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Le regain de la foi du palais

Par Anne Portmann

À la faveur de l’essor de la justice négociée, l’ancien principe de la foi du palais, usage qui était non-écrit mais de mise dans le monde judiciaire au siècle dernier, semble remis au goût du jour. Preuve en est les lignes directrices du parquet national financier (PNF) en matière de convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), en date du mois de janvier dernier, qui la mentionnent expressément. Mais comment encadrer un principe aussi nébuleux ?

«Il est intéressant de constater que ce principe traditionnel, non écrit, qui ne figurait dans aucun texte, et que certains auraient pu croire désuet, fleurant bon le vieux palais, est repris à propos de l’outil très moderne qu’est la CJIP », estime l’avocat parisien Alexis Werl, associé au sein du cabinet Eversheds Sutherland, qui est intervenu dans plusieurs dossiers ayant donné lieu à des CJIP avec le PNF. La foi du palais, qui existe depuis qu’il y a des magistrats et des avocats, est une règle informelle qui était, du moins jusqu’ici, non écrite. « C’est une forme de courtoisie, de confiance, qui n’est pas réglementée, pas encadrée, pas sanctionnée », observe Jean-Pierre Mignard, fondateur du cabinet Lysias Partners. Mais les nouvelles lignes directrices du PNF, publiées le 16 janvier 2023, la visent directement, s’agissant des pourparlers informels qui peuvent aboutir à la conclusion d’une CJIP : « Aucun écrit préalable n’est nécessaire pour engager les discussions préalables permettant d’envisager la possibilité d’un recours à la CJIP, lesdits échanges étant couverts par la foi du palais ». Cette mention, qui vise notamment à encourager l’autodénonciation, est-elle pertinente ? La question de son efficience peut également être posée. « Lorsque l’on négocie une CJIP, il existe une sorte de ‘zone grise’ au cours de laquelle parquet et parties échangent des informations et des documents, sans avoir la certitude qu’un accord sera trouvé. Et si, une fois la CJIP conclue, on sait alors que les éléments échangés ne pourront pas être utilisés par le parquet, il était important de préciser ce qu’il advenait de ces documents si les négociations n’aboutissaient pas », observe Alexis Werl.

UN USAGE SÉCULAIRE, EN PERTE DE VITESSE

La foi du palais, cette sorte de « off de la basoche », s’applique entre gens de justice depuis toujours et dans toutes les matières, notamment au pénal. Selon Alexis Werl, l’usage qui est en fait entre avocats a trouvé une traduction normative dans le règlement intérieur de la profession d’avocat (RIN), avec les règles de la confidentialité entre confrères, qui font l’objet de sanctions disciplinaires. Mais entre magistrats et avocats, c’est beaucoup moins clair. « La foi du palais entre avocats et magistrats présente cette particularité de n’avoir aucune traduction normative. C’est un principe de confiance entre acteurs de justice qui n’est sanctionné que par la perte de confiance en la personne qui l’a violé », estime-t-il. Pour Jean-Pierre Mignard, cela tient aussi à une sorte d’estime réciproque entre les protagonistes. « Il y a quelque chose de subjectif dans la foi du palais », considère-t-il. Une tradition ancienne, entre gens de robe, qui permettait, dans notre pays de procédure écrite, de s’en exonérer et de s’autoriser un échange oral, confidentiel. « Une relation de courtoisie et de confiance », pense l’avocat. Avec l’amplification du service public de la justice, du nombre d’avocats, la nouvelle architecture des palais de justice, l’ab- Alexis Werl sence de lieux de rencontre entre avocats et magistrats – la buvette du palais de justice de Paris était, dit-on, un haut lieu d’échanges sous la foi du palais – ces relations se sont distendues. « Lorsque j’ai commencé ma carrière il y a 20 ans, dans la galerie de l’instruction, certains bureaux de juges d’instruction étaient ouverts aux avocats. Pas tous, mais certains. Et nous pouvions toquer à la porte et échanger avec le magistrat », se souvient Alexis Werl. D’aucuns citent même deux affaires emblématiques, qui auraient porté le coup de grâce à la foi du palais traditionnelle1 : d’une part, en marge de l’affaire Clearstream, les poursuites du Conseil supérieur de la magistrature à l’encontre du juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, lequel, sous le sceau de la foi du palais avait eu des échanges avec un ancien employé d’EADS. D’autre part, au cours du procès de Georges Tron, en 2017, Éric Dupond-Moretti, qui était alors l’avocat de l’accusé, révèle à l’audience que le président de la cour d’assises avait confié à l’ensemble des avocats, dans son bureau, qu’il aurait préféré qu’une femme préside. Et la perte de confiance consécutive à la violation de la foi du palais peut rejaillir sur l’ensemble du corps dont un membre a trahi. De fait, la conjonction de tous les éléments précités avait abouti, à la fin des années 2010, au relâchement de ce lien entre avocats et magistrats.

RETOUR DE FLAMME

Pour Alexis Werl, le regain de ce concept s’est fait en deux temps. Il retrace : « D’abord, les travaux du conseil consultatif conjoint de la déontologie magistrats/avocats qui a publié un rapport sur les usages et les bonnes pratiques en 2022 évoquant expressément la notion de foi du palais ». Puis, les lignes directrices du PNF sur les CJIP l’ont mentionnée, noir sur blanc. « Ce qui est intéressant, c’est que ce document émane de magistrats, et qui plus est, de parquetiers », note l’avocat. Il constate que s’agissant de justice négociée, la rencontre entre le magistrat et l’avocat est nécessaire et qu’il ne peut pas y avoir de négociations si le lien de confiance n’existe pas. « D’autant plus que dans le cadre de la négociation d’une CJIP, la défense n’est pas en position de force. La négociation est un peu inégale. Le parquet garde, tout au long des négociations, la possibilité de faire des actes d’enquête. Il a des pouvoirs que la partie d’en face n’a pas ». C’est d’autant plus délicat que ces mêmes lignes directrices accordent beaucoup d’importance à la révélation spontanée. En faisant appel à la notion de foi du palais, le parquet aura ainsi sans doute voulu donner des gages de sa loyauté dans ces négociations déséquilibrées. « Je trouve très juste la formule de Jean Danet, avocat honoraire et membre du Conseil supérieur de la magistrature, selon lequel la foi du palais, c’est l’idée qu’il existe un peu de jeu, un peu d’espace entre la stricte application de la règle de droit et l’oeuvre de justice qui suppose un peu d’humanité. C’est dans cette interstice que se loge la foi du palais » note Alexis Werl. Mais est-ce pour autant pertinent de vouloir circonscrire cette notion impalpable ? « Fonder tout un système sur la foi du palais, qui est une notion, certes indispensable, mais fragile, me paraît hasardeux, voire naïf », tempère Jean-Pierre Mignard. Selon lui, le système ne peut fonctionner que si la carrière des procureurs cesse de dépendre du ministère de la Justice.

« Ce principe de loyauté dans les négociations ne peut s’appliquer que si les parquets, qui sont des plus en plus souvent les interlocuteurs directs des avocats, sont détachés du pouvoir exécutif, ce qui n’est actuellement pas le cas. On devrait pouvoir s’adresser au procureur avec la même confiance que lorsqu’on s’adresse à un juge du siège », explique-t-il. Et ce d’autant plus que le juge d’instruction partage dorénavant son pouvoir avec celui croissant du parquet. Il ajoute que la foi du palais ne peut trouver une bonne application que si les interlocuteurs se connaissent bien. Impossible, selon lui, d’ériger la foi du palais en principe préalable présidant à une discussion. On observera en outre que les principes directeurs de la CJIP prévoient eux-mêmes une exception au fait que les échanges informels sont couverts par la foi du palais lorsqu’à titre connexe, le dossier inclut des « atteintes graves aux personnes », notion qui n’est pas définie. Comment savoir enfin si, en dehors du PNF, les autres parquets appliqueront ces lignes directrices ? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais encore faut-il que l’espace informel de négociation entre avocats et magistrats puisse exister. Si les robes noires qui ont l’habitude de négocier avec le PNF considèrent que la foi du palais existe bel et bien et se félicitent de leurs bonnes relations avec les magistrats, il n’en est pas de même partout. Un avocat, intervenu dans une CJIP environnementale, a indiqué à la rédaction avoir été surpris par l’absence, ou le peu de place, de ces échanges informels avec le parquet, duquel il a reçu une trame de convention à laquelle il lui était demandé d’adhérer ou non. Sans plus d’échanges, couverts, ou pas, par la foi du palais.