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Les juristes sont-ils un atout pour la justice consulaire ?

Par Anne Portmann
Paru dans La Lettre des Juristes d'Affaires n°54 - mai 2018

Juridiction des affaires économiques par excellence, le tribunal de commerce est composé de personnes issues de l’entreprise, de diverses provenances. Quelle place pour les juristes d’entreprise au sein de la juridiction consulaire ? Qu’apportent ces fonctions à la pratique quotidienne du directeur juridique ? Tour d’horizon.

La juridiction consulaire est un ensemble de talents et il faut des personnes de tous horizons pour réussir l’alchimie : polytechniciens, ingénieurs…mais  aussi des juristes. Pour Jean Messinesi, président du tribunal de commerce de Paris : « les juristes d’entreprise ont l’avantage d’avoir été intimement mêlés à la vie des affaires. Ils ont une grand compréhension de la volonté des parties lorsqu’elles ont contracté et des difficultés qui ont pu surgir lors de l’exécution du contrat. Cette double expérience, du droit et de l’activité des entreprises, leur donne une place souvent particulière au sein des chambres de contentieux du tribunal ». Il n’existe aucune statistique sur les fonctions professionnelles exercées par les personnes qui accèdent aux fonctions de juge consulaire, aussi impossible d’en connaître le nombre exact. Georges Richelme, ancien directeur juridique d’Eurocopter, qui a été à la tête du tribunal de commerce de Marseille, est président de la Conférence générale des juges consulaires de France (CGJCF). Il révèle que lorsqu’il était à Marseille, il avait, parmi ses collègues, au moins deux ou trois directeurs juridiques. « Il y a des juges consulaires juristes d’entreprise dans beaucoup de tribunaux » souligne-t-il. Il note cependant que pour qu’une personne à la tête d’un service juridique puisse exercer ces fonctions, il faut d’abord qu’elle soit issue d’une entreprise de taille importante et structurée. « Les conditions d’inscription sur les listes électorales des juges consulaires exigent que les candidats soient issus d’une entreprise assez importante ou qu’ils aient un poste à responsabilité puisqu’ils doivent être dirigeants d’entreprise, ou cadres dirigeants ». Nathalie Bourseau, directrice juridique de BP France, a entamé son second mandat de juge consulaire au tribunal de commerce de Pontoise. « Nous sommes une minorité de juristes sur une quarantaine de juges consulaires », indique-t-elle. Et de poursuivre : « l’essentiel, c’est la motivation », car il faut de l’organisation et une grande implication. « Il ne faut pas s’engager à la légère ». Motivée par l’un de ses dirigeants, qui a été magistrat et lui a fait part de son expérience, Nathalie Bourseau a voulu « participer au bien commun et donner quelque chose à la collectivité des entreprises ». L’expérience, qui permet le partage de l’expérience professionnelle, est très valorisante, selon elle. « C’était une période extraordinaire. On apporte beaucoup et on reçoit aussi beaucoup », ajoute Laure Lavorel,  directrice juridique de CA Technologies, qui a été juge consulaire à Paris pendant 4 ans et demi

De l’avantage d’être juriste pour devenir juge consulaire

« La formation juridique approfondie du directeur juridique l’aide pour identifier rapidement le point de droit en cause dans les affaires dont il est saisi en tant que juge et lui permet d’aller à l’essentiel sans se laisser égarer dans les chemins de traverse », note Antoine Burin des Roziers, président de chambre honoraire au tribunal de commerce de Paris. L’expérience du juriste lui permet d’évaluer avec une suffisante précision les préjudices de toutes natures dont se plaint la victime d’une faute contractuelle, indépendamment du recours à l’expertise. « Ils font des juges de grande qualité », reconnaît Georges Richelme.  Il souligne aussi que les directeurs juridiques sont en général des personnalités « assez fortes », car la fonction juridique, au sein de l’entreprise n’est « pas facile ». Ils savent s’affirmer, s’imposer, ce qui leur confère un atout certain au sein d’un tribunal. « Il faut cependant rester humble, ce n’est pas parce que l’on est juriste que l’on sait tout et que l’on connaît tout mieux que les autres. Être aux côtés d’autres personnes issues de l’entreprise apprend l’humilité et on se rend compte qu’ils ont de très bons réflexes dans leurs raisonnements », tempère Nathalie Bourseau. Lors de la formation dispensée par l’École nationale de la magistrature (ENM) au moment de la prise de fonctions, être juriste permet d’aller plus vite, dans certains domaines tels que la recherche des arrêts de la cour, ou sur des questions telles que la rupture des relations commerciales. Mais sur d’autres points techniques, notamment l’aspect procédural, tous les juges consulaires sont égaux.

Un atout pour l’entreprise

« La fonction de juge consulaire nous incite à prendre du recul et de la hauteur par rapport à notre pratique quotidienne » estime Nathalie Bourseau. Le juriste, est ainsi conduit à examiner les dossiers litigieux avec un point de vue plus distancié. « Le fait d’être magistrat consulaire donne de nouveaux outils pour l’exercice de sa profession. C’est bénéfique pour la fonction d’évaluateur du risque, appuie le président de la CGJCF, parce que dans l’entreprise, l’opérationnel qui apporte le dossier au juriste est un acteur du différend. Il essaye d’influencer le juriste et de le pousser à adopter son point de vue. Le directeur juridique qui est aussi juge consulaire, de par ses fonctions, va être amené à regarder aussi les arguments de l’autre partie. Cela renforce et bonifie son rôle de conseil en risque de l’entreprise. Par ailleurs, la mission du juge étant aussi de concilier les parties, dans ses fonctions de juriste, il va également s’attacher à rechercher des solutions amiables. ». Cette prise en compte du contradictoire permet également d’affiner la stratégie judiciaire de l’entreprise. Et se replonger dans le droit processuel est aussi un atout. « Devenir juge consulaire a été, en ce qui me concerne, une façon de renouer avec le contentieux avec bonheur », explique Laure Lavorel, autrefois avocate, qui a exercé les fonctions de juge consulaire alors qu’elle était directrice juridique au sein de CA Technologies à Paris. « Dans ma pratique quotidienne, mon activité principale était la négociation des contrats, et avoir une connaissance du contentieux en tant que juge consulaire permet d’envisager leur rédaction et de faire de la bonne médecine préventive ». Elle révèle d’ailleurs que l’exercice de la fonction judiciaire a été très apprécié au sein de son entreprise américaine.

Un bénéfice pour le tribunal

La candidature des juristes aux fonctions de juges consulaires est encouragée. C’est « un souhait chaleureux », pour Georges Richelme. Antoine Burin des Roziers souligne la nécessité pour la juridiction consulaire de compter dans ses rangs des directeurs juridiques « La complémentarité des formations et expériences (commerciale, industrielle, comptable, juridique) est nécessaire dans les formations de jugement pour favoriser une justice rendue selon la règle de droit et prenant en compte l’équité ». Il pointe également l’importance cruciale des juristes au sein des formations chargées des procédures collectives. « Dans la prévention et le traitement des difficultés des entreprises comme dans le contentieux, l’apport du directeur juridique est significatif qu’il s’agisse du traitement des affaires (inflexion de la jurisprudence) ou du lobbying exercé auprès des pouvoirs publics pour adapter la législation en vigueur. Ainsi en matière de location financière où la prise en compte désormais de l’unité économique de l’opération, malgré l’indépendance des contrats (de financement et de fourniture) revendiquée par le loueur, conduit à des jugements moins déséquilibrés au détriment du locataire du matériel et plus cohérents ».

Mais ce n’est pas seulement la diversité des parcours qui est un atout. Laure Lavorel, considère aussi que la profession de juriste présente davantage de diversité, notamment en ce qui concerne la présence des femmes. Elle salue le mouvement initié par l’ancien président du tribunal de commerce de Paris, Franck Gentin, qui a œuvré pour que plus de femmes soient dans les rangs des juges consulaires, et les efforts des tribunaux qui vont dans ce sens. « Malheureusement, constate-t-elle, il y a peu de candidates. Le problème est le même qu’en politique »

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