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Partir pour mieux revenir

Par Anne Portmann

Au fil des nominations, la rédaction de la LJA l’a constaté, les avocats sont de plus en plus nombreux à revenir dans des cabinets qu’ils avaient quittés, que ce soit après s’être associés ailleurs ou pour venir prétendre à une meilleure place. Pourquoi et comment se passent ces retours ? La rédaction a tenté de comprendre cette nouvelle tendance de marché

«C’est comme dans une histoire d’amour, il faut parfois prendre de la distance pour raviver la flamme », constate Sébastien Robineau, ancien avocat et désormais coach. De fait, la métaphore amoureuse sera filée par nombre d’interlocuteurs sur le sujet. Le carnet de la LJA s’en fait régulièrement l’écho et les baromètres des mouvements dans les cabinets d’avocats en témoignent également : la mobilité est désormais la règle, et les mouvements latéraux sont de plus en plus nombreux. Le baromètre Day One (devenu PwC Legal Business Solutions) des mouvements d’associés de 2022 constatait déjà que de plus en plus de collaborateurs devenaient associés en changeant de cabinet : 141 en 2022 contre 118 en 2021. Une tendance qui s’est encore accentuée en 20231. Parmi ceux qui partent, certains reviennent dans leur cabinet après quelques années, comme tel a été le cas par exemple pour Fanny Mahler chez Linklaters2.

Partir pour faire ses preuves ailleurs

Selon Sébastien Robineau, les collaborateurs, lorsqu’ils atteignent un certain niveau de séniorité dans une firme, manquent de temps pour développer leur clientèle, car ils sont régulièrement monopolisés par l’associé dans d’importants dossiers du cabinet. De ce fait, ils ne peuvent pas accéder à l’association, qui exige souvent d’apporter un certain chiffre d’affaires à la firme qui les a formés.

De ce paradoxe naît le besoin d’aller développer son propre chiffre ailleurs, en partant pour un cabinet moins exigeant, qui peut se révéler un formidable accélérateur du business. Déborah Fournet, avocate et fondatrice du site de diffusion d’offres de collaboration Iris & Thémis, renchérit : « Dans les cabinets anglo-saxons, souvent il y a un, deux ou trois associés maximum par matière, nombre de seniors partent donc chercher un titre qu’ils ne peuvent pas obtenir en interne ». Elle observe qu’aujourd’hui, l’équation selon laquelle il fallait s’investir corps et âme sans compter ses heures, en contrepartie d’une rétrocession conséquente n’est plus si vraie, et que la politique inflationniste des rémunérations s’est atténuée, poussant dès lors à la mobilité.

Sébastien Robineau pointe un autre problème qu’il a identifié dans sa pratique de coach : parfois, lorsque l’on a grandi au sein d’un cabinet, même si l’on accède à l’association, il n’est pas facile d’être reconnu à sa juste valeur. Il se souvient ainsi de cette avocate, qui après être devenue associée, était restée, aux yeux de tous et en dépit de son titre, la collaboratrice de l’associée qui l’avait formée, cantonnée à des tâches subalternes. Elle a fini par partir ailleurs pour affirmer son statut.

Sébastien Robineau pense que le retour au sein d’une firme n’est pas vraiment planifié chez les avocats qui ont fait ce mouvement. Ce sont plutôt les hasards de la vie qui les conduisent à retrouver leur ancien cabinet, souvent après avoir acquis le titre d’associé, qui reste l’alpha et l’oméga aux yeux des clients. Déborah Fournet estime, au contraire, que les nouvelles générations commencent à avoir des stratégies de carrière différentes. « Ils anticipent davantage, et lorsqu’ils se rendent compte que leurs objectifs ne pourront pas être atteints, ils n’hésitent plus à partir », affirme-t-elle, tout en concédant qu’il n’y a pas de vérité absolue et que des facteurs singuliers multiples tels que le secteur d’activité ou encore le caractère des personnes concernées peuvent jouer. Sébastien Robineau ne conseille pas pour autant aux avocats qu’il accompagne de partir avec un espoir de retour, à moins que ce mouvement ne soit convenu avec le cabinet de départ. « C’est la meilleure façon pour que le départ soit un échec », alerte-t-il, circonspect.

Bien partir

Si l’on ajoute à cela une conjoncture compliquée en termes de recrutement, tout s’aligne pour que ce type de situations se multiplie, et il serait dommage pour un cabinet, qui a investi sur un profil, de ne pas partir le rechercher. Mais pour revenir, encore faut-il être parti en bons termes. Les rancœurs peuvent être tenaces, que ce soit côté cabinet ou côté collaborateur. Sébastien Robineau, qui observe une différence de mentalité sur ce point entre cabinets français, pour qui partir, c’est trahir, et anglo-saxons, plus pragmatiques, conseille un accompagnement pour aboutir à une forme de résilience. « Les cabinets doivent comprendre pourquoi les avocats partent, il y a un enjeu de communication, notamment auprès des équipes qui restent, lance-t-il tout en admettant la difficulté de certaines situations. Car l’association ou la collaboration dans un cabinet d’avocats, c’est plus qu’un mariage, et le départ est vécu comme une rupture. J’ai souvent vu des larmes des deux côtés ».

Anne-Laurence Vanpoperinghe, DRH France de Bird & Bird, pointe cependant le fait que, de nos jours, effectuer l’ensemble d’une carrière au sein d’un seul cabinet ne semble plus la norme, les collaborateurs passant d’un cabinet à l’autre plus facilement. La firme d’origine anglaise, dont le bureau parisien a été fondé par trois femmes charismatiques, s’est toujours distinguée par une culture d’ouverture propice à d’éventuels retours. Anne-Laurence Vanpoperinghe peut témoigner de cette spécificité de Bird & Bird, puisqu’elle-même est revenue à deux reprises au sein du cabinet ! Les avocats qui partent et réintègrent la maison y ont même un nom : on les appelle les « boomerangs ». Le retour d’Anne-Sophie Lampe comme associée au sein de Bird & Bird France, après y avoir exercé comme collaboratrice, a d’ailleurs été perçu par le marché comme la reconnaissance de la forte attractivité de la firme. Anne-Laurence Vanpoperinghe souligne le lien particulier avec la structure que conservent tous ceux qui y ont travaillé. « L’esprit Bird, c’est l’ouverture à l’autre et à la différence. Ici, nous acceptons les gens tels qu’ils sont, dès lors qu’ils partagent et font vivre le socle de valeurs communes qui nous définissent », indique-t-elle. Au-delà de cette volonté affichée, le cabinet apporte un soin particulier aux « entretiens de sortie ». « En réalité, lorsque les collaborateurs partent, c’est souvent pour déployer ailleurs ce qu’ils ont appris chez nous, et relever de nouveaux défis dans un autre contexte. Nous les accompagnons dans leur développement et leur donnons confiance en leurs capacités, ce qui génère un environnement positif qu’ils peuvent avoir envie de retrouver », poursuit-elle. Le cabinet conserve ainsi précieusement son vivier d’alumni. Pour autant, la qualité d’ancien ne garantit aucun passe-droit et le candidat doit franchir toutes les étapes et passer tous les entretiens du processus de recrutement maison même si, bien sûr, tout le monde a bien conscience que l’intégration d’un ancien alumnus sera beaucoup plus immédiate. « C’est dommage de se priver de ces personnes, car ce sont en général de purs produits du cabinet, qui en ont l’ADN et qui maîtrisent l’histoire et le fonctionnement de la firme », considère Sébastien Robineau. Il se souvient d’ailleurs qu’au moment de la grave crise financière de 2008, certains cabinets, notamment du Magic Circle, avaient donné à leurs associés, qu’ils ne pouvaient plus payer, la possibilité d’aller ailleurs, en leur assurant qu’ils retrouveraient leur place lorsque la situation économique et financière se serait améliorée. Dans les faits, on a constaté très peu de retours…

Les raisons du cœur

Anne-Sophie Lampe, qui a exercé comme collaboratrice au sein de Bird & Bird pendant presque trois ans, en était partie avec son associé et une partie de l’équipe. Elle confesse qu’elle était demeurée très attachée à la firme. « C’était le cabinet au sein duquel j’avais fait mon stage final et rencontré des personnes très attachantes. Lorsque je suis partie, j’ai vraiment eu un pincement au cœur ». Aussi, après avoir pris son envol, elle commence à regarder son ancien cabinet avec les yeux de Chimène, même si ce qu’elle vivait professionnellement était alors très positif. « J’ai beaucoup réfléchi, et en considérant les cabinets anglo-saxons, Bird & Bird était mon premier choix, compte tenu de son ADN fort sur mes matières, ainsi que ses valeurs qui me correspondaient », raconte-t-elle. Evidemment, elle concède qu’il y avait aussi un peu d’affect. Elle a retrouvé des personnes qu’elle connaissait, son intégration a été rapide. « C’était facile et confortable », explique-t-elle. Une forme de confort aussi pour le cabinet, puisque de l’avis général, un recrutement latéral peut intégrer une part de risque si le nouveau venu s’avère en décalage avec la culture « maison ».

« Revenir dans une structure ultra-fonctionnelle, avec des fonctions support très développées, et un certain confort “technique”, c’est aussi l’assurance de pouvoir se concentrer uniquement sur le business, sans avoir à se préoccuper de contingences administratives qu’il faut parfois gérer dans des structures plus modestes », note Sébastien Robineau. Mais avec le confort de la firme, viennent aussi des contraintes, comme le souligne Déborah Fournet. Dans certains cas, la politique de facturation est dictée par Londres, ou New-York, et selon les matières, le problème du conflict check est plus aigu dans une structure internationale. Il faut pouvoir s’en accommoder.

Anne-Sophie Lampe souligne que la firme anglaise qu’elle a réintégrée a des valeurs très fortes, notamment en ce qui concerne les qualités humaines. C’est d’ailleurs un élément qui l’a poussée à revenir. « C’était très rassurant pour moi de revenir dans une structure où je savais qu’il n’était pas acceptable qu’un associé se comporte mal ». Elle pense que tous les cabinets devraient être ouverts à l’opportunité de réintégrer d’anciens collaborateurs ou associés qui se sont enrichis à l’extérieur. « Je trouve cette approche de l’association très saine, dit-elle. Si le retour a du sens, il n’est pas rationnel d’écarter un profil qui convient ».

Attention au revers de la médaille

Déborah Fournet tient cependant à alerter sur les effets pervers de la généralisation de ces pratiques, qui, selon elle, n’est pas un bon signal. Elle s’interroge sur les conséquences sur la fidélisation des équipes : « Pourquoi ceux qui resteraient auraient du mal à accéder à l’association, alors que ceux qui sont partis et ont su se rendre plus désirables ailleurs y parviennent ? » Elle y voit un manque de lisibilité des politiques RH des cabinets et reconnaît que chez les Anglo-Saxons, dans le cadre d’une stratégie plus globale de firme, la chose est plus courante. « Les cabinets anglo-saxons sont davantage des agrégats d’individus où l’affectio societatis est beaucoup moins marqué », constate-t-elle, tout en pointant du doigt le rôle des chasseurs de têtes. Elle déconseille donc, aux cabinets et aux avocats d’abuser de ces allers-retours, sauf circonstances particulières. « D’abord, quelqu’un qui est déjà parti peut plus facilement repartir, observe-t-elle. Et l’avocat qui ferait ce mouvement pour des motivations uniquement financières va rapidement se heurter à une limite. Il peut éventuellement s’agir d’une stratégie commune du cabinet et de l’avocat. Mais là encore, méfiance, il ne le faudrait pas que des équipes envoient des collaborateurs dans des cabinets de niche pour qu’ils s’y forment et reviennent ensuite restituer leur savoir auprès de la firme d’origine en ayant capté une partie de la clientèle ». T

(1) Cf. LJA hebdomadaire n° 1624, du 18 mars 2024.

(2) Cf LJA magazine n° 86, du 1er octobre 2023.