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Mercato des avocats : les grandes manœuvres se préparent

Par Ondine Delaunay

Les conséquences de la crise sanitaire sont loin d’être terminées pour les cabinets d’avocats d’affaires. Nombre de divergences stratégiques sont apparues entre les associés sur le management, la gestion de la reprise, des équipes, etc. La plupart des structures internationales sont financièrement impactées. Il n’en fallait pas moins pour réveiller le mercato. Analyse du marché par les recruteurs.

De manière globale, durant le confinement, le marché du recrutement des avocats a subi un coup d’arrêt. Les cabinets avaient autre chose à penser : chômage partiel des équipes de salariés, mise en place du télétravail, gestion de la trésorerie… Les quelques mouvements qui ont eu lieu étaient déjà prévus et négociés depuis plusieurs mois, comme celui de l’équipe sociale de Nicolas Mancret chez Jeantet ou encore celui de Guilhem Bremond chez Paul Hastings. Il se murmure tout de même qu’Alexandra Bigot, qui a rejoint Latham & Watkins au début du mois de juin, juste à la fin du confinement, a eu plusieurs réunions de négociations et de présentation aux associés américains par visioconférence. « C’est un peu l’exception qui confirme la règle », note Emeric Lepoutre, du cabinet de conseil Emeric Lepoutre & Partners, qui assure que le mouvement avait véritablement été lancé avant l’arrivée officielle du Covid en Europe.

Les structures françaises à l’affût

Les grandes manœuvres ont repris dès le début du mois de septembre. Yves Boissonnat, du cabinet de conseil Boissonnat Partners, explique « Les cabinets appellent depuis quelques semaines pour sonder le marché. En particulier les structures françaises qui sont à l’écoute d’opportunités ». Car comme après la chute de Lehman Brothers et la crise économique et financière qui s’en sont suivies, les cabinets hexagonaux redeviennent attractifs. En moyenne, les équipes françaises ont en effet une gestion saine de leurs finances, avec des réserves pour affronter les périodes de disette. Elles sortent relativement moins affaiblies de la crise. À l’opposé, la majorité des firmes anglosaxonnes distribuent massivement leurs profits aux associés qui se retrouvent contraints, quand la bise est venue, de remettre au pot. Selon les analystes, le marché londonien serait particulièrement critique à cause d’une activité minimale Outre-Manche. Les collaborateurs seraient mis à la porte par dizaines à Londres, tandis que les associés de certaines structures auraient été appelés à réinvestir. Quant aux firmes américaines, on sait déjà que quelques grandes stars ont accepté de baisser leur rétrocession annuelle. Et quelques licenciements ont été engagés auprès des salariés. « Pour le moment, les anglais et les américains font le dos rond », assure Yves Boissonnat. Emeric Lepoutre est d’accord : « Les cabinets anglais, doublement affectés par le Covid/Brexit, ne sont pas dans une situation qui leur permet d’investir dans des recrutements. Et les cabinets américains ont encore été tellement frappés par le Covid durant l’été qu’ils ne vont pas penser tout de suite à recruter en Europe, sauf opportunité exceptionnelle. Ils s’évertuent avant tout à ne pas diluer leurs profits per partner ». La presse américaine a néanmoins révélé que le cabinet Addleshaws a demandé une licence d’exercice en France et aurait emménagé dans un bureau Regus du douzième arrondissement de la capitale. L’installation est pour le moment présentée comme une « mesure de protection » en cas de hard Brexit. Mais Mélanie Tremblay, managing director du cabinet SSQ, d’assurer que « les projets d’implantation des firmes américaines en Europe sont toujours d’actualité ». Ces tensions financières chez les internationaux commencent à réveiller le mercato. Un recruteur évoque par exemple le cas d’un associé dans un cabinet américain qui s’est vu couper une partie de sa rémunération annuelle pour finalement s’apercevoir qu’il ne serait payé que 27 % de ce qu’il avait rapporté à la firme durant les douze derniers mois. « Il n’avait créé aucune synergie avec les équipes des autres bureaux, il vient donc de décider de rejoindre un cabinet français », raconte un chasseur de têtes. Ian De Bondt, directeur associé chez Fed Légal confirme cette tendance : « Certaines marques hexagonales sont à l’affût et souhaitent profiter des opportunités qu’offre le marché actuel pour se renforcer, voire pour déployer de nouvelles offres ». Bien sûr, tous les cabinets ne sont pas en mesure de s’aligner financièrement avec des Sullivan & Cromwell ou des Davis Polk. Mais des noms comme Darrois Villey, Bredin Prat, De Pardieu Brocas ou encore AyacheSalama savent être financièrement attractifs pour attirer les très beaux profils.

Des mouvements d’équipes entières

Au-delà des différends financiers, la crise sanitaire a également réveillé des tensions entre les associés sur des questions de gouvernance. Mélanie Tremblay explique : « Les travers de la gestion de la crise sanitaire et les frustrations créées face à d’importantes décisions de management ont incité certaines équipes à préparer leurs valises ». Manque de vision commune sur les objectifs, sur le sens du travail, sur la gestion des collaborateurs… La crise ayant exacerbé les peurs, les colères ont vite démarré. Beaucoup d’associés se sont dit des choses définitives. Ian De Bondt l’annonce : « Les divergences de gouvernance ont émergé durant ce premier semestre et un grand nombre de départs d’associés qui ont eu lieu, et qui auront lieu dans les prochains mois, seront le fait de ces désaccords ». Il se profilerait d’ailleurs plusieurs mouvements d’équipes, notamment en corporate M&A, qui sous-entendraient des changements de noms pour le cabinet amputé. « Ce sont clairement les équipes qui surperforment qui engagent aujourd’hui leur mouvement sur le marché parisien », assure Mélanie Tremblay. Souvenons-nous, en 2008-2009, de la vague de création de boutiques destinées à faire concurrence aux tarifs parfois déraisonnables des grandes structures, et permettant aux associés d’échapper à des conflits d’intérêts trop pesants. Les matières comme le contentieux, l’arbitrage ou encore le fiscal étaient en première ligne. Sans oublier bien sûr le restructuring. Cette fois-ci, la tendance semble reprendre, particulièrement pour les spécialistes du droit du travail. Yves Boissonnat l’explique : « Les spin off en social s’expliquent par une démarche entrepreneuriale stratégique. Les associés exerçant en droit du travail dans un cabinet full services se sentent, dans certains cas, bloqués dans leur développement car ils sont support du corporate alors que ce qu’ils aiment avant tout c’est traiter les dossiers de plans sociaux et les contentieux lourds afférents. Ils cherchent désormais une liberté d’action et prennent donc leur indépendance ». Ces mouvements témoignent d’une confiance dans l’avenir pour la matière. Emeric Lepoutre tempère pourtant l’engouement général pour ces créations de boutique, qui n’est pas une conséquence du Covid mais dont la tendance a manifestement été accélérée par la crise. « Je crois qu’il y a trop d’acteurs pour le marché français qui est de petite taille. Il n’y a pas suffisamment de dossiers pour que toutes ces – courageuses – boutiques survivent sur le long terme ».

Les collaborateurs prêts à aller chez le voisin

D’autres surprises pourraient venir des équipes de collaborateurs. Car il suffit de se connecter quelques minutes sur les réseaux sociaux pour constater leur exaspération – et le mot est faible. Marc Muzard, director du cabinet SSQ, l’explique : « Le début de la crise a considérablement ralenti le marché du recrutement des collaborateurs, à quelques exceptions près. » Mais les tensions ont été exacerbées par les prises de position financière des firmes. Chez les américains dont les comptes fonctionnent de manière calendaire, les bonus et augmentations ont été réglés pré-Covid. Mais une baisse des rétrocessions annuelles des collaborateurs a souvent été annoncée. Elle est automatique aux États-Unis et s’élève à environ 20 % du montant annuel. En Europe, c’est du cas par cas et elle représente entre 10 et 20 % de la rétro de l’année. Au sein des firmes anglaises, les bonus ne sont officiellement pas annulés, mais souvent suspendus en attente des résultats globaux. À côté, les cabinets français ont, globalement, agi différemment. Après un premier semestre très proche des budgets prévus, ils ont fait des efforts pour soutenir leurs collaborateurs et les associés dont le business était directement impacté par la crise. Certains gardant en souvenir les difficultés qu’ils avaient rencontrées en 2010, pour se re-staffer après avoir sacrifié leurs équipes sur l’autel de leurs profits personnels. « L’exaspération des collaborateurs est importante, notamment dans les firmes anglo-saxonnes, reconnaît Ian De Bondt. Ils ont l’impression d’avoir subi des décisions déconnectées de leur taux d’activité ». Mais le recruteur de pointer l’incohérence des collaborateurs : « Quand on choisit d’évoluer dans une « big firm », on en accepte les règles et on se doit d’en anticiper la logique. La cage dorée a un prix. Et les règles d’une structure internationale, disposant de plusieurs dizaines de bureaux dans le monde, ne peuvent pas s’individualiser de la même manière que celles d’un cabinet français de 50 avocats. L’herbe n’est pas plus verte chez le voisin, elle est juste d’un vert différent. Je crois qu’il est important d’être cohérent dans ses choix et d’en accepter les conséquences ». Dans tous les cas, comme le rappelle Marc Muzard : « Les candidats vont devoir faire preuve d’un peu de patience. Les belles opportunités pour les collaborateurs ne sont pas encore annoncées mais elles ne devraient pas tarder ». Et de l’avis général des recruteurs, les niveaux des propositions financières ne devraient pas baisser. De quoi offrir de belles perspectives pour les collaborateurs les plus méritants, qui sauront saisir les opportunités qui se présenteront. 

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