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L’environnement international, source d’inspiration de la CJIP

Par Ondine Delaunay

Le Parquet national financier (PNF) a publié, le 16 janvier dernier, de nouvelles lignes directrices sur la mise en oeuvre de la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). Dans le même temps, le DoJ a lui-aussi dévoilé des révisions de ses lignes directrices. Analyse et perspectives d’évolution du droit français, par Lucie Mongin- Archambeaud, associée en contentieux du cabinet Osborne Clarke, et Vincent Filhol1, ancien vice-procureur au PNF, actuellement chargé de mission au sein de la direction des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

Pourquoi était-il important pour le PNF de mettre à jour ses lignes directrices ?

LUCIE MONGIN-ARCHAMBEAUD : Les précédentes lignes directrices du PNF dataient du 26 juin 2019. Or la pratique a donné lieu à certaines critiques par rapport aux incertitudes subsistant dans cette voie alternative aux poursuites. Je pense notamment au manque de clarté sur le calcul de l’amende, à l’effet extinctif de la CJIP pour des faits de même nature qui donneraient lieu à des poursuites à l’étranger, à la confidentialité des négociations et, surtout, au sort des personnes physiques. J’estime que ces lignes directrices ont, en partie, rempli leur objectif d’apporter aux praticiens et aux entreprises plus de lisibilité, de prévisibilité et de transparence. Il est très utile d’avoir accès à une doctrine des autorités. L’Agence française anti-corruption (AFA) a d’ailleurs, dans la foulée, mis à jour son guide relatif aux enquêtes internes.

VINCENT FILHOL : L’AFA a en effet publié le 14 mars 2023 un guide pratique relatif aux enquêtes internes, en collaboration avec le PNF qui en est cosignataire. La volonté de transparence est comparable à celle des lignes directrices du PNF et l’on notera d’ailleurs que les deux documents sont imbriqués et que l’état d’esprit est commun. Le guide rappelle tout d’abord que la dénonciation rapide et de bonne foi par l’entreprise à l’autorité judiciaire de certains faits délictueux et la communication de l’enquête interne constituent des éléments minorants l’éventuelle amende résultant de la CJIP. Puis le guide détaille comment les entreprises doivent s’organiser pour réaliser leurs enquêtes internes.

Cette démarche du PNF ressemble à la pratique du DoJ américain qui met à jour, à échéances régulières, ses lignes directrices. Faut-il conclure à une américanisation des méthodes du PNF ?

LUCIE MONGIN-ARCHAMBEAUD : La CJIP est adaptée à notre procédure pénale spécifique. Elle s’inspire du modèle américain plutôt libéral, et du système britannique dans lequel l’intervention du magistrat est importante. J’estime que le modèle français demeure intermédiaire. Si la validation de la CJIP par le magistrat n’était pas très motivée dans les premières ordonnances de validation, je trouve que la tendance inverse s’amplifie avec le temps et les ordonnances sont de plus en plus détaillées.

VINCENT FILHOL : Je vous rejoins, ce n’est pas une américanisation des méthodes, même si de facto la philosophie est proche, avec une contractualisation inhérente à la CJIP. En effet, le PNF garde la maitrise de la poursuite pénale mais, en tant que potentiel « cocontractant », il affiche à l’avance (tout en se basant sur sa pratique déjà éprouvée) ses méthodes de travail dans un objectif de prévisibilité et de lisibilité. Il crée des processus là où la loi Sapin II est restée silencieuse, notamment sur cette phase de pré-négociation.

Le modèle britannique pourrait-il être une source d’inspiration pour faire évoluer cette CJIP française ?

VINCENT FILHOL : La loi de 2013 sur la criminalité et les tribunaux précise qu’un tribunal (Crown Court) doit être saisi d’un premier projet de deferred prosecution agreement (DPA) par le procureur, lorsque ce dernier a commencé des négociations avec une partie. Le tribunal doit alors vérifier que l’accord serait dans l’intérêt de la justice et que ses termes envisagés sont équitables, raisonnables et proportionnés, tout en motivant sa décision. L’audience est privée et les déclarations demeurent confidentielles. Il s’agit d’une audience préliminaire de pré-validation des termes de la négociation, quitte à ce que les parties les réajustent par la suite pour que l’accord final soit définitivement approuvé. Cette possibilité offerte par la loi britannique pourrait être une source d’inspiration intéressante pour le modèle français, notamment pour les CJIP. Elle pourrait ainsi sécuriser les dirigeants et les entreprises et également les encourager à entrer en négociation de CJIP. D’autres d’éléments peuvent être tirés du droit comparé pour améliorer la CJIP. Aux États-Unis par exemple, les juges peuvent approuver un DPA en modifiant légèrement l’une de ses modalités.

LUCIE MONGIN-ARCHAMBEAUD : Il me semble que le contrôle minutieux du juge en amont quant aux conditions d’ouverture du DPA au UK et à l’amende ne trouverait pas à s’appliquer dans le système français, dans la mesure où le procureur est seul maître de la décision de poursuivre et de recourir à des voies alternatives de poursuite.

Le DoJ a lui-aussi récemment dévoilé des révisions significatives de ses lignes directrices. Quelles sont les conséquences pour les groupes français ?

VINCENT FILHOL : Le 17 janvier dernier, le DoJ a présenté une modification de la Corporate enforcement policy (CEP), qui peut s’appliquer à des groupes français, et dans laquelle je vois beaucoup de points communs avec les lignes directrices du PNF. D’abord une incitation forte à la révélation spontanée de faits par l’entreprise, avec des critères d’appréciation quant à la célérité et à la mise en place d’un programme de conformité robuste, et la réticence affichée à de multiples DPA pour une même entreprise. Il s’agit également de détailler les conséquences concrètes de cette coopération, comme une réduction de l’amende encourue. En outre, il est clairement indiqué que l’enquête interne a pour objectif premier de mieux identifier les personnes physiques mises en cause, pour ensuite mieux les poursuivre. Le DoJ établit même comme critère d’évaluation, le fait que l’entreprise concernée ait eu recours à des mesures disciplinaires contre les salariés fautifs. Au mois de mars, le DoJ a également mis à jour son document intitulé Evaluation of Corporate compliance Programs (ECCP), qui insiste donc sur les programmes de conformité. De la même manière, des points communs avec la pratique française peuvent être observés, mais également des priorités différentes comme une conservation très large des données sur des matériels utilisés par les salariés, à des fins de recherche facilitée de la preuve.

LUCIE MONGIN-ARCHAMBEAUD : Dans cette nouvelle approche du DoJ, je note quelques points saillants. D’abord la simplicité et la célérité du contenu dans la révélation des faits. La dénonciation spontanée des faits doit intervenir même si l’entreprise n’a qu’une vision parcellaire de ceux-ci. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir mené préalablement une enquête interne approfondie et exhaustive. Les entreprises peuvent d’ailleurs s’en tenir aux personnes les plus sérieusement impliquées dans les faits litigieux. Il convient également de noter que, dans le système américain, l’entreprise doit divulguer tous les faits pertinents non couverts par le legal privilege. Or, perdure en France cette question de l’absence de reconnaissance de la confidentialité des avis et documents internes des juristes d’entreprise.

Faut-il, selon vous, étendre le champ d’application de la CJIP aux personnes physiques, comme tel est le cas aux États-Unis ?

LUCIE MONGIN-ARCHAMBEAUD : Le modèle français qui n’ouvre pas la CJIP aux personnes physiques, présente un inconvénient important, source d’insécurité et donc peu incitatif. Rappelons que le dossier Bolloré a marqué les esprits par le refus d’homologation de la CRPC concernant plusieurs cadres en parallèle de la CJIP discutée pour la personne morale. Il a également mis à jour l’impossibilité de recours contre la décision de refus d’homologation. Dans l’affaire UBS, il a été affirmé qu’en cas de refus par le juge d’homologuer une CRPC, le ministère public n’est plus autorisé à se présenter une deuxième fois, dans la même affaire, devant le juge homologateur en proposant une peine prenant en considération les motifs du refus d’homologation. J’ajoute que le Conseil constitutionnel a refusé que l’audience d’homologation soit tenue en chambre du Conseil. Donc les dirigeants prennent le risque d’aller en audience publique, pour éventuellement se voir refuser l’homologation de la CRPC dans laquelle ils ont reconnu les faits reprochés et leur imputabilité. Comment pourront-ils, par la suite, exercer leurs droits de la défense en audience pénale puisqu’ils se sont auto-incriminés au préalable ? C’est une atteinte évidente à leur droit à la défense.

VINCENT FILHOL : Le PNF encourage, dans ses lignes directrices, un règlement « conjoint et simultané » des situations des personnes physiques et morales. C’est d’ailleurs ce qu’il avait proposé dans le dossier Bolloré que vous évoquez, et l’OCDE dans son dernier rapport sur la France (décembre 2021) a également insisté sur l’importance d’une meilleure coordination dans les affaires de corruption internationale. Je doute néanmoins que le modèle français soit mûr pour une extension du champ d’application de la CJIP aux personnes physiques. Il me semble plus sage de travailler sur d’autres modalités. Le rapport d’évaluation de la loi Sapin II, rédigé par les députés Raphaël Gauvain et Olivier Marlaix, proposait ainsi des ajustements procéduraux de la CRPC.

Qu’en est-il d’une extension ratione materiae de la CJIP ?

LUCIE MONGIN-ARCHAMBEAUD : Si la CJIP ne doit pas devenir un mécanisme de droit commun de répression des infractions économiques et financières, elle pourrait néanmoins être élargie aux infractions au devoir de probité. Le délit de favoritisme ou la prise illégale d’intérêt seraient des infractions pour lesquelles une extension serait cohérente. VINCENT FILHOL : Je suis totalement d’accord avec vous. On pourrait même penser aux ententes illicites, récemment entrées dans le champ de compétence du PNF, ou le détournement de fonds publics européens. En effet, aujourd’hui, le procureur européen délégué en France ne peut pas conclure de CJIP pour tous les types de fraudes aux intérêts financiers de l’Union européenne.