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Le secret de l’avocat est-il soluble dans la confidentialité des avis juridiques de l’entreprise ?

Par Anne Portmann

La confidentialité des avis juridiques de l’entreprise, projet en gestation depuis plus de vingt ans, paraissait bien engagée avec la volonté affichée de la Chancellerie, en début d’année, d’introduire dans notre droit le statut d’avocat salarié en entreprise. L’ébauche a finalement fait long feu et ne figure pas dans l’avant-projet de loi sur la confiance en l’institution judiciaire. Il n’est toutefois pas exclu que la question de la confidentialité revienne à la faveur des discussions parlementaires. Pourquoi, en dépit de la nécessité qu’il y a à protéger nos entreprises, cette réforme n’aboutit pas ? Explications.

«Jusqu’à quand faudra-t-il attendre ? », s’interroge Denis Musson, ancien directeur juridique d’Imerys et ancien président du Cercle Montesquieu. Car la nécessité de protéger la confidentialité des informations juridiques dans l’entreprise se fait de plus en plus pressante au fil du temps, mondialisation oblige. Mais voilà, l’avant-projet de texte dévoilé par la Chancellerie sur l’avocat salarié en entreprise, aujourd’hui abandonné, prévoyait que dans ce nouveau mode d’exercice « les avis et analyses juridiques […] sont […] couverts par la confidentialité lorsqu’ils portent la mention « avis juridique confidentiel » ». Pourquoi, cette disposition qui paraît redondante au regard du régime de secret professionnel absolu dont bénéficie déjà l’avocat et qui exacerbe les oppositions ?

Pour le juriste américain Fred Einbider, ancien general counsel d’Alstom et aujourd’hui professeur de droit comparé à Paris XI, le projet de texte faisait la confusion entre secret professionnel et confidentialité, deux notions pourtant distinctes.

Limiter le secret pour garantir son respect à l’étranger

Les avocats ont exprimé leur opposition au projet en fustigeant notamment « un secret au rabais », dont aurait bénéficié l’avocat salarié en entreprise. Denis Musson reconnaît qu’en tout état de cause, le secret de l’avocat en entreprise devrait être adapté aux spécificités de sa pratique par rapport à celle de l’exercice libéral. Ces spécificités incluent, en particulier, l’absence de représentation devant les tribunaux et d’opposabilité de son secret à son employeur qui est son client interne. Il explique que le fait de circonscrire le champ du secret aux avis et analyses juridiques, incluant les échanges liés à la recherche de cet avis, et ceux relatifs à la préparation de la défense en cas d’éventuels contentieux et enquêtes, est inspiré de la pratique anglo-saxonne. Il s’agit notamment de veiller dans la pratique professionnelle en entreprise, à bien distinguer les activités à caractère juridique de celles administratives, managériales ou opérationnelles. « Il y a un équilibre à établir vis-à-vis des autorités d’enquête que tous les autres grands pays de droit ont su trouver », estime-t-il. La restriction du secret peut heurter certains avocats sur le plan de principes théoriques ; le juriste d’entreprise lui oppose le pragmatisme et l’urgence à mettre en place une solution efficiente pour protéger les entreprises françaises à l’étranger, la compétitivité de la France comme place de droit et l’intérêt collectif de son écosystème juridique et de ses jeunes professionnels. « Nous juristes, nous comprenons mal les débats qui, au nom de principes empreints d’un certain corporatisme, empêchent la mise en œuvre de solutions pragmatiques éprouvées dans beaucoup d’autres pays afin de protéger les entreprises et les avis juridiques internes », poursuit-il. Et de relever que si le champ du périmètre de la protection des avis des avocats d’entreprise peut faire l’objet de contestations dans le cadre d’enquêtes ou contentieux outre-Manche et outre-Atlantique, cela ne pose, au quotidien, aucun problème pratique et le juge est parfaitement rôdé pour trancher ces contestations. Il insiste sur l’efficacité vis-à-vis des systèmes étrangers, en particulier aux États-Unis, de la protection des entreprises assurée par la confidentialité de leurs avis juridiques internes car « cette protection s’inscrit dans le même cadre légal et la même tradition juridique que ceux des pays concernés, ce qui n’est pas le cas d’autres outils qu’ils considèrent « exotiques » comme les lois de blocage ». Pour lui, il est évident que les autorités publiques et judiciaires étrangères ont d’autant plus de mal à contester l’application d’une telle protection qu’elle peut avoir des répercussions sur l’administration de leur propre système juridique domestique et ses professionnels. Le député LREM, Raphaël Gauvain, qui préconisait cette solution dans son rapport sur la protection de la souveraineté des entreprises de juin 2019, rappelle en effet que la définition de la confidentialité rejoint ce qui existe dans les autres pays, qui ne connaissent pas de protection générale et absolue du secret en entreprise. Fred Einbinder estime lui aussi que du point de vue pratique, la confidentialité des avis juridiques est essentielle face aux Américains et aux Anglo-Saxons, qui ont un système similaire. Il se demande cependant s’il est vraiment nécessaire de l’encadrer formellement et d’ajouter à la confusion des deux notions.

Limiter le secret pour ne pas entraver les enquêtes

Et si cette restriction était commandée non pas par une nécessité de parallélisme des formes avec la confidentialité qui existe dans d’autre pays, mais plutôt par la volonté de ne pas heurter les autorités d’enquête internes ? On sait en effet que ces dernières, même si elles ne l’ont pas exprimé officiellement, redoutent que l’avocat en entreprise ne crée un véritable « coffre-fort », qui rendrait leurs investigations compliquées, voire impossibles. Un fin connaisseur de ces questions indique d’ailleurs que ce statut d’avocat en entreprise est « un choix qui n’est pas celui des magistrats ». Denis Musson ne comprend pas non plus l’opposition de certains magistrats et autorités d’enquête. « Dans les autres grands pays de droit où cette protection existe pour les juristes d’entreprise, les autorités ne considèrent pas que leurs pouvoirs, la rigueur et l’efficacité de leurs enquêtes et poursuites en soient diminués. ». Le député Raphaël Gauvain pense, quant à lui, que l’instauration d’un secret absolu en entreprise ne recevrait pas l’assentiment des autorités internes. Selon lui, il est indispensable de concevoir, pour l’entreprise, un secret particulier, rattaché à la consultation. « Un secret in rem, plutôt qu’in personam a semblé être une voie d’équilibre, notamment vis-à-vis des autorités d’enquête en France », dit-il. Nombreux sont ceux qui constatent que le caractère prétendument absolu du secret de l’avocat n’est même pas effectif dans le domaine de la défense où il est soumis à de nombreuses restrictions. Dès lors, il n’y aurait rien de choquant à le limiter en matière de conseil. Les institutions représentatives des avocats estiment au contraire qu’il ne faut pas accepter sa restriction en matière de conseil, sous prétexte de le voir réduit également en défense, jusqu’à ne plus couvrir que la stricte défense pénale.

Un enjeu de compétitivité

Pour la plupart des juristes, qui brandissent l’argument du pragmatisme, ces discussions autour de grands principes paraissent stériles et sans fin. Denis Musson note, et il s’en félicite, que c’est la première fois qu’un ministre de la Justice prenait l’initiative de proposer un tel projet, alors que les acteurs de la profession en discutent depuis plus de trente ans. Marc Mossé, le président de l’Association française des juristes d’entreprise estime également que tout cela n’aura pas été vain. « Le ministre de la Justice a permis, et il faut saluer sa démarche, que pour la première fois, les parties prenantes se réunissent ensemble à plusieurs reprises à la Chancellerie », se réjouit-il. Le député Raphaël Gauvain apprécie aussi que la Chancellerie se soit emparée du projet.

Pour Denis Musson, l’absence de confidentialité reconnue aux juristes internes pour leurs avis et échanges handicape également la contribution majeure apportée par les départements juridiques dans le développement et la gestion des programmes de conformité au sein de leurs entreprises. « Le débat sur la compétitivité du marché juridique français et de ses professionnels a du mal à émerger. Des considérations purement théoriques, des postures défensives d’intérêts du passé ou parfois corporatistes empêchent de rassembler et mobiliser l’ensemble des acteurs au service de cette compétitivité bénéfique pour tous », estime l’ancien président du Cercle Montesquieu. « Le secret des juristes internes mérite d’être protégé pour le bien du marché juridique en France, dans un contexte de concurrence internationale toujours plus grande entre les places de droit », pense-t-il. La place anglaise utiliserait d’ailleurs régulièrement l’argument de l’inexistence de protection de la confidentialité des juristes internes en France comme un argument marketing à son avantage, en soutenant que la France est le maillon faible de l’organisation des fonctions juridiques internes des groupes internationaux. « Toute la difficulté de la réforme est qu’elle est nécessaire, et qu’elle relève d’un problème de compétitivité et de souveraineté. Elle se heurte à un double corporatisme de la part d’une partie de la profession d’avocat qui n’a toujours pas digéré la réforme de 1991 et de la part des autorités d’enquête qui pensent que, comme l’avocat en garde à vue, l’avocat en entreprise va complexifier les enquêtes et que les perquisitions seront impossibles. La situation est alarmante dans un contexte de montée en puissance de la compliance. Les directeurs juridiques vont partir à l’étranger et, comme on a détruit les emplois industriels, cela risque de sinistrer les professions juridiques », alerte le député Raphaël Gauvain.

Résoudre l’équation

« La protection du secret de la défense doit sans aucun doute être renforcée, comme proposé dans l’actuel projet de loi » avance Denis Musson. Ce renforcement en matière pénale n’a apparemment pas suffi à rassurer les robes noires et apaiser les tensions sur la restriction théorique du secret en matière de conseil s’il venait à être partagé avec les juristes d’entreprise. Denis Musson a le sentiment que la grande diversité et disparité d’expériences et de pratiques au sein de la profession d’avocat, avec une large méconnaissance de l’entreprise et du travail de ses fonctions juridiques internes, complique le dialogue avec leurs institutions représentatives et les enferme dans certaines postures. Face à cette difficulté, « Il faudrait que la volonté gouvernementale ou politique reste ferme sur ses choix ». Il indique que, du côté des entreprises, on reste ouvert et flexible sur un grand nombre de sujets au premier rang duquel le titre ou non d’avocat, ainsi sans doute que sur les modalités de protection du secret ou de legal privilege pour autant que le périmètre de cette protection s’étende bien au domaine administratif et pénal. « Le rapport Gauvain a d’ailleurs démontré que le vrai sujet ce n’est pas le statut mais bien la souveraineté économique et la compétitivité des entreprises françaises », renchérit Marc Mossé. Denis Musson se désole qu’en France, on s’épuise sur ce sujet à combattre des émotions irrationnelles et qu’on ne puisse pas dépasser les postures pour trouver des solutions concrètes et adaptées à un problème dont tous les acteurs raisonnables reconnaissent l’existence. « Le système français et ses professionnels seraient-ils à ce point exceptionnels qu’aucune des solutions éprouvées à l’étranger ne puissent s’y adapter ? ». Ce syndrome du « village gaulois » risque de nuire à la protection et la promotion de notre place de droit, au détriment de tous ses acteurs économiques et futures générations de professionnels.

Fred Einbinder s’étonne aussi de voir les avocats français s’opposer de manière véhémente au projet, se coupant ainsi d’un marché prometteur. Mais il avance une solution. « En réalité, la confidentialité des avis va de soi, il n’était pas utile de mettre l’accent dessus en définissant le statut de l’avocat salarié en entreprise », estime le juriste américain, toujours étonné par le besoin des Français de légiférer. Il remarque que si en France, le secret est en théorie absolu, en pratique, rien n’est couvert. Et d’observer avec une pointe d’ironie : « Lorsqu’elles sont face au DoJ, les entreprises françaises ou européennes, en situation de survie, vont donner absolument tous les documents réclamés », remarquant que tel a été le cas dans les affaires Siemens et Airbus.

Pour Fred Einbider, la question de la distinction entre secret professionnel et legal privilege est finalement accessoire. « Ces deux notions sont différentes, mais elles sont, chacune, cohérentes avec leur système juridique. On peut garder la tradition française du secret absolu tout en reconnaissant que ce n’est pas compris ailleurs. Il y a un équilibre à trouver, il n’est pas nécessaire de tout marquer dans une loi », relève le juriste, qui observe que l’institution de la foi du Palais, non-écrite, mais respectée par la quasi-totalité des avocats et des magistrats, fonctionnait grâce à la confiance.

Pour l’heure, la Chancellerie semble avoir renoncé à légiférer sur le sujet et le statut de l’avocat salarié en entreprise a disparu de l’avant-projet de loi sur la confiance en l’institution judiciaire dans lequel il devait figurer. Les partisans de la protection du droit en entreprise pourraient cependant se remettre en selle et ne pas renoncer à cette question, et ce d’autant plus qu’au niveau européen, l’idée de protéger les données des entreprises contre les sanctions extraterritoriales semble faire son chemin dans le cadre du projet de Règlement sur la gouvernance européenne des données (Data Governance Act).

Denis Musson Imerys Cercle Montesquieu Alstom Raphaël Gauvain Marc Mossé Association française des juristes d’entreprise (AFJE) Rapport Gauvain