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Les entreprises parties civiles, une évolution stratégique ?

Les entreprises se constituent de plus en plus souvent parties civiles. Au-delà du droit commun qui leur permet d’assurer et d’assumer ce rôle, une approche plus stratégique de cette situation se dessine, notamment sous la pression des engagements sociaux et responsables.

7653 parties civiles sont constituées dans le dossier du Mediator qui s’est ouvert le 9 janvier dernier pour six mois, devant la cour d’appel de Paris. Parmi elles, différentes caisses de Sécurité Sociale et des mutuelles. Les enjeux financiers du dossier sont importants : la CNAM avait réclamé 531 M€ en première instance. Ce dossier est en outre le reflet d’une tendance relativement récente selon laquelle les personnes morales, y compris les entreprises, se constituent de plus en plus parties civiles.

DE PLUS EN PLUS DE CONSTITUTIONS

En 2019, 15 % des plaintes déposées auprès de la police et de la gendarmerie étaient le fait de personnes morales (publiques et privées)(1). Un taux qui s’est accru de 5 % entre 2016 et 2019. Les personnes morales ne dénoncent pas les mêmes préjudices que les personnes physiques, mais tous les secteurs économiques et sociaux sont touchés. En 2019, elles ont déposé plainte majoritairement pour vol sans violence (60 % des plaintes), puis pour destructions et dégradations (20 %), puis escroquerie (14 %). En tout, ce sont 70 746 plaintes qui ont été déposées pour des escroqueries, des atteintes économiques et financières et des infractions en lien avec des moyens de paiement. Derrière ces chiffres, l’évolution actuelle des demandes sociales vers la santé – Médiator, Depakine, PIP…-, l’environnement, la corruption ou les ressources humaines laissent à penser que la tendance ne va pas s’arrêter. Les affaires changent, mais c’est surtout leur place et leur gestion dans la stratégie des entreprises qui évoluent. Accompagnant les évolutions sociales, un long travail législatif et jurisprudentiel s’est construit pour désigner de plus en plus de personnes morales comme parties civiles. Ceci s’est cristallisé au fur et à mesure de grands dossiers où nombre d’avocats - Jean Veil, Marie Burguburu, Éric Morain, Astrid Mignon Colombet, François Esclatine, Géraldine Brasier Porterie, Aloïs Blin, Capucine Lanta de Bérard, Didier Seban - se sont distingués spécifiquement sur cette question du rôle de la partie civile. Car au-delà du nombre, le but de l’action a changé.

UN PRÉJUDICE À DÉMONTRER

Qu’une personne morale puisse devenir partie civile n’est pas nouveau. D’ailleurs, la plupart des acteurs interrogés dans le cadre cet article réagissent : « Ce n’est pas un sujet, c’est courant ». Le droit commun s’applique bien sûr aux entreprises. En droit pénal des affaires, la société est souvent la première, voire la victime exclusive d’une infraction. Certains cas sont contraints : l’entreprise ne se pose pas la question d’agir si elle est victime directe d’un vol de matériel, ou de données, ou d’une cyber attaque. Elle dépose plainte. Mais quand le sujet est à très fort impact réputationnel, financier, portant sur les valeurs et/ou la stratégie du groupe, il peut être intéressant d’avoir une réflexion plus poussée de se constituer. Si l’envie est manifeste, reste tout de même à justifier d’un intérêt à agir. L’entreprise doit démontrer qu’elle a souffert d’un dommage du fait de l’infraction et que ce préjudice est actuel, personnel et direct. D’ailleurs, l’entreprise est plus concernée par la réparation du préjudice que par le niveau de sanctions qui préoccupe bien plus les personnes physiques victimes. L’enjeu du préjudice est donc primordial. Cette exigence reste un point incontournable, mais la jurisprudence est foisonnante, voire hétéroclite. Ainsi, par exemple, la question de l’opportunité de l’action en réparation du préjudice subi par l’employeur d’un salarié condamné pour harcèlement sexuel reste entière. L’action civile engagée par les personnes morales de droit public en réparation de leur préjudice matériel est, en général, accueillie par les juridictions répressives. Mais récemment, ce préjudice direct non démontré a permis aux juges de les écarter. Dans l’arrêt sur intérêts civils du 25 octobre 2022 de la cour d’assises de Paris, à propos des procès des attentats de 2015, les juges reçoivent les constitutions de parties civiles des personnes morales de droit privé comme celle du Bataclan et des restaurants dont les terrasses ont été théâtres d’opérations. Ils ont admis que « les préjudices invoqués par les personnes morales de droit privé trouvent leur origine dans les actes préparatoires qui ont permis la réalisation de l’infraction ». Mais ils ont rejeté les constitutions de parties civiles de la Ville de Paris et du département de la Seine-Saint- Denis au motif que seul l’État est le garant des intérêts supérieurs de la Nation, et non pas les collectivités.

DES EXTENSIONS DU DOMAINE

À côté du droit commun, certaines personnes morales ont été autorisées par la loi à exercer les droits reconnus à la partie civile sans pour autant justifier d’un préjudice direct et personnel. D’abord les syndicats et groupements professionnels, les ordres, les personnes morales de droit public et les associations ayant un objet social déterminé qui disposent d’habilitations expresses que le législateur n’a cessé de multiplier. C’est aujourd’hui un grand classique de voir Enfance et Partage dans les dossiers d’atteintes aux mineurs. Depuis 1999, l’association s’est constituée dans plus de 850 procédures. La Fenvac est également systématiquement, dans les accidents, aux côtés des victimes physiques. L’entreprise bénéficie de toutes ces évolutions. Elle est « partie prenante » dans la plupart des sujets sociétaux, son intérêt à agir direct se diversifie, elle est de plus en plus légitime. Ces extensions législatives accompagnent deux tendances sociétales. Tout d’abord, le rôle de plus en plus important donné aux parties civiles dans le procès pénal. L’ouvrage Le temps des victimes, de Daniel Soulez Larivière et de Caroline Eliacheff (Albin Michel, 2007), décryptait déjà ce qui est devenu un fait de société. Ensuite, l’évolution des sujets que la société souhaite voir appréhendés par la justice et le droit. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, lors de son intervention au quatrième Grenelle du droit du 6 janvier dernier, a rappelé la place des défis sociétaux que doit prendre en compte le juge. Sabine Lochmann, ancienne directrice juridique et membre du collège de la HATVP, a dressé un constat similaire pour les entreprises qui peuvent s’inspirer de ces évolutions et se poser en parties prenantes des contentieux de façon plus automatique afin d’asseoir leurs valeurs et leur réputation au sein de la société.

RÉPARER ET GÉRER SON IMAGE

Une entreprise responsable, impliquée dans des sujets de RSE, soumise aux réglementations vigilance, ayant une raison d’être, se préoccupant de droits humains, voit ses possibilités d’intervention se démultiplier. Sans compter le contexte : les demandes sociétales d’éthique, d’exemplarité ou de quête de sens pèsent de plus en plus sur les décisions. Les sujets entrant dans son intérêt à agir s’étoffent ou se précisent. Se constituer partie civile confère de la crédibilité. Si la décision est parfois délicate, elle permet à l’entreprise de se dissocier du comportement en cause de la personne physique notamment lorsque les investigations judiciaires reprennent les enquêtes internes. L’accès au dossier que permet ce statut de partie civile prend une dimension plus stratégique encore pour l’entreprise. C’est le principal avantage de cet outil : le savoir et la connaissance utiles pour prendre des décisions. Ne serait-ce que pour évaluer son préjudice. C’est aussi de plus en plus cohérent avec la gestion interne du même dossier, quand les enquêtes judiciaires reprennent les enquêtes internes et les complètent/ corroborent/ contredisent avec leurs propres éléments. Autre exemple : les sujets de corruption, comme le dossier où la Fédération Française de Rugby (FFR) était partie civile quand le président, Bernard Laporte, et un autre dirigeant Serge Simon, étaient accusés de corruption et de trafic d’influence. La constitution de partie civile permet à la FFR, certes, de comprendre le dossier et se positionner, mais surtout de réaffirmer son indépendance vis-à-vis des dirigeants de l’instance. L’objectif est bien d’envoyer des messages, tant en interne qu’en externe, visant à démontrer que la personne morale ne cautionne pas un comportement de harcèlement, de sexisme ou corrupteur. Aux dires des professionnels, c’est particulièrement important lors des procédures liées aux lanceurs d’alerte. Si elle doit se dissocier de comportements condamnables, l’entreprise doit également signifier qu’elle vient en soutien de la victime d’infraction et l’accompagne. Ces dimensions nouvelles d’éthique et d’entreprise responsable sont mises en avant par les praticiens – avocats et juristes- de la jeune génération. Le contexte social pousse à une évolution des pratiques et de la posture stratégique de l’entreprise dans les litiges. Être partie civile, c’est aussi se préserver pour l’avenir.