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Le third party funding prend-il en France ?

Par Anne Portmann
Paru dans LJA MAG 52 - Janvier/Février 2018

Le third party funding (TPF) s’est développé dans les pays anglo-saxons, dans les années 1990. Il permettait aux plaideurs de faire appel à des fonds spéciaux, qui acceptaient de parier sur l’issue d’un litige. Débarqué en France au début des années 2010, où en est-il aujourd’hui ? État des lieux.

«Même s’il est vrai que les avocats en parlent depuis des années, il n’en reste pas moins que les entreprises sont encore assez peu familiarisées avec ce moyen d’externaliser le risque et de faire de la trésorerie », introduit Raphaël Kaminsky, associé du cabinet Teynier Pic.


Fin décembre 2017, le cabinet a organisé, en partenariat avec son correspondant à Londres et à New-York, Griffin Litigation, boutique d’arbitrage international, un petit-déjeuner afin de faire connaître le mécanisme du TPF à des directeurs juridiques de grandes entreprises françaises.


« Et il y a de la matière, estime-t-il. D’autres mécanismes existent pour faire financer un litige, comme des systèmes d’assurance, et il est même possible de panacher celui-ci avec un funder. Il existe aussi des intermédiaires (brokers) dont le métier est de trouver des TPF ».

Yasmin Mohammad, investment director pour le third party funder britannique Vannin Capital, explique pour sa part que ce sont souvent les conseils juridiques qui la contactent. « Les avocats parisiens qui pratiquent l’arbitrage connaissent bien le mécanisme du TPF ».

« Les funders sont des investisseurs. Ils prennent en charge les frais de procédure, les frais d’arbitrage et les frais d’expertise liés au litige, mais ils veulent un retour sur investissement de 3 à 4 fois ce qu’ils ont investi », relève Raphaël Kaminsky.

Yasmin Mohammad, confirme ces chiffres : « Pour que l’opération soit rentable, et pour s’assurer que le client pourra récupérer une large portion des dommages et intérêts, le ratio doit être au minimum de 1 à 10. Ainsi, pour que le fonds engage 1 million d’euros, il faudra, au minimum, que le montant des dommages et intérêts obtenus en principal soit de 10 millions. Cela protège le client d’une décision qui serait en deçà de ses attentes ».

Quelles procédures sont financées ? Quels frais ?

Céline Leroy est associée du cabinet Eight Advisory, et experte en évaluation des quantums de préjudice. Et selon elle, le TPF pourrait avoir un avenir en France. « Un contentieux coûte de l’argent et dans les secteurs où il y a vraiment une guerre économique, les sociétés doivent avoir les moyens de suivre des procédures qui durent des années ».

Mais son confrère Alexandre Rivière, directeur chez Eight Advisory et expert en arbitrage international, nuance : « Il peut être compliqué pour un investisseur d’intervenir sur une procédure judiciaire en France, compte tenu de la visibilité réduite sur le calendrier de ce type de procédure. Or, le facteur temps est une variable essentielle pour apprécier un retour sur investissement ». « Dans mon expérience, les financeurs interviennent généralement sur des procédures d’arbitrage, mais peuvent aussi intervenir sur du financement de procédures d’exécution, explique Raphaël Kaminsky.

Les grandes entreprises, de leur côté, estiment que le financement des honoraires d’avocat n’est pas nécessairement toujours un obstacle, elles aimeraient plutôt un accompagnement dans des dossiers difficiles et compliqués.

Les financeurs indiquent pour leur part que s’ils acceptent d’intervenir dans des dossiers à risque, ils doivent aussi investir dans des dossiers où l’aléa est moindre, pour pouvoir s’y retrouver financièrement ».

Yasmin Mohammad identifie quant à elle deux principaux obstacles au développement du TPF concernant les procédures judiciaires en France : « les juges français accordent rarement des dommages et intérêts correspondant au préjudice réel subi par les demandeurs et les frais de procédure, en France, restent limités, ce qui rend l’opération moins intéressante financièrement. Mais la donne changera peut-être avec la création de la juridiction commerciale internationale ». Et de constater que les clients demandent de plus en plus souvent au TPF d’aller au-delà de son rôle de financier et d’être un véritable gestionnaire du dossier. « Tous les fonds ne sont pas prêts à endosser ces fonctions », souligne-t-elle.

Sélection des dossiers par l’investisseur

« J’ai eu beaucoup de questions des directeurs juridiques des grandes entreprises sur le temps que prend la décision de financement. Il faut, en effet, généralement signer un accord de confidentialité préalable (NDA), puis un précontrat (term sheet) et réaliser un audit, interne et/ou externe, avant la signature du contrat de financement », dévoile Raphaël Kaminsky.

Chaque fonds a sa propre pratique, mais chez Vannin Capital, un processus en deux étapes a été mis en place. « D’abord nous identifions, en interne, les chances de succès du dossier et nous faisons une proposition commerciale à la société qui veut être financée, en fixant notamment quel pourcentage des dommages et intérêts obtenus nous reviendrait en cas de succès, détaille Yasmin Mohammad. Nous faisons ensuite procéder à un audit plus approfondi, souvent par un avocat spécialisé en arbitrage ou par un arbitre indépendant, choisi pour ne donner lieu à aucun conflit d’intérêts. C’est seulement ensuite que le contrat de financement est signé ».

Le fonds qu’elle représente accepterait de financer environ 5 % des dossiers pour lesquels il est sollicité. Les sommes réclamées au client à l’issue du litige sont d’environ 30 % du montant des dommages et intérêts en principal, explique-t-elle. « Et nous prenons en compte le fait qu’en matière d’arbitrage international, les demandeurs obtiennent environ 30 à 40 % des sommes demandées ».

Rapports entre les financiers et les avocats de l’entreprise

Aux termes d’un rapport du 21 février 2017 et d’une résolution adoptée le même jour, l’Ordre des avocats de Paris a établi que l’avocat de l’entreprise financée par un TPF était tenu au respect de ses obligations déontologiques envers son seul client, la partie financée. Il ne peut en aucun cas conseiller le funder, même sur l’insistance du client, et ne doit lui communiquer aucun élément du dossier qu’il traite.

Yasmin Mohammad attire cependant l’attention sur le fait que la sélection des dossiers, suivant leur stade d’avancement, ne peut se faire sans aucune communication au tiers investisseur. « Pour un dossier déjà bien avancé, nous demandons l’ensemble des éléments du dossier : les écritures, les pièces, les actes de procédure. Pour un dossier dans lequel la partie adverse n’a pas donné sa position, nous demandons au client de nous communiquer l’analyse faite par son avocat et nous prévoyons, dans le contrat de financement, d’être destinataires de l’ensemble des éléments qui surviennent pendant la vie du dossier. Notre droit d’information est total ».

À cet égard, la conception du secret professionnel à la française, issue du droit pénal, lui paraît « désuète et inadaptée à l’arbitrage international » et pourrait constituer un fravocaein à l’information du tiers financeur. « En arbitrage international, ce type de difficultés est tranché de manière très pragmatique par l’arbitre, par rapport à l’intérêt des parties et ce point ne pose pas de problème ». Elle alerte d’ailleurs sur la rétention d’informations données au funder et explique qu’une décision anglaise, rendue en novembre 2016 dans une affaire « Excalibur », a considéré qu’un tiers financeur qui n’est pas vigilant sur la procédure et se désintéresse de l’évolution du dossier qu’il finance représente un danger. « Dans cette affaire, le tiers financeur n’avait accompli aucune due diligence et ne s’était notamment pas assuré de l’impartialité des experts. Il a été condamné à payer les frais de procédure de la partie adverse ».

faut-il révéler l’existence d’un tiers financeur ?

Pour l’Ordre des avocats de Paris, l’avocat doit inciter son client à révéler l’existence du tiers financeur, afin d’éviter tout conflit d’intérêts. Les juridictions arbitrales de Hong-Kong et Singapour imposent d’ailleurs la divulgation du nom du funder aux parties. Toutefois, cette médaille a son revers. Une partie qui révèle qu’elle est financée peut se voir demander des garanties financières par son adversaire (security for costs). Cela peut alors augmenter le coût de l’arbitrage et diminuer d’autant le seuil de rentabilité de l’affaire pour le financeur et la partie financée. « Tous les acteurs du secteur s’accordent toutefois à dire qu’il vaut mieux révéler l’existence d’un financement, et ce dans le but de sécuriser la sentence arbitrale en évitant tout recours éventuel sur l’existence de liens entre l’un des arbitres et le financeur, par exemple », explique Raphaël Kaminsky.

Mais Yasmin Mohammad de tempérer : « En notre qualité de financeur, il est très confortable et même préférable pour nous que la partie financée divulgue notre existence. Mais il faut se demander si c’est vraiment dans son intérêt, car révéler l’existence d’un tiers financeur peut donner au marché l’impression que le demandeur est impécunieux ».

Attention aux dérives

Comme dans la plupart des systèmes importés des États- Unis, des dérives sont possibles. L’avocat franco-américain Daniel Schimmel, associé au sein du cabinet new-yorkais Foley Hoag, qui intervient souvent pour des États en arbitrage international, avertit en effet que « c’est un marché qui se développe et transforme le procès en centre de profit ».

Aux États-Unis, où les TPF sont également utilisés pour le contentieux judiciaire, ce financement peut être un moyen de faire pression sur les défendeurs (avec la menace supplémentaire de demander la désignation d’un jury populaire).

Un funder américain a annoncé récemment une levée de fonds à hauteur de 500 millions de dollars. « Les procès se transforment en produit financier », déplore-t-il. Il pointe également un autre effet pervers : « le financement du procès par les tiers tend à décourager la conclusion de transactions, car il faudra indemniser le funder. C’est paradoxal dans un contexte où les politiques publiques ont la volonté d’encourager la médiation et les modes alternatifs de règlement des litiges ».

Pour Yasmin Mohammad, cette critique n’est pas fondée. Elle rappelle qu’avant tout, les funders recherchent un retour sur investissement. « Comment penser qu’il serait plus favorable d’attendre pendant des années l’issue d’un litige ? D’ailleurs, nos contrats de financement proposent souvent des termes plus favorables aux clients lorsqu’une transaction est conclue avant l’audience », explique-t-elle. Elle signale qu’aux États-Unis, ce sont souvent les avocats qui endossent le rôle de financiers et avancent les frais de procédure. Les questions relatives aux conflits d’intérêts s’y posent donc de manière plus aiguë.

Daniel Schimmel considère par ailleurs que les dérives constatées sont également présentes en matière d’arbitrage, car la question des coûts se pose de la même manière. L’avocat s’inquiète aussi de cette « zone floue » à propos de l’absence de réglementation concernant la divulgation des informations du dossier par le funder.

Vers de nouveaux horizons en France ?

Eugénie Barry a créé, au mois de septembre dernier, la SAS DES Third party funding. Cette société propose aux entreprises de plus de 150 salariés de financer les procédures de contestation des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT/MP). « Nous intervenons dans des dossiers choisis, en chiffrant l’impact des sinistres sur les taux de cotisation des entreprises. Nous nous rémunérons sur le gain obtenu par l’entreprise si la contestation prospère ». Et c’est pour l’instant un quart des dossiers examinés que le micro-fonds accepte de financer.

« Le processus du TPF pourrait éventuellement s’appliquer en droit immobilier, ajoute-t-elle, notamment dans les contentieux de l’éviction et de l’expropriation, qui sont assez prévisibles ». Si cette société ne génère pour l’instant aucun chiffre d’affaires, sa fondatrice justifie : « Dans les contentieux AT/MP les délais sont assez longs et durent en moyenne trois ans ».

La société de gestion IVO Capital a également décidé de s’intéresser à ce marché, qui commence à frémir en France, dans le cadre de son activité non cotée. « Nous sommes spécialisés sur des tranches entre 2 et 3 millions de financement et contrairement aux fonds classiques, nous ne travaillons pas en equity pure. Nous travaillons avec une compagnie d’assurance américaine, ce qui limite le risque » explique Sidney Houry, associé d’IVO Capital. Il estime que si les avocats connaissent désormais bien le mécanisme, le fonds doit communiquer auprès des institutionnels.

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