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Mythes et réalités autour du legal privilege

Par Anne Portmann

Objet de tous les fantasmes des juristes français, le legal privilege est régulièrement invoqué par ces derniers comme nécessaire à leur activité et à la compétitivité des entreprises françaises. Au-delà du débat théorique et des postures corporatistes, la LJA a voulu savoir comment il fonctionnait, en pratique, pour les conseils internes, et s’il avait une réelle utilité.

C’est presque devenu une marotte. Lors de chaque manifestation organisée par les organisations de juristes d’entreprises, à l’instar de celle qui s’est tenue le 12 septembre 2022 sur le bilan des États généraux de la justice, l’antienne est là. « Ah, si seulement les juristes français étaient dotés du legal privilege ! ». Bien sûr, les arguments politiques sont connus et répétés : compétitivité des entreprises françaises, souveraineté économique de la France, performance des juristes français, etc. Mais sur le terrain, comment fonctionne le Saint Graal concrètement ? Et comment est-il utilisé par les juristes des pays qui en sont dotés ?

POURQUOI LE LEGAL PRIVILEGE ?

La question se pose en premier lieu de la définition même du legal privilege dont bénéficient les juristes dans certains pays. Il est communément considéré comme le droit, ou le devoir, de ne pas divulguer certaines informations à l’extérieur de l’entreprise. Dans les pays anglo-saxons, ce droit est de tradition. François Garnier, executive vice president general counsel au sein du groupe pharmaceutique Ipsen, constate que le legal privilege apparaît, avant tout, comme la réponse au mécanisme civil d’investigation publique sur les activités des entreprises qui existe dans ce système judiciaire. « Si le legal privilege est si important dans la pratique anglo-saxonne, c’est parce qu’il est le pendant de la transparence et de l’obligation de l’entreprise à dévoiler tout ce qu’elle fait ». Dans le cadre des procédures de discovery, les groupes peuvent ainsi retenir les éléments d’analyse faite par un juriste interne. Il est également utile que certains éléments soient complètement hors d’atteinte de la partie adverse dans un dossier judiciaire ou arbitral. Mais dans les pays à tradition romano-germanique, le legal privilege a-t-il la même utilité ?

QUEL LEGAL PRIVILEGE ?

François Reyntens, chasseur de têtes, spécialisé dans le secteur juridique à Paris et à Bruxelles au sein du cabinet Spencer Stuart, connaît bien la pratique puisqu’il a exercé comme directeur juridique à Bruxelles durant plusieurs années. Il estime que ce mécanisme est d’abord lié à une culture et à un système juridique et judiciaire spécifique. Il note toutefois qu’il s’agit d’un point essentiel, surtout dans un monde ou la réglementation et la conformité deviennent des armes économiques. Il faut donc donner un cadre pour permettre aux entreprises européennes de se défendre. Ceci nécessite toutefois que les juristes (et les dirigeants) soient formés pour utiliser ce droit et qu’on ne s’arrête pas au seul legal privilege. Et même lorsque le legal privilege existe au bénéfice des juristes, il est à géométrie variable selon la loi applicable. Ainsi, il peut parfois simplement interdire l’usage d’une information couverte par le privilège, ou tantôt dispenser le bénéficiaire d’avoir même à la produire. Il existe par ailleurs plusieurs types de legal privilege : celui en matière de conseil et celui en contentieux. En outre, si les juristes français ont tendance à présenter le legal privilege comme un absolu, même dans les pays de common law, il est loin d’être uniforme. Ainsi, en droit anglais, la protection ne joue que si l’information couverte n’a pas été trop largement partagée, ce qui, on l’imagine, donne lieu à de multiples interprétations et à de nombreuses controverses, notamment s’agissant de sa divulgation à des employés de l’entreprise concernée. L’avocat parisien Alexis André, qui exerce au sein du cabinet DLA Piper, explique qu’aux États-Unis, les lois étatiques sur le sujet sont diverses. Si le legal privilege s’applique aux juristes d’entreprise, il peut parfois être limité aux seules correspondances échangées entre le juriste et certains dirigeants de l’entreprise.

L’EXEMPLE BELGE

En Europe, le legal privilege existe dans quelques pays, notamment au Pays-Bas, en Belgique, en Espagne et en Grèce. Mais là encore, les applications sont loin d’être évidentes. Ainsi, bien que le legal privilege belge fasse rêver les juristes français, il est soumis à des conditions strictes, puisque l’information revendiquée comme couverte par le secret d’affaires doit remplir trois conditions, qui peuvent prêter le flanc à diverses interprétations. L’information couverte doit être secrète, c’est-à-dire qu’elle ne doit pas être connue des personnes appartenant au secteur en cause ou ne doit pas leur être facilement accessible. Par ailleurs, l’information doit avoir une valeur commerciale en raison de son caractère secret et enfin, le dépositaire de cette information doit veiller à maintenir son caractère secret en prenant des dispositions, qualifiées par la loi belge de « raisonnables ». Cette troisième condition est difficilement remplie par les entrepreneurs et les dirigeants d’entreprise qui, le plus souvent, oublient de s’assurer qu’un accord de confidentialité est signé pour protéger l’information et se privent de la protection offerte par la loi. La jurisprudence belge exige même que l’accord de confidentialité vise expressément l’information dont on veut garantir la confidentialité. Ainsi, un accord contenant une clause générale de confidentialité qui prévoit, qu’en cas de violation, la convention sera résiliée avec effet immédiat, sans viser particulièrement le secret d’affaires transmis dans ce cadre, ne constitue pas une mesure spécifique de protection du secret au sens où la loi l’entend. Même si aucun bilan ne semble avoir été dressé, force est de constater que la confidentialité des avis des juristes d’entreprises a eu, en pratique, assez peu d’impact sur la vie des affaires, notamment au regard de la complexité de sa mise en oeuvre. François Reyntens explique qu’en réalité, peu de gens comprennent la procédure, un peu complexe et pas tout à fait adaptée à nos modes actuels de communication. « En pratique, il est très peu opposé », explique-t-il. Le bénéfice du legal privilege est de surcroît réservé aux seuls juristes salariés et inscrits à l’Institut des juristes d’entreprise. Les directeurs juridiques externes ne peuvent donc pas le revendiquer. Or rappelons qu’en Belgique, il arrive que les juristes, ou responsables juridiques, soient non-salariés (pour raisons fiscales principalement).

LES FRICTIONS ENTRE DIFFÉRENTES LOIS

Dans le cadre d’un contentieux international, il peut arriver que les règles de conflit de lois conduisent une juridiction qui ne connaît pas le legal privilege à l’appliquer dans un dossier. Alexis André et Vonnick Le Guillou, associée du cabinet DLA Piper considèrent ainsi que le juge français , s’il accepte d’appliquer le droit étranger, devrait logiquement s’interdire de prendre connaissance des correspondances émanant d’un juriste d’entreprise étranger quand elles bénéficient du legal privilege dans le pays concerné. Toutefois, ces auto-censures ne sont pas systématiques et une juridiction française pourrait tout aussi bien décider le contraire. À l’inverse, certaines juridictions qui reconnaissent le legal privilege aux juristes d’entreprises nationaux, le refusent aux avocats étrangers, même qualifiés, ou à ceux étrangers à l’Union européenne. Ainsi, à Chypre, où les avocats internes bénéficient du legal privilege, il faut être autorisé par le barreau local à exercer la profession pour pouvoir le revendiquer. La loi nationale et la loi de l’Union européenne peuvent parfois être contradictoires et donner lieu à des situations cocasses. Ainsi, en Belgique, si une entreprise est l’objet d’une enquête anti-trust, les règles de confidentialité seront différentes selon que les enquêteurs sont mandatés par l’Union européenne ou par l’Autorité belge de la concurrence. Dans le premier cas, le legal privilege n’est pas opposable. Dans le second cas, il l’est. L’année dernière, le cabinet d’avocats Dechert avait d’ailleurs consacré une série de quatre webinars, intitulés « Desmystifying privilege », à cette question du traitement du legal privilege dans un contexte international. Et c’est précisément, eu égard aux dossiers internationaux que les juristes français revendiquent l’application à leur endroit d’un legal privilege, expliquant que ce défaut leur confère un désavantage par rapport à leurs homologues étrangers qui en bénéficient. Mais l’aura un peu magique de ce mécanisme n’est, en réalité, pas si éclatante pour certains.

LE LEGAL PRIVILEGE ET LA DÉJUDICIARISATION

François Garnier affirme que, dans un contexte de globalisation des risques juridiques, les juristes français devraient pouvoir disposer du legal privilege, ne serait-ce que pour faciliter l’activité juridique interne au quotidien. « Le legal privilege permet de simplifier la gestion des attentes en interne, estime-t-il, et tout ce qui est de nature à libérer la parole et l’écrit est bon à prendre ». Il explique en effet que les communications avec un juriste qui ne dispose pas du legal privilege peuvent être plus complexes et qu’il faut prévoir une structure adaptée. « Il arrive fréquemment qu’on ne me dise les choses qu’à l’oral » , reconnaît-il. Vonnick Le Guillou constate également que, pour sécuriser leurs échanges, les entreprises françaises mettent un avocat dans la boucle de manière un peu artificielle. Par-delà l’aspect stratégique du mécanisme, le general counsel d’Ipsen tempère néanmoins un peu son utilité pratique eu égard à l’essor de la conformité, de l’autorégulation et de la justice négociée. « Les entreprises françaises ont réussi à faire sans pendant toutes ces années, après tout », observet- il. Il établit une différence entre le legal privilege dans le cadre d’un contentieux civil et celui dans le contexte d’une enquête menée par une autorité de régulation. « Dans le premier cas, il peut être très utile. Dans l’autre, pas du tout », indique-t-il. « Lorsqu’un groupe est dans le viseur d’une autorité de régulation, le legal privilege n’est d’aucun secours », glisse un autre juriste interrogé. Et dans le cadre d’une négociation avec une autorité de poursuite, les entreprises sont fortement incitées à la transparence. Dans ce contexte, opposer le legal privilege pourrait, sans doute, être considéré comme problématique au regard de la bonne foi et de la loyauté exigées pour bénéficier d’une certaine clémence. « Dans les faits, lorsque vous êtes poursuivi par le DoJ, vous devez absolument tout donner », indique un directeur juridique sous couvert d’anonymat.