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Moderniser son cabinet, une nécessité

Par LA LETTRE DES JURISTES D'AFFAIRES

Dans un environnement de plus en plus concurrentiel, les cabinets sont tenus, plus que jamais, de se réinventer. Tous doivent anticiper les réflexions, changements et défis auxquels ils seront prochainement confrontés, tant d’un point de vue organisationnel que technologique, notamment avec l’arrivée de l’intelligence artificielle (IA) générative. Mais le plus difficile est de passer à l’action…

«Aujourd’hui, se moderniser ou se réorganiser pour un cabinet d’avocats, c’est avant tout s’ouvrir. À ses clients, à des talents différents et complémentaires, à de nouvelles formes de management et naturellement aux technologies, annonce Charlotte Vier, fondatrice de l’agence Avocom. Cette ouverture est devenue indispensable, pour développer et pérenniser sa structure. Elle implique questionnement et transformation profonde pour s’incarner dans des mesures fortes et concrètes ». Sont désormais à bannir le modèle 100 % vertical, le travail en silo et le cloisonnement des équipes. Place à davantage d’horizontalité sans tuer le leadership des managers et des porte-paroles qui doit continuer à s’exprimer –, à l’agilité et à l’intelligence collective. L’ouverture en interne consiste notamment à élargir ses compétences au-delà du droit, en intégrant d’autres formes d’intelligence, voire de métiers, à son business, via la conclusion de partenariats plus ou moins intégrés avec d’autres professionnels, pouvant aller jusqu’à la création d’une société pluriprofessionnelle d’exercice.

« Les fonctions support devraient être rebaptisées équipes de développement. Les cabinets doivent adopter une approche beaucoup plus structurée et collaborative, mais aussi donner davantage de responsabilités à ces professionnels non avocats, en charge des RH, des technologies, des finances, du marketing et de la relation client », relève Charlotte Vier. Terminé les exécutants à qui l’on se contente de demander l’exécution morcelée, donc parfois vide de sens, d’une stratégie pensée sans eux. Ces professionnels vont benchmarker, interroger et écouter les clients sur leurs besoins, participer aux réunions clients, puis rédiger des offres pointues et personnalisées, en réfléchissant à la stratégie de pricing avec les avocats. Pour avoir une longueur d’avance sur leurs concurrents quant à la constitution des offres et compétences, certaines firmes américaines ont ainsi créé des comités de recherche et de développement, au sein desquels ils réunissent, une à deux fois par an, un panel de clients pour échanger sur leurs business et attentes. Tous gagnent à faire entrer le client dans la stratégie du cabinet, pour piloter les ressources internes en fonction de ce qui sera perçu à moyen terme.

Les cabinets doivent en outre continuer à s’ouvrir aux business de leurs clients pour incarner une vraie relation de partenariat. Toute une panoplie d’outils est déjà utilisée par les cabinets pour créer le dialogue avec leurs clients. La pratique du détachement est par exemple, depuis des années, un facteur de connaissance mutuelle et de consolidation des liens. Mais l’on peut aujourd’hui aller plus loin dans la personnalisation du service et l’anticipation des besoins. Dans cette optique, il est désormais indispensable de garder une vraie curiosité intellectuelle, de s’ouvrir aux évolutions technologiques, puis d’intégrer des nouveaux outils dans ses process. De manière globale, le digital crée plus de transparence dans la relation client, les espaces collaboratifs de travail permettant notamment de suivre l’évolution du dossier et sa facturation. C’est d’ailleurs l’une des grandes conclusions révélées par l’enquête menée pour le Top 40 des avocats du CAC 401. « L’investissement dans les outils de digitalisation est révélateur de la capacité d’innovation du cabinet », a estimé un general counsel interrogé. Une modernisation indispensable dans un monde qui est devenu ultraconnecté, technique et rapide.

La théorie est alléchante. Quid de l’application ? Selon la fondatrice d’Avocom, « la difficulté réside dans la mise en œuvre du projet de modernisation. Il faut faire de la pédagogie sur la notion de leadership et former les équipes au management ». La clé est d’oser aborder ces sujets, d’avoir des ambitions à long terme, puis de franchir le cap en adoptant la théorie des petits pas. « Aujourd’hui, les difficultés de recrutement amènent les cabinets à réfléchir à leur organisation, leur business model et leur collectif. L’attractivité et la rétention des talents ne se règlent pas uniquement à coups d’augmentation de la rémunération, mais précisément par les signaux donnés sur la gestion de carrière, la gouvernance, la réflexion sur la répartition des profits et la clarté du projet d’entreprise et de la stratégie de marque » , indique Charlotte Vier, qui rappelle que dans notre société de transparence et d’image, dans laquelle la RSE a pris une place centrale, le défi est d’aligner les actes aux ambitions. « Entre le modèle traditionnel qui a évidemment fait son temps et l’idée qu’un cabinet d’avocats doit être une entreprise comme les autres, c’est le moment de réinventer son modèle : une 3e voie qui ouvre le champ des possibles », poursuit-elle.

Prendre le virage de l’IA générative

Future grande avancée technologique, l’IA générative promet des gains de productivité, de temps pour des missions à forte valeur ajoutée et d’efficacité considérables, en automatisant les tâches répétitives au sein des cabinets. Son développement n’a pas seulement un impact sur la compréhension du business des clients. Lorsque la technique sera arrivée à maturité, elle engendrera un tournant stratégique pour les cabinets. Futur grand sujet de positionnement et d’image, son implémentation par les structures sera un élément de différenciation très important pour les clients qui choisiront avec lesquelles travailler. Si l’on positionne les cabinets sur une courbe de Gauss, également connue sous le terme de courbe en cloche, en fonction de leur adoption de l’IA, les inventeurs et les pionniers (environ un sixième des structures) et la majorité précoce (un tiers) seront incontestablement mis sur le devant de la scène, tandis que les retardataires devront rapidement s’emparer du sujet s’ils ne veulent pas mettre la clé sous la porte. « Les clients auront eux-mêmes accès à de nombreux outils et informations grâce à l’IA générative. Ils feront donc appel à des cabinets sachant faire la part des choses entre le fait de fournir de simples services automatisés et les tâches à valeur ajoutée, qui dépendent de la compétence et de l’expérience de l’avocat », estime Sophie Boyer Chammard, associée de Venturis Consulting Group.

Selon une enquête, dévoilée par LexisNexis début octobre et menée auprès de 643 professionnels du droit en France, dont 221 avocats, sur l’IA générative et son impact sur la transformation des métiers du droit, si 91 % des avocats ont connaissance de l’IA générative, seulement 46 % d’entre eux l’utilisent ou prévoient de le faire dans leur pratique. Actuellement, le degré de maturité de l’implémentation de l’IA générative en cabinet est très variable. « Nous ne sommes pas à un stade de maturité dans les cabinets et, c’est normal, car la technologie est récente, souligne Sophie Coin-Deleau, directrice stratégie et partenariats France de LexisNexis. Les cas d’usage sont encore en train d’être définis et testés ». Si de grandes disparités existent dans les cabinets d’affaires, les firmes internationales sont évidemment les mieux loties. Par exemple, le cabinet Allen & Overy a déployé au sein de ses différentes activités au niveau mondial, Harvey, une plateforme d’IA, qui utilise les techniques de traitement du langage naturel, de machine learning et d’analyse de données pour automatiser et améliorer l’analyse de contrats, les due diligences, le contentieux et la conformité réglementaire. D’autres firmes sont encore en phase de test. Plutôt bien équipés, quelques cabinets d’affaires de moyenne taille tirent leur épingle du jeu, mais sont obligés de faire des arbitrages. La maturité technologique des petites structures demeure pour sa part assez basse, à l’exception de quelques boutiques comme celle de Sacha Benichou ou encore du cabinet Simon Associés, mené par Jean-Charles Simon. « Les avocats doivent avoir un déclic pour se lancer et la majorité ne l’a pas encore eu, car l’outil n’est pas encore prêt. En revanche, cela progresse très vite et je pense que quand la technique de l’IA générative sera arrivée à maturité dans les cabinets, les retardataires vont mettre les bouchées doubles pour rattraper les plus audacieux qui auront, eux, déjà réussi à se différencier », poursuit l’associée de Venturis Consulting Group, qui estime néanmoins qu’une dernière partie des cabinets, réfractaires, (le dernier sixième de la courbe en cloche) n’adoptera sans doute jamais ce changement. « Le coût de l’investissement de l’implémentation de l’IA générative n’est pas à négliger, prévient pourtant Sophie Coin-Deleau. Seules les grandes firmes internationales ont les moyens financiers pour acquérir, voire développer, des solutions sur-mesure intégrant ces technologies, ainsi que les ressources internes pour les accompagner dans leur utilisation. Les autres cabinets vont davantage recourir à des solutions existantes déjà sur le marché ».

Un changement culturel
et organisationnel de travail

La directrice stratégie et partenariats France de LexisNexis en est certaine : « Nous sommes sur un phénomène de l’ampleur d’internet. L’IA générative va entrer dans les usages et devenir une pratique courante. S’ils ont tous conscience quelque part de la nécessité de s’y mettre, la difficulté sera, comme souvent, la mise en œuvre ». Car lorsque la technologie sera arrivée à maturité, les cabinets devront totalement repenser leurs organisation et manière de travailler.

Les structures doivent donc dès maintenant moderniser leur infrastructure IT et toutes les applications utilisées, connecter les sources de chacune et y intégrer une interprétation économique. Il s’agit pour le moment de connecter manuellement des données en faisant du « legal project management 3.0 ». Concrètement, les professionnels doivent prendre en considération toutes leurs offres de services, puis découper les tâches de chaque type de dossier en tranches et indiquer, pour chacune, le temps travaillé par un avocat en fonction de sa séniorité, ainsi que sa valeur ajoutée. Cela permettra de savoir quelle tâche prend du temps, son coût et de mesurer la valeur ajoutée de l’avocat sur chacune, surtout si des outils d’IA générative sont utilisés. À terme, la machine sera capable d’analyser, de manière automatique, chaque offre de services du cabinet en prenant en considération l’utilisation de l’IA générative et la séniorité des avocats.

Le modèle des cabinets se retrouvera, de fait, totalement transformé. « La manière de pricer, le chiffre d’affaires et la marge des cabinets vont complètement évoluer dans les prochaines années. Est-ce que l’idée du taux horaire sera abandonnée pour le value pricing, c’est-à-dire une facturation réelle de la valeur globale pour le client ? s’interroge Sophie Boyer Chammard. Un second business model va émerger, lié à la délivrance d’une prestation automatique, avec la capacité de l’avocat de la transformer en travail à forte valeur ajoutée ».

Si les ressources des cabinets risquent de fortement évoluer avec l’implémentation de l’IA générative, de nombreuses questions restent encore en suspens : de quel type de fonctions support aura-t-on besoin en cabinet pour aider à l’utilisation de l’IA ? Car de nouveaux métiers risquent d’émerger. N’aura-t-on pas besoin d’embaucher moins de collaborateurs juniors, puisque la machine sera capable de produire des tâches automatisées et standards de qualité ? Peut-être pas, mais il faudra, dans tous les cas, orienter leur formation sur l’utilisation des outils et leur interprétation. ν

Cf. LJA magazine 85 de juillet 2023