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Métavers : le nouvel Eldorado des avocats

Par Aurélia Granel

Perçu par les entreprises comme une technologie d’avenir, le métavers a le vent en poupe. Il s’agit surtout d’une manne financière pour les sociétés, sur laquelle les avocats doivent rapidement se positionner, pour les accompagner dans le cadre de leurs opérations, et qui va sans aucun doute modifier leur manière d’exercer.

Bouleversement technologique offrant de nouvelles opportunités économiques pour certains, chimère à la mode pour d’autres, le métavers – metaverse en anglais, pour méta-univers – déchaîne les passions. Publiée le 25 janvier dernier, une étude de Cision, intitulée « Les Français et le métavers, perception et compréhension », précise que cet espace fusionnant notre réalité physique et l'univers numérique, à l'aide de technologies telles que la réalité virtuelle et la réalité augmentée, a véritablement commencé à intéresser les médias et les socionautes, en septembre 2021, au niveau mondial. Pourtant le sujet n’est pas complètement nouveau. En 2003, Second Life, une plateforme sociale et de jeux offrait déjà à ses résidents la possibilité d’avoir une deuxième vie virtuelle sous une autre identité dans un monde numérique persistant. Le métavers est désormais connu chez 41 % des 18-49 ans, selon un autre sondage, intitulé « Les Français et les métavers », mené par l’Ifop pour Talan et publié le 17 janvier. Si près de 60 % des sondés considèrent que c’est avant tout un moyen de se divertir et 54 % de s’évader du réel, ces univers parallèles et les concepts qui en découlent suscitent des craintes chez 75 % des Français. Mais attention, cet environnement virtuel 3D où un utilisateur peut évoluer sous la forme d’un avatar, n’en est qu’à ses prémices. « La technologie qui fait son apparition aujourd’hui en est encore à ses débuts et va être amenée à évoluer. Les spécialistes estiment qu’il faudra environ cinq à dix ans pour avoir un métavers avec des environnements virtuels totalement interopérables, rappelle Sandra Strittmatter, associée de Franklin. Dans ce monde virtuel immersif et persistant, les avatars continueront à vivre leur vie virtuelle lorsque la personne ne sera pas présente sur la plateforme. Une nouvelle époque du numérique va s’ouvrir ».

DES UTILISATEURS VARIÉS

Suscitant d’abord la fascination des entreprises de la tech et des éditeurs de jeux vidéo, le métavers a déclenché une nouvelle course technologique, qui intérèsse tous les secteurs. Méta, Microsoft, Walmart, Sony, Tencent ou encore Niantic ont dépensé des sommes colossales ces derniers mois pour développer cette technologie, pendant que d’autres n’ont pas hésité à poser leurs valises dans des espaces virtuels existants, tels que The Sandbox ou Decentraland. Ces deux plateformes, qui s’appuient sur la blockchain, dans lesquelles les utilisateurs peuvent interagir grâce à des avatars, permettent en effet aux utilisateurs d’acheter des terrains et de construire des environnements en utilisant des jetons non fongibles (non-fungible token, dit NFT) et des cryptomonnaies. Le cabinet de conseil PwC, Carrefour, Casino et Warner Music Group – souhaitant mettre en place un parc d’attractions musicales virtuel – ont par exemple annoncé, en début d’année, avoir acquis un terrain virtuel dans the Sandbox. « Au départ, l’engouement pour le métavers se manifestait plutôt chez les acteurs de la tech et les éditeurs de jeux vidéo, mais depuis un semestre, les acteurs qui souhaitent valoriser leur portefeuille de marques et leur patrimoine, perçoivent le métavers comme un canal de croissance et commencent à y investir, indique Franck Guiader, directeur de Gide 255. Le métavers peut constituer un relai de croissance important pour sa marque, dans la mesure où l’on peut non seulement y vendre des biens et proposer des prestations de services que l’on retrouve dans le monde réel, avec un parcours client nouveau, mais aussi acheter des biens numériques que l’on ne trouve pas dans le monde réel ». Et Cédric Dubucq, associé du cabinet Bruzzo Dubucq, de confirmer : « Ce canal de distribution additionnel permet d’accroître sa zone de chalandise, mais aussi de récupérer des données décentralisées pouvant être tokenisées. Cette collecte de données, enregistrées sur la blockchain, peut faire partie de la valeur des entreprises ; tout cela crée des effets de marché ». S’aventurer sur le terrain du métavers est aussi une manière, pour les investisseurs, de séduire les nouvelles générations, d’où les nombreuses collaborations des géants californiens avec les plateformes de gaming ou d’e-sport. Les groupes ont vite compris l’intérêt de leur présence à ces endroits pour séduire les jeunes. « Un transfert des communications a commencé à s’opérer sur les plateformes de communication qui existent depuis 20 ans, vers ces nouveaux environnements qui organisent non seulement le service des jeux, mais permettent également des discussions entre les nouvelles générations, souligne Franck Guiader. Les échanges entre communautés d’utilisateurs vont s’intensifier dans ces environnements prisés des plus jeunes, habitués à la notion de rétribution du fait de leur performance numérique, en tant que joueurs ou influenceurs, donc toutes les marques ont un intérêt à se positionner sur le sujet ».

LE RÔLE DE L’AVOCAT

L’espace interactif et immersif de ce monde parallèle se traduira, d’ici quelques années, par des échanges, achats et ventes de biens, ainsi que des prestations de services entre les utilisateurs. Tous les aspects de notre société seront impactés, tant le monde du travail, que le divertissement et la publicité, ou encore l’économie. Le métavers fera émerger de nouveaux business, notamment pour les marques qui y voient déjà des canaux de marketing supplémentaires, via la création de boutiques virtuelles. Les parcelles voisines de grandes enseignes pourraient même prendre de la valeur et permettre d’obtenir une plus-value à la revente si le nombre de parcelles est limité dans les plateformes qui seront les plus populaires. Ce qui ouvrira d’ailleurs le champ des possibles pour les professionnels de l'immobilier. « Ces transactions dans le métavers posent déjà des questions juridiques. Il est utile de se faire accompagner pour comprendre la réglementation des plateformes, qui ont des conditions générales de vente encore balbutiantes, posant de nombreuses questions juridiques, notamment de propriété intellectuelle, précise Sandra Strittmatter. Le rôle de l’avocat est de faire comprendre à son client ce qu’il acquiert réellement quand il achète un bien virtuel dans le métavers ». Les avocats ne doivent surtout pas sous-estimer l’impact de cette technologie et rester ouverts à l’arrivée de ce nouvel espace virtuel, afin de saisir cette occasion pour se spécialiser dans cette hypothétique nouvelle branche du droit. Mais comment se mettre à la page face à une technologie qui n’en est qu’à ses prémices et dont on ignore tout ? « Avant d’exploiter ce sujet, les avocats doivent mener une véritable réflexion sur le métavers et comprendre ce que cette technologie représente pour l’économie, c’est-à-dire un transfert du secteur marchand à un nouvel univers d’échange, marchand lui aussi, mais ayant des caractéristiques inédites, lance Franck Guiader. Conseiller les clients souhaitant investir dans le métavers requiert toutes les réflexions juridiques traditionnelles de droit positif qui peuvent s’observer dans un univers marchand presque traditionnel, une expertise forte en cryptoactifs, et plus particulièrement de fines connaissances économiques, technologiques et juridiques des NFT utilisées par un grand nombre de plateformes, ainsi qu’une vision internationale de certaines problématiques juridiques et de la manière dont ces environnements récents sont en train d’évoluer, mais aussi d’être régulés ». Et le directeur de Gide 255 d’ajouter : « Ce qui permettra à certains cabinets de se positionner sur le sujet, comme des acteurs de référence sur le marché, c’est la connaissance approfondie de ce que sont les interconnections des espaces de métavers avec d’autres environnements, qui peuvent être des plateformes de cryptoactifs, de gaming, de traitement de la donnée, des plateformes médias ou encore des Gafam. Cela nécessite d’avoir une vue d’ensemble sur les différents types de problématiques juridiques complexes, ce qui crée une difficulté nouvelle par rapport aux dossiers habituels relatifs aux sites marchands sur Internet ou aux jeux vidéo, et la constitution d’une équipe multi-sectorielle et pluridisciplinaire pour traiter de ces questions ». Une expertise pluridisciplinaire qui va donc au-delà de l’organisation historique des cabinets d’avocats, souvent organisés en silo avec des équipes très spécialisée dans une matière et/ou un secteur juridique.

L’ENCADREMENT DU MÉTAVERS

Si la portée réelle du métavers et son implication dans la vie des utilisateurs restent encore à déterminer, des situations inédites feront, demain, leur apparition : le vol de données personnelles des utilisateurs d’une plateforme, de nouvelles formes d’escroquerie ou encore de fraude. L’avatar d’une utilisatrice de la version test du métavers de Meta a même été victime d’une agression sexuelle de la part d’autres utilisateurs. Ceci pose des problématiques juridiques nouvelles et est source d’interprétation juridique. « Comme au début de l’ère Internet, le cadre juridique du métavers n’est pas encore clair, en l’absence de réglementation spécifique et de jurisprudence rendue en la matière, ce qui peut donner lieu à de multiples interprétations sur les problématiques qui sont rencontrées sur ces plateformes, souligne Sandra Strittmatter. Avec l’agression virtuelle intervenue sur Horizon Worlds, l’univers virtuel de Meta, par exemple, est-on face à un délit au sens du droit pénal équivalent à celui rencontré dans la vie réelle ? L’avatar, incarnation virtuelle de chaque utilisateur dans le métavers, devra-il être vu comme une extension de la personnalité juridique de l’auteur qui l’a créé ou lui reconnaîtra-t-on une responsabilité virtuelle qui lui est propre ? Dans l’idéal, chacun devrait répondre des faits commis par son propre avatar. Mais quid de la responsabilité en cas d’agression si l’avatar devient semi-autonome ou s’il est intégralement généré par l’intelligence artificielle ? ». Devrons-nous appliquer le droit positif au métavers ou appartient- il au législateur d’être proactif face à ces nouvelles infractions ? « Même si certains principes juridiques peuvent s’appliquer de façon analogue au métavers, l’appréhension de ses enjeux par le législateur s’avère essentielle, afin de poser un cadre adéquat et de garantir la sécurité juridique de tous ses composants et utilisateurs, estime Franck Guiader. Les interprétations juridiques sont nombreuses et peuvent être différentes entre les experts, autorités et juridictions. Nous aurons besoin d’un peu d’harmonisation en termes de compréhension des problématiques et d’application des règles, ce qui nécessite un travail global au niveau des entités supranationales. À ce titre, les cabinets d’avocats doivent être force de proposition auprès des autorités, car ils sont bien placés pour percevoir les problématiques juridiques pouvant se poser par leurs clients désireux de s’implanter dans le métavers ». Le directeur de Gide 255 ajoute : « Créer un texte juridique spécifique au métavers n’aurait pas grand intérêt, ni de sens, car les transactions opérées sont très différentes selon les plateformes et ces dernières sont ellesmêmes des entités pouvant avoir des natures juridiques diverses. Réviser les textes actuels, notamment européens, pour les adapter au métavers me paraît être une solution plus adaptée ». 

La principale difficulté posée par le métavers est que l’aspect universel de cette évolution technologique ne permettra pas de localiser les individus dans l’espace géographique terrestre. « En l’absence de frontières nationales dans le métavers, les conflits de loi et de compétence juridictionnelle risquent de se multiplier, souligne Cédric Dubucq. De nombreuses questions demeurent en suspens : Comment déterminer le droit applicable et la juridiction compétente concernant les conflits dans le métavers ? Verra-t-on émerger un tribunal arbitral ou une juridiction métaversique ? ». Des pistes de réflexions sont en train d’être discutées entre praticiens concernant la gouvernance des plateformes dans le métavers. La question de leur autogouvernance est notamment mise sur la table, cette dernière solution permettant à chacune d’instaurer son propre cadre juridique et donc de traiter directement des litiges et de sanctionner, voire d’exclure, les utilisateurs à sa convenance.

Certains praticiens proposeraient quant à eux l’application d’une compétence universelle dans le métavers, chaque tribunal étatique pouvant ainsi être compétent, ou encore la formation de collectifs qui se joindraient aux groupes industriels pour s’accorder sur des normes communes. « Il est très important que les actes commis dans le métavers puissent rester dans le giron des juridictions étatiques même s’il est évident que de nouveaux critères de compétence et de rattachement devront être déterminés », estime pour sa part Sandra Strittmatter. Aujourd’hui l’un des problèmes les plus récurrents rencontrés par les clients est celui de la distorsion, ou du manque de clarté de l’information qui leur est donnée sur ce qu’il achète réellement dans le métavers. Dans bien des cas, les droits acquis sont inexistants ou limités. Se pose la question de la responsabilité des plateformes qui engendre de véritables sujets d’interprétation juridique. « Il est important de mettre en place un système de responsabilité des plateformes opérant dans le métavers, indique Sandra Strittmatter. Aujourd’hui, conformément à la jurisprudence et aux textes qui prévoient que les hébergeurs ne sont pas soumis à une obligation générale de surveillance, ces plateformes bénéficieraient du régime de responsabilité atténuée applicable aux hébergeurs pour les agissements commis par leurs utilisateurs. Il sera intéressant de voir comment le Digital Services Act (DSA), qui doit être adopté prochainement au niveau de l’Union européenne et qui vise à réguler les obligations des services numériques en ligne – notamment en mettant en place des obligations supplémentaires d’information et de traitement de plaintes en interne –, pourra s’adapter aux enjeux du métavers ».

LE CABINET D’AVOCATS DU FUTUR

Demain, des boutiques dédieront peut-être quasi-exclusivement leur travail aux problèmes juridiques nés dans le métavers, voire exerceront leur activité par ce biais. Spécialisé en droit de la famille et en droit fiscal, Pacis Lexis Family Law est le premier cabinet d’avocats français à avoir fait son entrée dans le métavers, en février, en choisissant la plateforme Lemverse. Le client disposant de l’accès au cabinet virtuel peut, en un clic, se rendre à l’accueil, pour prendre rendez-vous, afin de s’entretenir directement et confidentiellement avec son avocat dans le bureau de ce dernier ou une salle de réunion dédiée, au moyen d’une visioconférence, rien qu’en s’approchant de son avatar.

Il peut ensuite se diriger une nouvelle fois vers l’accueil pour régler les formalités administratives avec le secrétariat et récupérer les documents nécessaires. « Reproduction d’un monde ouvert, les plateformes en vogue actuellement, telles que Sandbox et Decentraland, sont inadaptées aux besoins des cabinets d’avocats, car elles permettent seulement aux clients de chatter avec leur avocat, déclare Antoine Bert, directeur stratégique du cabinet. Une plateforme semi-ouverte telle que Lemverse va beaucoup plus loin, car elle rend l’avocat plus accessible aux yeux de ses clients en offrant la possibilité d’organiser des visioconférences lorsque ceux-ci s’approchent de son avatar, d’effectuer des partages d’écran et de réaliser des sondages, tout en garantissant la confidentialité des échanges et la protection des données entre eux ». L’entrée dans le métavers de Pacis Lexis Family Law – qui rejoint les cabinets américains Falcon Rappaport & Berkman et Grungo Colarulo, ayant récemment ouvert leur structure sur Decentraland, et le canadien Renno & Co, venant lui aussi d’acheter des locaux à New York dans le métavers Upland – a non seulement vocation à rendre l’avocat plus accessible aux yeux de ses clients, mais aussi fédérer en interne.

Tous les membres du cabinet se connectent le matin sur le métavers et peuvent s’isoler, en se mettant en mode « ne pas déranger », lorsqu’ils veulent être au calme pour travailler, ou bien retrouver leurs confrères pour discuter d’un dossier, déjeuner, profiter des afterworks au sein du métavers. Salles de conférence, de musique, espaces de coworking et de détente virtuelle… Tout a été minutieusement pensé. « La pandémie nous a appris qu’il fallait réinventer notre manière de travailler. Le télétravail doit désormais pouvoir s’accomplir sans poser de problèmes de gestion et de communication au sein du cabinet, mais aussi permettre que le salarié ne se sente pas isolé. Le cabinet présent dans le métavers répond en tout point à ces exigences, car il renforce les liens entre les collaborateurs et anime la vie de la structure », poursuit Antoine Bert.

Demain, les études notariales et cabinets d’avocats seront-ils tous présents dans le métavers ? « Si les univers marchands dans le métavers continuent à se développer de manière exponentielle, comme c’est le cas depuis quelques mois, et que cette technologie remplace une grosse partie de l’économie d’Internet, peutêtre qu’il y aura du sens, à terme, à ce que certaines professions réglementées y soient représentées pour organiser un peu plus les marchés et rassurer certains acheteurs, estime Franck Guiader. Mais la réglementation va évoluer et ces environnements seront de plus en plus sécurisés au fil du temps ». Et le directeur de Gide 255 de conclure : « Tant que les volumes restent petits par rapport à l’économie d’Internet, je ne suis pas certain de l’urgence pour toutes les professions de s’implanter dans le métavers, notamment compte tenu des niveaux de maturités de ces environnements technologiques au tout début de leur phase de développement. Mais le métavers est très certainement un sujet qui fera bouger les lignes sur bien des plans ». Si c’est le cas, les différents ordres professionnels auront du pain sur la planche…

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