dès leurs masters, des fils WhatsApp se constituent dans lesquels les étudiants et stagiaires s’échangent les informations sans filtre : les grilles de rémunération, l’ambiance, les pratiques RH, les détails sur la salle de sport du cabinet, etc. Certaines d’entre elles sont également diffusées sur le fameux compte Instagram BalanceTonCabinet qui regorge de messages dénonçant les mauvaises pratiques des structures et de certains associés virulents dont les identités sont aisément identifiables. « De plus en plus de structures s’attellent à améliorer le bien-être en cabinet, en adaptant les façons de collaborer, les espaces de travail, en proposant davantage de moments de convivialité, des activités sportives comme des cours de fitness ou de yoga… », explique la porte-parole de la division avocats de Michael Page.

Chez Linklaters, l’accent a par exemple été mis sur les activités de pro bono en créant, dès 2015, la Fondation du cabinet qui a pour but d’ « initier, promouvoir ou aider, en France et à l’étranger, des actions d’intérêt général à but non lucratif, visant à établir ou à développer des liens de solidarité sociale, éducative et culturelle ». Elle soutient notamment La Source, une association qui a pour mission d’aider des jeunes de 6 à 18 ans, en difficulté familiale, scolaire ou identitaire, voire en situation d’exclusion, à développer leur créativité artistique dans de nombreux domaines. Chaque année, les enfants viennent présenter leur réalisation aux collaborateurs du cabinet. Un moment émouvant, bienveillant et fédérateur pour les avocats. Lors des portes ouvertes du cabinet, les jeunes diplômés sont très intéressés par ces initiatives pro bono.

Les initiatives sont du même ordre chez Allen & Overy qui communique régulièrement sur ses engagements RSE visant à « offrir aux collaborateurs un environnement de travail inclusif et bienveillant ». Un pacte de diversité a été rédigé, comme une charte d’engagement LGBT+, ainsi qu’un programme de développement professionnel dédié aux femmes. « Nous avons lancé en 2018 un programme de reverse mentoring. Cette approche consiste à ce qu’un collaborateur junior soit le mentor d’un associé. Cela permet aux collaborateurs juniors de faire entendre leur voix, et aux associés d’avoir une meilleure connaissance des attentes des plus jeunes », est-il précisé dans le rapport signé par le managing partner, Hervé Ekué.

Au sein du jeune cabinet Berenice Avocats, les associés ont mis en place un modèle de formation qui ne repose pas uniquement sur le droit. Les collaborateurs ne sont pas considérés comme des productifs. Ils sont formés au business développement dès leur arrivée, se déplacent chez le client, les reçoivent au cabinet, et ont accès au carnet d’adresses des associés fondateurs. « Ils sont immédiatement formés aux fonctions d’associé. On leur donne des perspectives », précise Victor Champey, cofondateur.

L’ambition est d’attirer bien sûr, mais aussi très clairement de fidéliser les équipes. Car si le collaborateur est reconnu par ses supérieurs, a des perspectives de développement, et s’implique dans la vie du cabinet, pourquoi aurait-il envie d’aller ailleurs ? 

(1) Selon Wikipédia, l’expression « OK Boomer » trouve son origine dans une vidéo où l’on voit un homme âgé non identifié déclarer que les « milléniaux et la génération Z sont atteints du syndrome de Peter Pan. Ils refusent de grandir et pensent que les idéaux utopiques qui ont bercé leur jeunesse vont d’une manière ou d’une autre se réaliser à l’âge adulte ». L’expression s’utilise comme réplique et critique des idéaux des générations précédentes qui ont fortement marqué la politique, l’économie et l’environnement.

(2) Cf. notre article Mercato des avocats : les grandes manœuvres se préparent, in LJA magazine n° 68, septembre-octobre 2020.

(3) Cf l’article Bordeaux, the place to be, in LJA Magazine n° 78, mai-juin 2022.